Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

Le secret


de la liberté


Pauline Réage par Richard MalkaL’avocat dépeint


l’auteure, longtemps cachée, d’«Histoire d’O» et démontre


qu’un roman érotique réussi nécessite d’avoir aimé.


E


lle avait trois noms dont le dernier était Pauline Réage,
le plus célèbre, celui sous lequel elle publiaHistoire
d’O, en 1954. Le récit d’une jeune femme livrée par son
amant aux fantasmes des membres d’une société secrète.
O est enfermée, fouettée, enchaînée, prêtée à tous et toutes,
toujours avec son consentement que l’on ne manque pas de
lui demander.
Un livre de soufre, aux rougeoyantes couleurs de la dam-
nation. De rares exemplaires se vendent, sous l’épais man-
teau du puritanisme et du dédain des critiques littéraires.
En ce temps-là, qu’une femme soit soumise ne dérangeait
guère mais qu’une épouse, une mère peut-être, puisse écrire
de telles choses, c’était inconcevable. On cherche l’auteur dia-
bolique derrière le pseudonyme.«En tout cas, ce n’est pas une
femme !»s’écrie Camus.
Interdiction au-delà de l’Atlantique, partielle en France: la
Commission du Livre exige un procès pour ce récit«violem-
ment et consciemment immoral».Pour Jean Paulhan, amant
et amour de toujours –après sa mort, elle ne séduira plus que
des femmes– c’est un«chef-d’œuvre littéraire relevant de l’or-
dre mystique».Convoqué par la Brigade mondaine, il est le
préfacier du sacrilège, il refuse de dévoiler la véritable iden-

tité de l’auteur, ne voyant aucune pornographie dans son
œuvre mais plutôt«la violence de la passion... une rêverie con-
tinuelle».En réalité, Pauline Réage n’a pris la plume que pour
lui.«Moi aussi je pourrais écrire des livres qui vous plaisent»,
lui avait-elle déclaré. Trois mois plus tard, c’était fait.Une
longue lettre d’amour inacceptable.
Quarante ans après sa publication, en 1994, le million
d’ouvrages vendus est dépassé et l’ode à l’abandon de soi à
l’imparfait du subjonctif, le livre des sévices consentis dans
une langue aussi châtiée que son sujet, est un succès mon-
dial. Le voile se lève : à 87 ans, Pauline Réage parle au
New Yorker.Elle est Dominique Aury. Légion d’honneur ac-
crochée à la boutonnière par le général De Gaulle en per-
sonne.
Une petite souris grise pour les uns. Une nonne pour les
autres.«Dominique avait un physique de bonne sœur, on lui
aurait donné le bon Dieu sans confession»,se rappelle son ami
Jean-Claude Zylberstein. D’ailleurs, n’a-t-elle pas écrit l’An-
thologie de la poésie religieuse française? Chez Gallimard,
durant des décennies, elle fut l’ombre ouvrière derrière Paul-
han. Seule femme membre du comité de lecture durant
trois décennies, secrétaire générale de la prestigieuse NRF,

elle est un personnage central de la scène littéraire mais c’est
son amant qui brille. Ses errements politiques suivent aussi
le chemin de ses passions amoureuses, parfois pour le pire.
Laissons apparaître Anne-Cécile Desclos, le nom des papiers
officiels, pas forcément celui qu’elle préférait. Un nom qui
n’est pas choisi, c’est déjà une atteinte à la liberté. Eprise de
l’écrivain d’extrême droite Thierry Maulnier, alors qu’elle
tente de quitter un mari violent, elle écrit dansl’Insurgé,jour-
nal d’avant-guerre lancé par son amant, futur académicien.
La ligne éditoriale est maurrassienne et«raisonnablement
antisémite».Malgré son aversion pour tout ce qui touche à
la politique«un jeu de hasard et de massacre»,la jeune femme
y rédige des critiques littéraires entre des diatribes haineuses
visant Léon Blum et la République. Mais la guerre sépare les
amants et Maulnier la quitte pour une autre.«L’herbe est de-
venue noire»,dira-t-elle. L’amour des mots et de la liberté de
les écrire mène à la Résistance. Anne-Cécile-Dominique écrit
àCombatde Sartre et Malraux, diffuse clandestinement le
journal résistantles Lettres françaises,fondé par Paulhan,
s’engage au Comité national des écrivains (CNE) –émanation
du Parti communiste –,dirigé par Edith Thomas.Employée
par cette dernière comme collaboratrice littéraire du journal
féministeFemmes françaises,elle la trouve délicieuse. Edith
Thomas est hétérosexuelle mais c’est un détail. Dominique
se déclare :«Edith, je vous ai attirée dans un guet-apens. Je
vous aime comme un homme aime une femme.»Que faire? Les
deux femmes s’aimeront jus-
qu’à Paulhan. L’écrivaine
avait proposé d’aimer double
mais Edith Thomas préféra
souffrir que partager.
La femme aux trois noms
aimait le courage, condition
de la liberté. Ce mot revient
sans cesse dans ses corres-
pondances. Courage d’être
fidèle aux abîmes de soi, en
dépit des risques, des conve-
nances, des jugements de
l’époque, des intérêts ou...
des paradoxes. A 88 ans, la
vieille dame avouait, dans un livre d’entretien avec Régine
Deforges, avoir giflé un courtisan ayant osé la tutoyer mais
trois pages plus loin, quand on lui demande si elle aurait aimé
être payée par un homme, elle répond:«C’est que cela ne m’est
jamais arrivé, d’où le problème. J’imagine que cela m’aurait
fait le plus grand plaisir.»
Regarder sa part d’obscurité avec lucidité, en l’assumant avec
bienveillance, cela permet de la conserver en soi plutôt que
de l’imposer aux autres. Peut-être le sentiment d’être au
monde comme en exil, maintes fois confié dans des entre-
tiens, lui donnait-il cette force de vérité. Elle se pensaitanor-
male et confia qu’enfant, elle rêvait de chaînes, tous les soirs,
avant de s’endormir. Cela la rassurait, elle en avait besoin.
On peut aussi lireHistoire d’Ocomme un conte de fées, un
rêve ou un cauchemar, sur la condition des femmes et des
hommes. On peut surtout penser que le plus admirable, c’est
ce souffle aux arômes complexes que l’on ressent, celui de
l’indomptable liberté humaine.
Au magazinel’Express,qui lui avait consacré deux numéros
consécutifs, provoquant la fureur du MLF, pour lequel O incar-
nait le fantasme de soumission de la femme au modèle
patriarcal, elle, si proche de Simone de Beauvoir, s’était expli-
quée :«Lorsqu’on aime, on n’est plus maître de soi. On naît,
on vit, dans un réel esclavage intérieur. L’amour est une béné-
diction mais aussi une malédiction.»Le vocabulaire du sacré
pour définir sa religion à elle, exigeante comme toute autre,
avec ses mystères comme celui d’un corps qui s’ouvre ou qui
se tend.
Avant d’écrire ce portrait, je m’interrogeais depuis des années
sur le grand secret de la littérature érotique, sans doute laplus
difficile qui soit. Si rares, les auteurs capables d’écrirecru et
beau. La liberté n’est pas suffisante pour y parvenir, pas plus
que le goût de la volupté, de la transgression ou de l’écriture.
Des mots dans un livre éveillent rarement le désir. Anne-Cé-
cile, Dominique, Pauline... aucune de ces trois femmes n’a
pratiqué ce qu’O a subi. Ce n’était pas nécessaire. Pour l’écrire,
il suffisait d’avoir aimé. A sa mort, l’écrivaine n’avait plus
aucun nom. Elle était amnésique.•

ParRICHARD MALKA
IllustrationPAUL BOUTEILLER

Cette semaine, des
personnalités connues,
politiques et écrivains,
chanteur et avocat
témoignent de leur
admiration pour des
personnages du passé
qui les inspirent autant
qu’ils interrogent
l’époque.

Lundi: Rimbaud
par Aurélie Filippetti

ADMIRATION (3/7)


Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe
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