22 | SAMEDI 10 AOÛT 2019
littéraire » promu par des écrivains, de
Morand à Sagan en passant par les Hus-
sards. Pour cette critique, l’automobile
devient vite le symbole honni d’une so-
ciété de consommation ayant renoncé à
l’héroïsme au profit d’un confort égoïste.
L’écrivain Jacques Laurent exprimait ainsi
son dédain pour « ce peuple d’automobilis-
tes qui déplorait qu’on dévorât pour un con-
flit fâcheux [la guerre d’Algérie] les crédits
des autoroutes ». Tout le monde connaît le
célèbre texte de Roland Barthes qui fait de
la voiture « l’équivalent assez exact des
grandes cathédrales gothiques ». Mais
l’auteur des Mythologies ne se départit pas
d’une forme d’admiration pour cet objet
fétiche. On a aussi ce regard ironique dans
les films de Jacques Tati, comme Trafic ,
sorti en 1971, qui porte une critique de la
croissance des « trente glorieuses ».
A côté de ces discordances, on voit se
constituer une critique plus systémati-
que, autour de sociologues comme Luc
Boltanski, mais elle connaît un écho plus
faible que les pamphlets comme L’Hom-
mauto (Denoël, 1967), de Bernard Char-
bonneau, auquel répond l’année suivante
un Pour ou contre l’automobile, avec Geor-
ges Poulet et Robert Portal. Le contexte de
Mai 68 favorise ensuite la convergence de
cette critique écologique avec des analy-
ses sociologiques, souvent d’ordre
marxiste, publiées dans la revue Actes.
Mais la « civilisation automobile », j’in-
siste sur ce point, ne s’en trouve pas
atteinte avant le début des années 2000,
et Actes n’a de toute façon pas le même
tirage que L’Auto-Journal ...
Le mandat de Georges Pompidou
(1969-1974), dont on célèbre cette année
le cinquantième anniversaire,
marque tout de même un tournant :
le « tout-automobile » des « trente
glorieuses » semble arriver alors
à son point de rupture...
Cette vision rétrospective est excessive, et
je la récuse pour ma part. Tout d’abord, il
est certain que Pompidou est le contempo-
rain d’une époque qui donne beaucoup à
l’automobile parce qu’elle apporte beau-
coup : l’explosion « mobilitaire » agrandit le
champ des possibles économiques, sur
l’ensemble du territoire, et l’industrie auto-
mobile reste un puissant facteur d’intégra-
tion sociale, en particulier pour les immi-
grés. Comme la poule au pot sous Henri IV,
l’automobile reste un « lieu de mémoire »
heureux dans l’imaginaire des Français. En
revanche, le « tout-automobile » n’a jamais
vraiment existé : la première moitié des
années 1970 est celle qui voit le renouveau
des transports collectifs, avec les premiers
projets, comme l’Aérotrain, qui donneront
naissance ensuite au TGV.
Quant au « grand dessein » parisien de
Pompidou, il prévoit aussi la mise en place
du RER. L’époque est favorable à ces chan-
gements, avec une sensibilité accrue à la
mort routière, jusque-là perçue comme
une forme moderne de la fatalité. La pre-
mière Délégation à la sécurité routière est
instituée en 1972. D’autre part, les années
1970 voient aussi l’invention du « rive-
rain » et les premières contestations de
grands projets d’aménagement autorou-
tiers, dans la foulée de Mai 68 et du Larzac.
Les grandes transformations de Paris sont
ainsi bloquées par une opposition de rive-
rains efficacement structurés en associa-
tions, comme les réseaux qu’anime l’histo-
rien Louis Chevalier, auteur de L’Assassinat
de Paris (Calmann-Lévy, 1977), pour la sau-
vegarde de l’île de la Cité.
Que vous inspirent les projets de
certains candidats à la Mairie de Paris
qui plaident pour la fermeture
du périphérique, inauguré par Pierre
Messmer en 1973 et symbole éminent
de cette période?
La seule échelle pertinente pour penser
les mobilités, c’est celle du Grand Paris. Et
de ce point de vue, le périphérique, boule-
vard central de l’Ile-de-France, n’est pas
aberrant, comme le croient ceux qui le dé-
crivent comme la nouvelle enceinte dont
Paris devrait se libérer, après le mur des
Fermiers généraux et les fortifications de
Thiers. Loin d’être une muraille, le péri-
phérique continue à remplir sa mission
initiale et introduit une porosité démocra-
tique entre la ville-centre et sa banlieue qui
n’a jamais existé auparavant. Il appartient
aux aménageurs de retisser cette ouver-
ture lorsqu’elle a été compromise, comme
on a su le faire récemment autour de la
porte des Lilas. Et la régulation de la vitesse
fait partie, à juste titre, de ces aménage-
ments nécessaires.
Quel regard portez-vous sur la crise des
« gilets jaunes »? Que peut-on penser
de ce rapport ambigu des Français du
XXIe siècle à l’égard de l’automobile?
Jacline Mouraud, figure de proue du
mouvement à l’automne dernier, a été pré-
sentée comme la porte-voix des automo-
bilistes excédés par la limitation de la
vitesse à 80 km/h et pressurés par l’aug-
mentation du prix des carburants. Depuis
plusieurs années, une forme de « pouja-
disme automobile » s’est développée, du
fait d’un discours politique ayant perdu de
vue le rôle de l’automobile pour des mil-
lions de ménages périurbains. Il faut
cependant se garder de toute essentialisa-
tion de l’automobiliste, car les usages sont
très divers. Il me semble qu’avec la discus-
sion autour du projet de loi d’orientation
des mobilités, adopté par l’Assemblée
nationale le 18 juin, les parlementaires ont
pris conscience de la nécessité d’infléchir
un discours devenu culpabilisateur et de
réhabiliter la route comme outil d’aména-
gement primordial. Les usages de la route
ne se limitent d’ailleurs pas à la locomo-
tion individuelle, on le voit avec le déve-
loppement du covoiturage.
De façon générale, l’automobile est une
composante essentielle de la cohésion des
sociétés démocratiques, garante d’un
« droit à la mobilité ». Le film Green Book.
Sur les routes du Sud (2018), de Peter
Farrelly, en montre un exemple : pour les
minorités afro-américaines ou les fem-
mes, prendre le volant était une manière
de s’inscrire dans le mythe américain et de
revendiquer une forme de normalité. Ce
que la crise des « gilets jaunes » a montré,
c’est l’urgence de retrouver la voie de ce
que j’appelle un « automobilisme républi-
cain ». Car le désir d’automobilité reste
intact : avec un million de visiteurs tous les
deux ans, le Mondial de l’auto reste le pre-
mier salon parisien, devant le Salon de
l’agriculture (600 000 visiteurs), pourtant
plus médiatisé... et politisé !p
propos recueillis par
jean-hubert grasset
Prochain article La pneumologue
Jocelyne Just
UNE FORME DE
« POUJADISME
AUTOMOBILE »
S’EST DÉVELOPPÉE,
DU FAIT D’UN
DISCOURS
POLITIQUE AYANT
PERDU DE VUE
LE RÔLE DE
L’AUTOMOBILE
POUR DES
MILLIONS
DE MÉNAGES
PÉRIURBAINS
Mathieu Flonneau « Il est urgent de retrouver
la voie d‘un “automobilisme républicain” »
EN VOITURE 5 | 6 Comment le rapport de l’humanité à l’automobile
a-t-il évolué au fil du temps? Pour l’historien des transports,
la « culture automobile », à laquelle les Français restent attachés,
est un facteur d’inclusion sociale et de cohésion territoriale
OLIVIER BONHOMME
ENTRETIEN
M
athieu Flonneau, maître de
conférences à l’université Pa-
ris-I-Panthéon-Sorbonne, est
spécialiste d’histoire sociale et
culturelle de la mobilité. Il est
par ailleurs président du groupe
de recherche P2M (« passé présent mobi-
lité »). Il a notamment écrit Les Cultures du
volant. Essai sur les mondes de l’automobi-
lisme (Autrement, 2008) et Défense et illus-
tration d’un automobilisme républicain
(Descartes & Cie, 2014).
Comment l’automobile, outil
de distinction sociale au début de son
histoire, est-elle devenue l’élément
d’une nouvelle culture populaire?
Les inventeurs et pionniers sont effecti-
vement issus des catégories privilégiées
de la société, et une controverse accompa-
gne les premiers automobilistes à la Belle
Epoque, dénoncés, dans les journaux
populaires, comme des « écraseurs ».
Pourtant, dès le départ, cette élite qui s’est
passionnée pour l’automobile se préoc-
cupe de la diffusion des véhicules utilitai-
res dès le premier salon, organisé à Paris
en 1898 par l’Automobile club de France et
qui draine déjà un grand nombre de visi-
teurs – une centaine de milliers. Très vite,
l’accent est mis sur le développement des
transports collectifs et, dès 1913, les omni-
bus automobiles ont entièrement rem-
placé les véhicules hippomobiles à Paris.
Ce que j’appelle l’« automobilisme » dési-
gne donc toute la civilisation qui s’est
constituée depuis plus d’un siècle autour
de cet objet dans lequel les futuristes
voyaient le symbole de la modernité, un
objet qui a changé nos perceptions des
distances et des territoires, comme en
témoigne l’émerveillement d’un Marcel
Proust, qui parlait de la voiture comme de
« la belle mesure du monde » et préférait
encore plus les trajets avec son chauffeur
que les voyages en train.
Cet automobilisme ne se résume
donc pas à l’individualisme
que l’on reproche souvent
aux conducteurs?
Evidemment, l’usage de l’automobile est
valorisé comme permettant l’accès à
l’autonomie et à une forme de bonheur
individuel. Cela peut faire sourire
aujourd’hui, mais ça n’en reste pas moins
vrai pour beaucoup de jeunes ruraux ou
périurbains, pour lesquels le permis repré-
sente encore l’accès à une certaine liberté.
Mais la dimension collective es t, elle aussi,
essentielle : la voiture reste un outil d’in-
clusion sociale et de cohésion territoriale.
C’est aussi un élément de transmission et
d’unité entre les générations. Que ce soit
pour payer le permis de conduire ou ache-
ter la première voiture, les grands-parents
jouent un rôle fondamental dans l’acces-
sion de leurs petits-enfants à la mobilité,
un rôle qui, de façon significative, n’est pas
dévolu aux parents, puisqu’il s’agit d’une
première émancipation à l’égard du foyer
familial. De la même façon, pour les per-
sonnes âgées, le fait de ne plus pouvoir
conduire est parfois vécu comme une
forme d’exclusion sociale.
Depuis les années 1960, l’anti-
automobilisme constitue pourtant
un genre à part entière. Quels sont
les ressorts de cette critique
et comment expliquer son écho?
L’anti-automobilisme n’est pas nouveau,
en effet, et apparaît d’abord comme une
critique grinçante d’une forme de « mythe
L’ÉTÉ DES IDÉES