SAMEDI 10 AOÛT 2019 | 21
« Ronde de nuit »,
déconcertante
parade militaire
MYSTÈRES DE TOILES 5 | 6 La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre de Rembrandt
Un final au lever du soleil avec le groupe Sha Na Na et Hendrix
LES 50 ANS DE WOODSTOCK 5 | 6 Le festival se termine le 18 août 1969 par une interprétation mythique de l’hymne américain par le guitariste
L
undi matin 18 août 1969, le
festival de Woodstock, qui a
commencé le 15 août en fin
d’après-midi, vit ses dernières
heures. Le public a commencé à
déserter les lieux dans la nuit,
après le passage de Crosby, Stills,
Nash & Young, entre 3 h 30 et
5 heures. Au lever du soleil, les
plus résistants, probablement
40 000 personnes sur les plus de
400 000 venues, ont suivi à moi-
tié endormies le concert du Paul
Butterfield Blues Band.
Et voici, vers 7 h 45, qu’arrive Sha
Na Na. Une douzaine de chan-
teurs, danseurs et instrumentis-
tes en blouson lamé argent ou en
cuir, tee-shirt blanc, jean au bas re-
monté, chaussures stylées, che-
veux courts gominés ou coiffés en
banane. Toute la panoplie des roc-
kers de la fin des années 1950, en
contraste avec les vêtements ba-
riolés, chemises à fleurs, ban-
deaux dans les cheveux longs,
communs aux festivaliers et grou-
pes au programme. Comme le
rappelle James Perone dans
Woodstock : An Encyclopedia of
the Music and Art Fair (Greenwood
Press, 2005, non traduit), « la ma-
jorité du public a d’abord cru qu’il
s’agissait d’une blague ».
Pas du tout. Sha Na Na, qui vient
de se former, est une troupe qui
prend très au sérieux musicale-
ment et visuellement son évoca-
tion du rock’n’roll. Avec des cho-
régraphies, des interprétations
solides et respectueuses de rare-
tés et succès alors oubliés comme
Get a Job, The Book of Love, Chan-
tilly Lace, His Latest Flame, Little
Darling, Yakety Yak... ou At the
Hop, qui est la seule séquence
gardée dans le film de Michael
Wadleigh. Sha Na Na, qui aura par
la suite une émission de télévi-
sion, a manifestement servi de
modèle au groupe The Juicy
Fruits, dans le film Phantom of
the Paradise (1974) de Brian De
Palma, et apparaîtra, sous le nom
de Johnny Casino and The Gam-
blers dans le film Grease (1978),
de Randal Kleiser. Le groupe
existe toujours avec deux de ses
membres fondateurs, le chanteur
Donny York, et le batteur et chan-
teur Jocko Marcellino.
Un sacré réveil dans le paysage
de la colline herbeuse de la com-
mune de Bethel, devenue un ter-
rain humide et boueux après les
orages durant le festival. Partout,
des détritus, des sacs de couchage
et des tentes abandonnés. Le peu
de nourriture qui reste est servi
sous forme de soupe en guise de
petit déjeuner. Le personnel
chargé du nettoyage s’est déjà
mis au travail, érigeant ici et là des
tas d’ordures en attente des ca-
mions de ramassage.
Des éclairs de créativité intense
C’est devant au mieux
25 000 personnes maintenant
que le guitariste Jimi Hendrix ar-
rive avec un nouveau groupe, qui
n’aura qu’un mois d’existence,
Gypsy Sun and Rainbows. Billy
Cox est à la basse, Mitch Mitchell
à la batterie, Larry Lee à la guitare
rythmique, Juma Sultan et Jerry
Velez aux percussions. Ces trois
derniers visibles dans le film
mais inaudibles, en raison du sys-
tème d’amplification mal réglé.
Et ce n’est pas mieux dans Live at
Woodstock, double CD de l’inté-
gralité du concert – moins les
deux morceaux avec Larry Lee en
leader – publié en 1999 par Expe-
rience Hendrix L.L.C., compagnie
familiale qui gère l’image, les
droits et la musique d’Hendrix.
« Hey Jimi, est-ce que tu pla-
nes? » , demande un spectateur.
« Oui je plane, merci, répond Hen-
drix. On n’a eu que deux répéti-
tions. Alors on aimerait s’en tenir
à des trucs de rythme primaire. »
Le concert durera deux heures
quinze. Avec des moments en
roue libre, la concentration
s’étant diluée durant la longue at-
tente – le festival aurait dû se ter-
miner le dimanche soir –, le man-
que de préparation. Hendrix s’en
excuse à plusieurs reprises.
Et puis il y a des éclairs de créati-
vité intense, de folie musicienne,
tels le rattrapage de Spanish
Castle Magic, qui a pourtant mal
commencé, Red House, Lover
Man, Jam Back at the House ou
Voodoo Child ou Star Spangled
Banner, l’hymne national des
Etats-Unis, avec effets de siffle-
ments de bombes et de mi-
traillettes. Hendrix l’a déjà inter-
prété lors de concerts et a enre-
gistré une version en studio.
Dans ce décor de fin du monde,
celle de Woodstock prendra, ré-
trospectivement, un statut histo-
rique.p
sylvain siclier
Prochain article L’après-
Woodstock, des célébrations
et un musée
R
embrandt n’a pas peint
La Ronde de nuit. Il a
peint en 1642 La Compa-
gnie de Frans Banning
Cocq et Willem van Ruytenburch ,
commande signée en 1640 pour
1 600 florins. Le tableau est destiné
au Kloveniersdoelen, siège des
compagnies militaires que for-
ment les citoyens d’Amsterdam. Il
y reste jusqu’à son transfert en 1715
dans une petite salle de l’hôtel de
ville, si exiguë qu’il est alors rogné
de bandes de plusieurs centimè-
tres sur les bords, jusqu’à ses di-
mensions actuelles – 363 centimè-
tres de haut, 437 de large.
Amputé, il a aussi souffert de
son jaunissement rapide sous les
couches de vernis, perceptible
dès le XVIIIe siècle. C’est alors
qu’il reçoit le surnom de Ronde
de nuit , alors que la scène est
diurne. Les efforts pour l’éclaircir
se sont succédé depuis et conti-
nuent : le Rijksmuseum d’Ams-
terdam, qui le conserve depuis
1885, a engagé, le 8 juillet, une
énième campagne de restaura-
tion qui se flatte d’être la plus
scientifique jamais entreprise,
technologies numériques aidant.
Sans doute la connaissance
physique du tableau en sera-t-elle
améliorée. Pour son sens, c’est
moins sûr. La Ronde de nuit a en
effet deux caractéristiques con-
tradictoires : certains de ses dé-
tails sont précisément connus et
d’autres demeurent inexpliqués.
On sait les circonstances de la
commande. On sait que les mem-
bres de la compagnie doivent
contribuer à son financement.
Pour y avoir leur tête, les gardes à
l’arrière-plan ne versent que
100 florins chacun, mais ceux qui
veulent être dans la lumière dé-
boursent des sommes bien plus
élevées. Frans Banning Cocq, ju-
riste fortuné et capitaine de la mi-
lice, est donc au centre, la poitrine
barrée d’une écharpe cramoisie.
A côté de lui, tout d’or et d’argent,
parade Willem van Ruytenburch,
d’une dynastie de commerçants.
Le porte-étendard Jan Claeszoon
Visscher fait admirer sa pres-
tance martiale, poing gauche sur
la hanche.
Le marchand de drap et sergent
Rombout Kemp n’est pas moins
en évidence, main tendue, fraise
de dentelle neigeuse. Contre ar-
gent, Rembrandt les met en va-
leur. Il multiplie les signes de leur
force. De longues piques s’entre-
croisent, le métal des casques et
des hallebardes lance des reflets,
un mousquetaire d’autant plus
visible qu’il est au premier plan et
vêtu d’écarlate charge son arme,
le tambour appelle à la marche.
On ne saurait douter ni de l’ex-
cellence de l’armement, ni de l’ar-
deur guerrière de ces braves, quoi-
qu’ils ne soient en vérité que des
bourgeois déguisés. Face à des reî-
tres de profession, comme il y en
a tant à l’époque, ils ne tien-
draient pas un quart d’heure,
mais, pour impressionner leurs
concitoyens, ces accoutrements
chamarrés suffisent.
Une figure disproportionnée
Du moins le suppose-t-on tant
que l’œil n’a pas repéré les ano-
malies qui perturbent le specta-
cle. Entre le bord gauche et le
mousquetaire rouge, près de
l’homme au casque doré, quel est
cet être qui court? Nain ou en-
fant? Son casque est trop vaste
pour son crâne et l’on ne voit que
son nez et sa bouche. Il porte sus-
pendue contre sa poitrine une
corne à poudre. Pour ravitailler le
mousquetaire? C’est étrange.
Mais moins que la petite fille aux
cheveux blond roux, à la robe do-
rée, qui porte, attaché on ne sait
comment, un oiseau blanc et
mort, tête en bas, pattes liées. Une
poule? Peut-être. Une petite fille?
Est-ce certain? Les traits ne sont
pas juvéniles. Une naine? Pas sûr
non plus. Que fait ici cette appari-
tion éclairée d’un halo de lumière
tombé on ne sait d’où?
A suivre ses yeux, on suppose
qu’elle regarde un homme, lui
aussi bien petit, en partie caché
par le capitaine. On voit sa jambe
gauche, une sorte de culotte à re-
flets de bronze et un casque à
feuilles de chêne. Celles-ci sym-
bolisent d’ordinaire majesté et
force. Dans une œuvre célébrant
des guerriers, c’est logique. Il l’est
moins que cette figure soit si dis-
proportionnée et, plus encore,
qu’elle semble à l’origine d’un in-
cident.
A hauteur du chapeau à plumes
blanches de van Ruytenburch se
voient le canon d’un mousquet et
la flamme qui s’en échappe. Or ce
mousquet, il n’y a que le petit
homme qui puisse le tenir, tireur
maladroit qui pourrait donc tuer
l’un de ses camarades. Ainsi s’ex-
plique pourquoi l’homme dont le
visage apparaît au-dessus du ca-
non veut l’écarter de sa main gan-
tée et sans doute aussi pourquoi
le chien aboie. Mais on s’interroge
sur le vieillard courbé qui tient
son arme contre sa poitrine et
semble indifférent à l’incident. A
moins qu’il ne soit sourd? Sa va-
leur militaire n’en serait que plus
douteuse, non moins que celle
des manieurs de piques qui ne sa-
vent pas les tenir droites.
Rembrandt se jouerait-il de ses
commanditaires? Ils le paient
pour qu’il peigne leur troupe se
formant en patrouille, une moitié
venue de la gauche – ce que le dé-
coupage d’une bande latérale a
rendu moins net –, l’autre de la
droite. Elles devraient de se réunir
autour du capitaine, démonstra-
tion de discipline proprement
exécutée. Au lieu de quoi, le mou-
vement est troublé par le coup de
feu et l’intrusion de deux ou trois
personnages étrangement petits.
Les lumières tombent tantôt sur
les protagonistes majeurs, tantôt
sur ces intrus. Les lignes se croi-
sent en tous sens. Et il faut enten-
dre le vacarme : ordres lancés,
chocs métalliques, décharge de
mousquet, tambour, chien...
On a tenté de justifier ce fatras
en affirmant que Rembrandt re-
présente ainsi la diversité et l’acti-
vité de la population amstelloda-
moise, réunie pour défendre la
paix. Un argument en faveur de
cette interprétation est que les
commanditaires semblent avoir
été satisfaits de l’œuvre. La com-
pagnie de Frans Banning Cocq
pouvait se vanter d’être peinte par
un grand maître, le plus célèbre
artiste de la ville.
Faut-il en conclure que l’amour
de l’art était tel à Amsterdam au
XVIIe siècle? La suite de la vie de
Rembrandt, ses malheurs, sa
ruine, suggèrent le contraire.
Mais il demeure que ces hommes
auraient été vite oubliés s’ils
n’avaient eu l’heureuse idée de lui
confier leur image. Au lieu de
quoi, on s’interroge sur eux près
de quatre siècles plus tard.p
philippe dagen
Prochain article La Toilette
de la mariée, de Max Ernst
POUR Y AVOIR LEUR TÊTE,
LES GARDES À L’ARRIÈRE-
PLAN NE VERSENT
QUE 100 FLORINS
CHACUN, MAIS CEUX
QUI VEULENT ÊTRE
DANS LA LUMIÈRE
DÉBOURSENT
DES SOMMES BIEN
PLUS ÉLEVÉES
PARTOUT, DES DÉTRITUS,
DES SACS DE COUCHAGE
ET DES TENTES
ABANDONNÉS.
LE PEU DE NOURRITURE
QUI RESTE EST SERVI
SOUS FORME DE SOUPE EN
GUISE DE PETIT DÉJEUNER
« La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch » ou « Ronde de nuit » (1642), de Rembrandt. ELECTA/LEEMAGE
L’ÉTÉ DES SÉRIES