Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

SCIENCES/


la fois financières et technologi-
ques, mais aussi mentales.
Envoyer des objets dans l’espace est
désormais abordable, notamment
grâce à la miniaturisation des satel-
lites. Lescubesats(des cubes de
10 centimètres et moins de 10 kilos)
partent par dizaines dans des fu-
sées-charters pour un prix modique.
Sur le site de SpaceFlight par exem-
ple, une boîte américaine fondée
en 2010 (avec«Aller dans l’espace ne
doit pas être compliqué»pour slo-
gan), les tarifs sont affichés en clair:
on peut acheter une place en fusée
pour un nanosatellite à partir de
300 000 dollars (270 000 euros).
Et il devient ainsi envisageable de
viser la Lune avec une start-up, une
trentaine d’employés et un budget
modeste.


Pieuvre à six bras
C’est ce qu’a tenté SpaceIL, des Is-
raéliens qui ont bien failli devenir
la première boîte privée à poser le
pied sur la Lune. Enfin, quatre gros-
ses pattes en métal plus exacte-
ment, soutenant un «atterrisseur»,
une plateforme qui devait alunir en
douceur au mois d’avril.«Ce sera la
première fois que ce n’est pas une su-
perpuissance qui va sur la Lune.
C’est un énorme pas pour Israël»,
trépignait d’excitation le cofonda-
teur de SpaceIL, Yonatan Wine-
traub. Après six semaines de
voyage, la mission Beresheet est
bien arrivée à destination... Mais un
peu trop vite. La violence de sa ren-
contre avec le sol lunaire lui a été fa-
tale. Tant pis pour Israël, qui ne sera
pas le quatrième pays au monde à
alunir (l’Inde pourrait récupérer
cette médaille). Le résultat est for-
cément décevant mais le projet Be-
resheet reste un bel exploit malgré
ses ratés de dernière minute.
La société SpaceIL a été créée pour
un concours organisé en 2007, le
Google Lunar X Prize, qui prévoyait
d’offrir 20 millions de dollars
(18 millions d’euros) à la première
équipe qui réussirait à envoyer un
robot sur la Lune, lui faire parcou-
rir 500 mètres et envoyer photos et
vidéos en haute définition. Le but
était de se creuser la tête pour mon-
ter une mission spatiale à bas coût.
«Le gouvernement a accompli des
choses incroyables, mais nous pen-
sons qu’on peut le faire pour moins
cher», résumait Becky Ramsey, de
la fondation organisatrice. Trente-
trois équipes se sont inscrites et
les idées ont commencé à fuser,
parfois trop futuristes ou fantaisis-
tes – comme ce robot en forme de
pieuvre à six bras de l’équipe ita-
lienne, resté à l’état de croquis, ou
une boule à piquants qui roule
toute seule. Dix-huit équipes ont lâ-
ché l’affaire en cours de route. Les


autres ont tenu bon, dessinant des
robots à roulettes, construisant des
prototypes d’atterrisseur inspirés
du module lunaire des missions
Apollo, avec des rétrofusées pour
freiner la descente avant l’alunis-
sage et quatre pieds capables
d’amortir le choc au contact du sol.
Certains ont même réussi à signer
un contrat pour se payer une petite
place à bord d’une fusée. Mais la tâ-
che était vraiment ardue (sans bla-
gue) et personne n’a finalement
réussi à relever le défi dans le délai
imparti, qui a été reporté plusieurs
fois de 2012 à 2018. SpaceIL était
parmi les cinq finalistes. L’équipe
a rassemblé un budget de 95 mil-
lions de dollars (85 millions d’euros,
venus de l’agence spatiale israé-
lienne, d’un philanthrope améri-
cain, d’un milliardaire israélien...)
et elle avait un accord avec SpaceX
pour lancer Beresheet depuis Cap
Canaveral en Floride, en passager
supplémentaire sur un Falcon qui
devait déjà lancer deux satellites.
Tout était presque prêt quand la fin
du concours a sonné. Tant pis pour
le prix, SpaceIL est allée au bout de
son projet.
Et elle n’est pas la seule: après avoir
levé des fonds, créé des start-ups et
travaillé si dur pendant dix ans, les
autres finalistes n’ont pas pu laisser
tomber la Lune. Les Allemands de
PT Scientists sont parmi les plus te-
naces : équipe de bénévoles réunis
autour du jeune Robert Böhme au
départ, ils sont devenus une vraie
entreprise du «NewSpace» autour
de laquelle gravitent une cinquan-
taine de spécialistes. Ils ont mis au
point un atterrisseur lunaire, Alina,
capable de voyager jusqu’à la Lune
avec son propre moteur une fois
libéré dans l’espace, d’y atterrir et
d’emporter avec lui 100 kilos de ma-
tériel... Des rovers, par exemple,
pour explorer les environs.

Sur les traces d’Apollo 17
Ça tombe bien, PT Scientists a aussi
fini de développer une petite astro-
mobile, l’Audi Lunar Quattro. Un
partenariat décroché en 2015 avec le
constructeur automobile leur a per-
mis de bénéficier des technologies
récentes d’impression 3D de pièces
en métal (et d’un look super léché),
pour construire un véhicule léger.
Avec quatre roues, un panneau so-
laire sur le dos et une tête articulée
à trois yeux, il pèse moins de 30 ki-
los. Il suffit d’utiliser un joystick
pour le contrôler en temps réel de-
puis la Terre, promet PT Scientists.
A l’été 2016, l’équipe a emmené son
rover se dégourdir les roues dans le
désert qatari«pour voir comment il
se débrouille dans un environnement
de chaleur extrême». Car sur la Lune,
il fait 100 °C le jour.

Pour le concours, les Allemands
avaient imaginé une mission thé-
matique: leur Alina atterrirait sur le
site historique d’Apollo 17, la der-
nière mission humaine sur la Lune.
Il lâcherait deux rovers dans la na-
ture, et installerait sur place un ré-
seau 4G (grâce au soutien de Voda-
fone) pour communiquer avec ses
minions à roulettes en haut débit.
Les robots iraient rendre visite aux
traces laissées derrière eux par les
astronautes Eugene Cernan et Har-
rison Schmitt : leurs empreintes de
bottes dans la poussière, leur jeep
lunaire avec sa grande antenne en
forme de parapluie et ses garde-
boues orange...
Non seulement les voiturettes pour-
raient transmettre des vidéos HD du
paysage lunaire à couper le souffle,
mais elles auraient en outre une va-
leur scientifique:«Personne ne peut
dire comment le buggy lunaire a sur-
vécu à des décennies d’exposition aux
radiations et aux températures ex-
trêmes.»Cette mission sur les traces
d’Apollo 17 est encore incertaine,
mais PT Scientists a annoncé
une bonne nouvelle début 2019.
L’Agence spatiale européenne (ESA)
et le constructeur de fusées Ariane-
Group l’ont sélectionné pour prépa-
rer une mission européenne sur la
Lune vers 2025. PT Scientists devra

fournir son atterrisseur et une autre
PME, hollandaise, se chargera du ro-
ver.

Entraînement en Islande
La Nasa adopte la même approche:
pourquoi se fatiguer à développer
des engins à partir de rien si des
compagnies privées disposent déjà
d’un prototype crédible? Début
juillet, l’agence spatiale a choisi
douze projets qu’elle enverra sur la
Lune à bord des premières missions
inhabitées de son nouveau pro-
gramme lunaire Artemis, avant d’y
envoyer des astronautes en 2024. Il
y a des instruments scientifiques
recalés d’anciennes missions de la
Nasa, et d’autres tout nouveaux
comme le rover MoonRanger de la
société américaine Astrobotic.«Un
petit véhicule rapide»gros comme
un micro-ondes, qui peut s’éloigner
jusqu’à 1 kilomètre de son atterris-
seur et cartographier le relief des
terrains qu’il traverse. L’enveloppe
de 5,6 millions de dollars de la Nasa
(5 millions d’euros) s’ajoute aux
dizaines d’autres récemment tou-
chées par Astrobotic.
Eux aussi sont nés dans le cadre du
Lunar X Prize, en 2008. L’équipe
s’est agrégée autour de Red Whitta-
ker, chercheur en robotique dans
une université de Pennsylvanie. Et

eux aussi sont sortis grands ga-
gnants du concours, même sans la
médaille: la Nasa leur a mis le grap-
pin dessus immédiatement, leur
proposant de concevoir une exca-
vatrice lunaire pour creuser la
poussière, puis un drone pour ex-
plorer les cavités souterraines. As-
trobotic s’entraîne actuellement
dans les tunnels de lave en Islande.
Cette année, l’agence américaine
leur demande carrément d’amener
sur la Lune quatorze équipements
pour le programme Artemis à bord
de leur plus gros atterrisseur, bap-
tisé Peregrine, et encore des détec-
teurs d’hydrogène et d’oxygène au
pôle sud lunaire avec un autre at-
terrisseur de taille «moyenne»,
Griffin. Pfiou! Astrobotic est de-
venu un vrai fournisseur commer-
cial de transport lunaire. Même
DHL (les livreurs de colis, oui) ont
signé avec Astrobotic pour que
n’importe qui puisse envoyer sur la
Lune«un bijou de famille, une mè-
che de cheveux, une photo, un petit
mot d’amour»dans une minuscule
capsule. On peut déjà passer com-
mande sur le site de cette «Moon-
Box» : il faut compter 4 500 euros
de timbre pour un paquet de 2 cen-
timètres sur 2.
D’autres candidats encore au Lu-
nar X Prize ont des difficultés à res-
ter dans la course à la Lune. Ainsi
TeamIndus, des finalistes indiens
qui avaient conçu un rover pas trop
mal fichu et surtout un bon atterris-
seur, a voulu joindre ses forces à
d’autres start-ups pour garder une
chance de voir leur bébé alunir un
jour. Un consortium s’est formé
fin 2018 – avec TeamIndus, une
boîte de robotique qui équipe Cu-
riosity et Opportunity sur Mars, des
anciens de la Nasa spécialisés en
rovers, un ingénieur de United
Launch Alliance (constructeur des
fusées Atlas V et Delta IV)... Ce joli
pot-pourri international nommé
OrbitBeyond a eu les faveurs de
la Nasa pour les premiers voyages
cargo du programme Artemis, aux
côtés d’Astrobotic. Mais le consor-
tium a annoncé son abandon
le 29 juillet : il ne sera pas prêt à
temps.
Il existe une expression en anglais
pour dire «c’est pas sorcier» :«it’s
not rocket science!»,soit littérale-
ment «ce n’est pas de la science des
fusées!» L’an dernier, en apprenant
que le concours lunaire s’est fini
sans vainqueur, PT Scientists écri-
vait dans une note sur un blog:«On
a l’habitude de répéter dans la com-
munauté spatiale que l’espace, c’est
difficile. Nous, ce qu’on préfère dire,
c’est “Ouais, c’est de la science de fu-
sées!”»La nouvelle génération d’en-
trepreneurs spatiaux est là pour en
démordre.•

En haut, la Audi Lunar Quattro, rover lunaire.PHOTO DR
En bas, l’atterrisseur SpaceIL (vue d’artiste)OSHRATSL C.C 4.0

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