Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

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MERCREDI 21 AOÛT 2019 international| 7


riches clients ont été spoliés. Mais sa car­
rière décolle lorsqu’il rencontre Leslie
Wexner, l’homme de Victoria’s Secret. C’est
le coup de foudre. M. Wexner qualifie
Epstein d’ « ami le plus loyal », « doué d’un
discernement exceptionnel ». L’entourage de
Wexner ne comprend pas comment ce type
de Brooklyn sans diplôme a pu devenir
gestionnaire de la fortune du patron.
Epstein obtient même en 1991 une procura­
tion sur toutes ses affaires.
Pendant ces années, Epstein s’enrichit
immensément. Il récupère la demeure new­
yorkaise de son mentor retourné à Colom­
bus, dans l’Ohio, avec sa nouvelle femme. Il
rachète aussi le Boeing 727 de sa compa­
gnie. L’homme se crée un petit empire
immobilier, achète une des îles Vierges, un
immense ranch dans le Nouveau­Mexique,
près de Santa Fe, où il commettra aussi ses
méfaits. Vérité ou volonté de se blanchir?
Début août 2019, M. Wexner explique avoir
coupé les ponts avec Epstein dès 2007, l’ac­
cusant de lui avoir « subtilisé de vastes som­
mes d’argent ».
Le second mentor de Jeffrey Epstein,
Steven Hoffenberg, est moins recomman­
dable. Ensemble, les deux hommes ont raté
deux OPA dans les années 1980. Surtout,
Hoffenberg a été condamné pour avoir or­
ganisé un système de Ponzi de 450 millions
de dollars – qui consiste à rémunérer les pre­
miers investisseurs avec l’argent procuré
par les suivants. L’escroc fut condamné
en 1995 à vingt ans de prison. Trois ans
après sa libération en 2013, Steven Hoffen­
berg a accusé le millionnaire de complicité
et l’a poursuivi – sans succès. Autant de zo­
nes d’ombre, qui conduisent à s’interroger
sur la fortune de Jeffrey Epstein.
Hormis ces deux parrains, nul n’a jamais
vraiment connu les clients d’Epstein. Offi­
ciellement par discrétion, l’homme revendi­
quant ne travailler que pour le cercle très res­
treint des milliardaires. Il a toujours été en
excellente relation avec JPMorgan, parce
qu’il redirigeait des clients fortunés vers la
banque – à tel point que l’un de ses diri­
geants ira le voir en prison en Floride. Dans
les années 1990, il travaillait pour le finan­
cier Leon Black, patron d’un des plus grands
fonds privés au monde. Il est aussi ami avec

Glenn Dubin, gestionnaire d’un hedge fund
prestigieux. Mais la légende Epstein a peut­
être été exagérée. Le New York Times estime
que sa fortune « pourrait être plus une illusion
qu’une réalité », se résumant largement à ses
propriétés immobilières.

Qui savait
et ne voulait pas savoir?
Dans les années 2000, Epstein parade entre
New York, la Floride et Saint­Tropez, en
compagnie de très jeunes filles. Donald
Trump, magnat de l’immobilier de New
York, dit la vérité toute crue : « Je connais Jeff
depuis quinze ans, un type super. C’est très
sympa d’être avec lui. On dit même qu’il aime
les belles femmes autant que moi, et beau­
coup sont très jeunes », confie­t­il au New
York Magazine.
Le long portrait publié dans Vanity Fair en
mars 2003 prouve que tout le monde savait.
« Epstein est connu en ville pour aimer les fem­
mes, pour la plupart très jeunes », écrit le ma­
gazine. « Il y a toujours des jolies filles », dé­
clare le Prix Nobel de physique Murray
Gell­Mann, habitué des dîners d’Epstein.
Tandis qu’une convive anonyme s’alarme de
la présence lors d’une soirée de « nombreuses
jeunes modèles russes », aux côtés du prince
Andrew, fils d’Elizabeth II d’Angleterre.
« Certains invités étaient horrifiés. »
Dès cette époque, Rosa Monckton, an­
cienne patronne du bijoutier Tiffany’s au
Royaume­Uni, décrit son ami comme « énig­
matique », le compare à un « iceberg » : « Ce
que vous voyez n’est pas la réalité. » La bonne
société, qui part en goguette sur l’île d’Eps­
tein, adore se mentir, même lorsque, entouré
de jeunes filles, il joue avec elles à savoir
quelle invitée voudrait avoir une aventure
avec lui. « Beaucoup de gens pensent qu’il y a
quelque chose d’innocent, presque d’enfantin
à propos de Jeffrey Epstein. Ils trouvent cela
rafraîchissant », écrit Vanity Fair.

Le prince Andrew
sur la sellette
Rafraîchissant, Epstein ne l’était pas, lui qui
« consommait » sexuellement ses proies et
leur enjoignait aussi de se soumettre au dé­

sir de ses amis. Virginia Roberts décrit com­
ment elle fut livrée au patron d’une chaîne
hôtelière internationale lors d’une esca­
pade à Saint­Tropez pour l’anniversaire de
la top model Naomi Campbell – des photos
prouvent sa présence à cet événement. Elle
dit avoir été livrée à un ancien professeur
du Massachusetts Institute of Technology
(MIT), à un ancien sénateur du Maine, à
l’ancien gouverneur du Nouveau­Mexique,
à un avocat célèbre. Chaque accusation mé­
riterait enquête – mais faute, à ce jour, de
preuves et d’inculpation, nous ne publions
pas leur nom.
Les jeunes filles plongées dans ce monde
trop grand pour elles étaient souvent
incapables de reconnaître à qui elles avaient
affaire. « Quand bien même ils auraient été
célèbres, je n’en aurais pas eu la moindre
idée », a expliqué au FBI Johanna Sjoberg,
une victime majeure ayant fréquenté la
galaxie Epstein.
Toutefois, l’étau se resserre sur certaines
personnalités, notamment le prince
Andrew. En mars 2001, Epstein, Maxwell et
Roberts s’envolent vers l’Angleterre pour
rencontrer le membre de la famille royale.
La soirée londonienne commence en com­
pagnie d’Epstein et de Maxwell. « Quel âge
a­t­elle? », demande Epstein. « 17? », répond
Andrew, qui tombe juste. Elle se poursuit
dans une boîte de nuit, où le prince fait rire
Virginia Roberts tant il danse mal et
s’achève par une séance fétichiste du pied,
nu dans une baignoire. Puis, après dix mi­
nutes qui semblent une éternité, « sans réel
attachement émotionnel, il était en extase,
me laissant à mes sentiments de désarroi ».
Elle reverra le prince Andrew à New York et
dans le ranch du Nouveau­Mexique d’Eps­
tein, visiblement après sa majorité.
Le démenti de Buckingham Palace décla­
rant que « toute suggestion d’acte inappro­
prié avec des mineurs est catégoriquement
fausse » n’est pas nécessairement incompa­
tible avec le récit un peu flou de Virginia
Roberts. Pour étayer ses accusations, elle a
produit une photo où le prince l’enlace du
bras, devant Mme Maxwell. D’autres indices
attestent le lien du prince avec le système
Epstein : l’enquête de Vanity Fair, le témoi­
gnage sous serment de Johanna Sjoberg
(majeure), sa présence dans les avions
d’Epstein et une photographie en sa compa­
gnie après sa sortie de prison.
Un Français apparaît également dans
l’enquête, Jean­Luc Brunel, responsable
d’une agence de mannequins en Floride.
Roberts l’accuse d’avoir recruté des mineu­
res d’Europe de l’Est et d’Amérique latine, et
décrit les nuits où sept filles sont là pour
satisfaire Brunel et Epstein.
Le Français a toujours nié toute accusa­
tion, mais le dossier judiciaire comprend de
petites notes, écrites par le majordome
d’Epstein qui prenait les messages télépho­
niques. Dans l’un d’eux, daté de juin 2005,
Jean­Luc Brunel indique à Epstein avoir
« une prof de russe pour lui. Elle a deux fois
8 ans, et pas blonde. Les leçons sont gratuites
et tu peux l’avoir aujourd’hui si tu appelles ».
Le parquet de Paris n’a pas, à ce jour,
ordonné d’enquête.

Ses relations,
de Harvard à Bill Clinton
Cette affaire de « sex­jet », comme l’écrit la
presse américaine, entache la réputation de
ceux qui ont commis l’imprudence d’em­
prunter l’avion d’Epstein, rebaptisé « Lolita
Express », ou de se rendre sur son île. Le mil­
lionnaire se piquait de mathématiques et
de physique, et invitait une partie du gratin
de Harvard. Il n’avait pas étudié dans la
prestigieuse université américaine, mais
portait toujours un sweat­shirt à son nom.
L’homme avait su être généreux avec l’uni­
versité, lui versant 7,5 millions de dollars à
partir des années 1990. En 2014, le site de
Harvard le félicitait encore d’être « l’un des
plus grands soutiens des scientifiques »,
parmi lesquels trois lauréats du Nobel.
En mars 2006, Epstein avait reçu pour un
séminaire de cinq jours sur son île la crème
des scientifiques, y compris le professeur
Stephen Hawking, pour parler de gravita­
tion et de cosmologie, écrit le New York Ti­
mes. Alan Guth, du MIT, nota qu’Epstein
était toujours accompagné de « trois ou
quatre femmes jeunes », mais il n’alla pas
plus loin. Dans les îles Vierges, comme à
Palm Beach, les appartements d’Epstein
étaient clairement séparés de ceux des hô­
tes. Sans doute tout le monde ne faisait­il
pas, et ne voyait­il pas, la même chose.

Les connexions d’Epstein avec les prési­
dents Trump et Clinton ont suscité une vive
curiosité. Dans une vidéo de 1992, le premier
reçoit Epstein lors d’une fête à Mar­a­Lago, et
le futur président observe une jeune fille qui
danse sur la piste. « Elle est sexy », glisse
Trump. Mais le futur président n’est pas mis
en cause, même s’il a emprunté une fois
l’avion dans les années 1990. Il a même été
dédouané par Virginia Roberts.
Cette dernière a en revanche assuré dans
son récit avoir rencontré Bill Clinton sur l’île
d’Epstein, accompagné de deux jeunes
femmes. Clinton l’a fermement démenti.
« C’est faux à 1 000 % », a assuré Ghislaine
Maxwell. L’ex­président a admis avoir eu re­
cours à l’avion d’Epstein au début des
années 2000 pour une tournée de conféren­
ces notamment en Asie. Il n’y a pas d’indices
de présence de mineures à bord, mais il y
a plus de vols recensés que n’en a reconnu
l’ancien occupant de la Maison Blanche.

Une justice si lente
L’affaire éveille les soupçons des Américains,
toujours prompts à voir des complots en­
fouis dans l’appareil d’Etat lorsque politique,
sexe et justice sont liés. La police de Floride a
commencé à enquêter en 2004, à la suite du
soupçon d’une mère de famille ne compre­
nant pas que sa fille soit payée 300 dollars
pour un massage.
M. Epstein a­t­il bénéficié de protection?
Virginia Roberts raconte dans son récit
comment le millionnaire lui promet de faire
enterrer le dossier de son petit ami accusé
d’avoir volé les pourboires d’un restaurant.
« Je fais régulièrement à la police de Palm
Beach des donations de centaines de milliers
de dollars », lui aurait­il dit. C’est vrai : selon
une enquête du Miami Herald, Epstein a
donné 50 000 dollars aux œuvres des forces
de l’ordre locales en 2001­2002, puis
90 000 dollars fin 2004. A ce moment, la
police enquêtait déjà sur lui et n’a pas refusé
le don, de peur d’éveiller les soupçons du
millionnaire. Elle a rendu les 90 000 dollars
lors de son entrée en prison.
Au terme d’une procédure de plaider­cou­
pable en juin 2008, Epstein a été condamné à
dix­huit mois de prison par l’Etat de Floride :
il en a fait treize, tout en étant autorisé à se
rendre à son bureau douze heures par jour,
sous surveillance policière, et à ses propres
frais. L’accord ainsi obtenu avait coupé court
à une enquête du FBI, qui a été relancée en fé­
vrier. Il avait été approuvé par le procureur
fédéral de Floride de l’époque, un certain
Alexander Acosta – devenu entre­temps
ministre du travail de Donald Trump. Au dé­
but de l’année, un juge fédéral a estimé que
M. Acosta n’avait pas respecté le droit des
victimes, et l’enquête a été relancée. Devant
le tollé lorsque l’affaire est ressortie,
M. Acosta a présenté, le 19 juillet, sa démis­
sion à Donald Trump, qui l’a acceptée.
Epstein, lui, n’a pas changé d’avis. « Je ne
suis pas un prédateur sexuel, je suis un délin­
quant. C’est la différence entre un meurtrier et
un voleur de sandwichs », a­t­il déclaré en 2011
au New York Post à sa sortie de prison. Et il a
persisté lors d’une rencontre avec le New
York Times à l’été 2018. Selon lui, pénaliser les
relations sexuelles avec des adolescentes est
une aberration culturelle, et elles étaient par­
faitement acceptées à certaines époques. Il
notait que l’homosexualité avait longtemps
été considérée comme un crime et était en­
core passible de la peine de mort dans cer­
tains pays. En 2018, en pleine affaire #metoo,
un an après l’affaire Weinstein, il a proposé
au journaliste du New York Times, qui a dé­
cliné l’invitation, de dîner en compagnie du
cinéaste Woody Allen, paria à New York en
raison des accusations de violences sexuel­
les sur un de ses enfants adoptifs.
Les victimes, privées de procès une
deuxième fois après le plaider­coupable de
Floride, demandent justice. « Notre enquête
se poursuit », a assuré le procureur fédéral de
Manhattan, Geoffrey Berman. « Aucun com­
plice ne devrait dormir tranquille », a mis en
garde le ministre de la justice, William Barr,
tandis que la victime présumée Jennifer
Araoz a déposé plainte contre les complices
d’Epstein, notamment Ghislaine Maxwell.
Tous les regards se tournent vers la Britanni­
que, numéro un sur la liste des suspectes : la
rumeur l’a donnée en Nouvelle­Angleterre, à
Londres, puis en France. Deux jours après la
mort de Jeffrey Epstein, elle a été photogra­
phiée, pour la première fois depuis 2016,
dégustant tranquillement un burger dans un
fast­food de Los Angeles.
arnaud leparmentier

« EPSTEIN EST 


CONNU EN VILLE 


POUR AIMER


LES FEMMES, POUR


LA PLUPART TRÈS 


JEUNES », ÉCRIT


LE MAGAZINE 


« VANITY FAIR »


DANS UN LONG 


PORTRAIT EN 


LES  DATES


2008


Jeffrey Epstein est
poursuivi pour avoir incité
à la prostitution des dizai-
nes de mineures, entre
2002 et 2005. Il négocie un
accord de plaider-coupa-
ble et évite un procès. En
échange, il est condamné
à dix-huit mois de déten-
tion seulement, mais n’en
passe que treize en prison.
L’accord est approuvé
par le procureur fédéral
de Floride de l’époque,
Alexander Acosta – devenu
entre-temps ministre du
travail de Donald Trump.

2018
Le Miami Herald ressort
l’histoire de l’accord
avec Alexander Acosta
ayant permis à Epstein
d’échapper aux
poursuites fédérales.

2019
6 juillet Le FBI arrête
Jeffrey Epstein à l’atterris-
sage de son jet privé
en provenance de Paris
et il est incarcéré pour
des accusations de « trafic
sexuel » sur mineures.
12 juillet Démission
d’Alexander Acosta.
10 août Jeffrey Epstein
est retrouvé pendu avec
ses draps dans sa cellule
de Manhattan.
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