Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

6 |international MERCREDI 21 AOÛT 2019


0123


Jeffrey Epstein,


itinéraire d’un


prédateur sexuel


Plus de 2 000 pages de scellés rendues


publiques par la justice américaine


révèlent comment le millionnaire


avait mis en place un système


de rabattage d’adolescentes qui


tombaient sous son emprise


RÉCIT
new york ­ correspondant

C


ause, pendaison. Méthode, sui­
cide » : au bout d’une semaine,
la médecin en chef de la ville
de New York a rendu ses
conclusions, laconiques, après
l’autopsie de Jeffrey Epstein,
retrouvé pendu samedi 10 août avec ses
draps dans sa cellule de Manhattan. Las, il en
faudra plus pour convaincre les avocats du
millionnaire de 66 ans, accusé d’avoir
agressé sexuellement des dizaines d’adoles­
centes, et les complotistes de tout bord : les
gardiens de prison chargés d’effectuer des
rondes toutes les demi­heures ne l’ont pas
fait durant la nuit de son suicide et ont falsi­
fié leurs rapports ; l’os hyoïde d’Epstein, pro­
che de la pomme d’Adam, a été brisé, ce qui
survient en cas de pendaison mais aussi de
strangulation. Surtout, cette disparition
tombe à pic. Son procès, attendu en 2020,
menaçait d’éclabousser les célébrités de New
York et de la jet­set qu’il fréquentait.
Ses méfaits étaient pourtant en partie
connus : Jeffrey Epstein avait été condamné
à l’été 2008 en Floride à dix­huit mois de
prison pour sollicitation de prostitution
avec de jeunes mineures ; le tabloïd britan­
nique Daily Mail en avait fait un feuilleton
en 2011 à partir du témoignage d’une des
victimes, Virginia Roberts, épouse Giuffre.
Mais le 6 juillet, Epstein a été cueilli par le
FBI à New York alors qu’il débarquait de Pa­
ris, où il possède un appartement avenue
Foch, à bord de son jet privé, puis a été in­
culpé pour « trafic sexuel en bande organi­
sée de mineures », souvent vulnérables et
parfois âgées de 14 ans, entre 2002 et 2005.
Ce jour­là marque le début d’un immense
scandale d’envergure internationale.
Parce que deux ans après les révélations
sur le producteur de cinéma Harvey
Weinstein, prédateur d’actrices dont le pro­
cès s’ouvre en septembre à New York, les
Etats­Unis ne ferment plus les yeux. Parce
que, dans un pays plus divisé que jamais, on
est prêt à croire aux pires manipulations,
surtout lorsque deux présidents, Bill Clinton
et Donald Trump, ont fréquenté le coupable.
Et parce que l’affaire révèle les névroses amé­
ricaines, où l’argent, seul étalon du succès,
permet tout, y compris des violences sexuel­
les en tout genre la nuit, dans un pays qui se
proclame puritain le jour.
L’édifiante affaire Epstein mérite donc
d’être racontée, à partir des scellés levés dé­
but août par la justice américaine – soit
2 024 pages rendues publiques par la cour
d’appel de New York –, des récits des témoins
et de la presse américaine. En commençant
par le témoignage de Virginia Roberts.

Les violences sexuelles
sur mineures
Il est 17 heures en cet été 2000. Virginia
Roberts, embauchée pour l’été au golf de
Mar­a­Lago, le palace de Donald Trump en
Floride, se fait déposer par son père devant
une villa de Palm Beach. Un majordome
ouvre la porte et la conduit auprès de
Ghislaine Maxwell, 38 ans, qui l’a recrutée
pour effectuer un massage au maître des

lieux. Le père est vite congédié, et Virginia
Roberts, qui aura 17 ans le 9 août 2000, suit
Ghislaine Maxwell à l’étage : une immense
chambre, un bain de vapeur et une salle de
massage avec des murs en marbre.
Jeffrey Epstein, 47 ans, est là, allongé nu, sur
la table. Pour cette première séance,
Ghislaine Maxwell guide Virginia Roberts,
comme convenu. Les deux adultes l’interro­
gent sur son histoire, l’adolescente répond
naïvement : un passé dramatique – des
fugues à 11 ans, de la drogue, un enlèvement
par un pédophile, qui l’a remise à un second,
dont elle a été libérée par le FBI. « Coquine!
Cela tombe bien, j’adore les filles coquines »,
lance Epstein, qui soudain se retourne, en
érection. Virginia Roberts n’a pas le temps de
réagir que Ghislaine Maxwell l’a déshabillée.
Epstein commence à se masturber. Il lance :
« Comme elle est mignonne, elle a encore des
culottes de petite fille. » Ghislaine Maxwell lui
ordonne de faire une fellation à Epstein, puis
la projette sur la table où il la pénètre.
Après un bain de vapeur, Virginia Roberts
est raccompagnée par Ghislaine Maxwell,
qui la félicite sur son potentiel de masseuse
et lui demande de revenir le lendemain. Le
majordome glisse deux billets de 100 dollars
à l’adolescente qui rentre chez ses parents.
Au bout de quelques séances, Epstein lui
propose de devenir sa « masseuse attitrée »
et de quitter son emploi de Mar­a­Lago. Au
lieu de gagner 9 dollars de l’heure, elle
pourra gagner 200 dollars, plusieurs fois par
jour, Epstein disant avoir besoin de trois
orgasmes par jour.
Virginia Roberts informe sa mère de la pro­
position d’emploi qui lui est faite et celle­ci
tique : « Virginia, qu’est­ce qu’un vieux couple
veut d’une adolescente qui n’a pas de recom­
mandation ni de compétence en massages
thérapeutiques? » Virginia Roberts l’écrit,
elle se ment à elle­même pour se persuader
que c’est la chance de sa vie. Elle s’envole le
lendemain pour New York avec Epstein et
Maxwell dans son jet privé.
L’adolescente découvre médusée une im­
mense maison de sept étages et de
7 000 mètres carrés dans l’Upper East Side,
quartier cossu de Manhattan, aux abords
de Central Park. On lui attribue une cham­
bre royale, peinte en doré, avec un immense
lit et une couette en plume. Elle arpente
New York, s’achète des pizzas, qu’elle pré­
fère à la nourriture bio que lui inflige le cui­
sinier d’Epstein, et se voit assigner une
nouvelle mission. Elle pourrait se faire en­
core plus d’argent si elle usait de son
charme pour faire venir de très jeunes filles,
pour avoir des relations bisexuelles, à deux
ou trois, lui explique Epstein.
Ainsi, Virginia Roberts va devenir rabat­
teuse, selon les souhaits sexuels de son
patron : pas de filles multiculturelles, pas
d’Afro­Américaines. « Il était raciste et avait
une manière très étroite de penser pour
quelqu’un censé être brillant comme lui »,
raconte­t­elle. Pas de tatouage, pas de
piercing, pas d’ancienne prostituée, pas de
droguées. « Il voulait juste la fille de
M. Tout­le­Monde, avec des yeux bleus et des
boucles blondes », comme l’attestent les
photos de ses victimes.
Des dizaines d’adolescentes sont tombées
sous l’emprise de Jeffrey Epstein. « Au bout de

quelques mois, j’étais devenue sa petite main.
Non seulement j’accourais à chacun de ses
appels, mais j’aidais Ghislaine à apporter plus
de filles pour satisfaire l’appétit sexuel insa­
tiable du chef », raconte Virginia Roberts, qui
consomme de la drogue et du Xanax, un
anxiolytique, pour tenir le coup.
C’est ainsi que Virginia Roberts explique,
dès 2011, dans un récit non paru de 140 pa­
ges, comment elle est tombée dans les
griffes de Jeffrey Epstein et de son âme
damnée, Ghislaine Maxwell. Cette dernière
est la fille de l’ancien magnat de la presse bri­
tannique Robert Maxwell, qui a fait une
chute mortelle de son yacht en 1991, après
avoir pillé les retraites de ses employés et
amené son empire à la faillite.
Ce texte fait partie des scellés levés début
août et qui révèlent le fonctionnement du
système Epstein. Ghislaine Maxwell y accuse
Mme Roberts de mentir. Au minimum, elle a
été imprécise, puisque sa première déposi­
tion date sa rencontre avec Epstein à l’été
1999, alors qu’elle a eu lieu un an plus tard.
Virginia Roberts a invoqué une erreur. Ce
genre de faute peut faire perdre ou gagner
un procès ou faire basculer des chefs d’incul­
pation. Il n’empêche, elle était mineure à
l’époque, et son témoignage a été jugé « cré­
dible » par un expert judiciaire.
Surtout, Virginia Roberts n’est pas un cas
isolé et, depuis cet été, les langues se délient.
« Jeffrey Epstein m’a violée quand j’avais
15 ans », accuse Jennifer Araoz dans une tri­
bune publiée le 14 août par le New York
Times. L’adolescente, qui a perdu son père et
vit de l’aide sociale avec sa mère, rêve d’être
actrice et chanteuse. Approchée par un ra­
batteur d’Epstein, elle participe à des séan­
ces de « massage ». Puis un jour, Epstein de­
mande un rapport sexuel. « Quand j’ai dit
non, il est devenu plus agressif, il m’a prise
fermement et m’a violée. » La jeune fille a fui,
quitté son école de Manhattan pour se réfu­
gier dans le quartier du Queens.
Interrogé par le FBI, Juan Alessi, qui fut ma­
jordome de Palm Beach de 1991 à 2002, indi­
que avoir vu passer « entre 50 et 100 masseu­
ses » sur la période. L’homme reconnaît qu’il
avait l’intuition qu’au moins deux étaient
mineures, ne serait­ce que parce qu’elles
étaient au lycée. La vie dans la villa de

marbre de Palm Beach était bien rodée, avec
un manuel destiné à tous les employés :
M. Alessi avait les poches pleines de coupu­
res de 100 dollars pour rétribuer chacun, au
point qu’il s’est décrit devant la police
comme un distributeur de billets.

L’argent et les deux mentors
L’argent coulait à flots, et un petit détour sur
l’origine de la fortune d’Epstein s’impose.
Estimée à 500 millions de dollars, elle a été
amassée essentiellement grâce au milliar­
daire Leslie Wexner. Ce self­made­man
aujourd’hui âgé de 81 ans est l’artisan de la
réussite planétaire de la marque de prêt­à­
porter Abercombie & Fitch et de Victoria’s
Secret, enseigne de lingerie féminine rache­
tée au début des années 1980. Il fera le succès
de Jeffrey Epstein, parti lui aussi de rien. Ce
dernier naît en 1953 à Brooklyn, aîné d’une
fratrie de deux, dans une modeste famille
juive : sa mère est assistante scolaire, son
père est employé des jardins municipaux.
Epstein dit jouer du piano depuis l’âge de
5 ans, il est bon en mathématiques, mais se
montre incapable d’achever ses études uni­
versitaires. Le jeune homme est toutefois
embauché en 1974 par le lycée ultra­élitiste
Dalton de Manhattan, où il enseigne les ma­
thématiques et la physique. Il donne des
cours particuliers au fils du patron de la ban­
que d’affaires Bear Stearns (qui fera faillite
pendant la crise de 2008) et se fait embau­
cher en 1976.
Le jeune homme grimpe jusqu’au grade
d’associé non actionnaire, l’avant­dernier
échelon de la banque, mais la quitte brutale­
ment en 1981, officiellement pour créer son
entreprise de gestionnaire de fortune. Selon
une enquête de Vanity Fair, publiée en
mars 2003, Epstein aurait été poussé dehors,
parce qu’il avait prêté des fonds à un ami en
contravention avec les règles de la banque, et
parce que des soupçons de délit d’initié
pesaient sur Bear Stearns. La brouille n’est
pas absolue, le jeune loup se faisant payer
son bonus de l’année.
Doué d’une intelligence charmeuse selon
ses proches, Epstein se lance. A l’époque, il
se présente comme « chasseur de primes »,
cherchant à recouvrer des biens dont ses

Manifestation
contre Jeffrey
Epstein,
à New York,
le 8 juillet.
STEPHANIE KEITH/AFP

A F F A I R E E P S T E I N


L’AFFAIRE RÉVÈLE 


LES NÉVROSES 


AMÉRICAINES, 


OÙ L’ARGENT, 


SEUL ÉTALON DU 


SUCCÈS, PERMET 


TOUT, Y COMPRIS 


DES VIOLENCES 


SEXUELLES


EN TOUT GENRE

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