UN ÉTÉ AVEC GUSTAVE ROUD (7/7)
Poète, photographe, marcheur, Gustave Roud
(1897-1976) guettait le paradis dans les
collines du Jorat. Le Centre des littératures
en Suisse romande de l’Université de
Lausanne prépare l’édition critique de ses
œuvres complètes, à paraître dès 2021 aux
Editions Zoé. Comme ultime avant-goût,
quelques pages inédites ou oubliées
◗ Gustave Roud attachait une grande importance
aux notes qu’il a prises tout au long de sa vie et
qui constituent son Journal. Qu’il les ait inscrites
dans les carnets qu’il emportait avec lui lors de
ses marches dans le Jorat ou rétrospectivement
à sa table de travail, il avait pour habitude de les
réunir, le plus souvent chronologiquement, afin
de pouvoir plus facilement y accéder et les relire.
Ces «Notes retrouvées» proviennent de deux feuil-
lets inédits, en partie dactylographiés, en partie
manuscrits, conservés dans le fonds Gustave Roud
au Centre des littératures en Suisse romande de
l’Université de Lausanne. Il y
est question des fleurs, pas-
sion constante du poète qui
apprécie leur beauté délicate,
leur fragilité et leur langage,
qui manifeste combien elles
sont «proches de nous». En
portant son attention sur les
fines fluctuations de l’espace
qui l’entoure, Roud découvre
dans la nature des rapports
avec son art. Ces pages
révèlent la qualité de son
observation. Réflexions, émo-
tions et désirs se mêlent aux
descriptions. Face au paysage
et aux réalités rurales, Roud
médite sur l’absence et la pré-
sence des choses, sur son lien
à la nature, sur ses relations
avec Olivier, son ami paysan.
Les notes roudiennes font
ainsi alterner l’expression de
la plénitude d’un accord avec
le monde et le constat d’un
décalage douloureux envers
le réel. n ALESSIO CHRISTEN
«LE PAYS
D’UNE
EXTRÊME
DOUCEUR»
SANS DATE
J’ai cueilli quatre tiges de pulmonaires à la lisière du ravin (un
bûcheron parmi les branches tache fauve et bleue), je les tiens
dans ma main les feuilles vert gras se teintent de rouge à leur
pointe, les fleurs mes pensées sont sans couleur, mais de mille
nuances délicates.
Je veux les tenir tout près de mon visage, sentir en froissant ces
tiges l’odeur de l’année qui commence à vivre, un immense paysage
flou dans la lumière sans force. Vert et violet, tout est bâti sur ces
deux tons et leur mélange. Haies, forêts nues, champs, labours, ces
prairies et leurs courbes où transparaît le vert futur. Là-haut, sous
les nuages de plomb, les dernières taches de neige que l’ombre sauve
encore aux replis des collines.
Mes poèmes sont si lents à s’épanouir que chacun garde l’image
du précédent prise parmi ses strophes, comme la feuille de l’aloès
où l’arabesque s’est moulée de celle qui la contenait.
SANS DATE
Le vert augmente, et toutes les autres couleurs renaissent: image
de l’esprit envahi par une idée, ou du cœur par une passion.
SANS DATE
Bonheur : celui de sentir à son épaule le soleil du matin comme un
grand frère qui se penche vers vous, et comme une autre présence.
La présence de Dieu dans le soleil du matin. Toujours je l’ai sentie
et quand j’avance vers le midi en baissant la tête (et il se tient à mes
côtés, fraternellement) c’est tout de suite à saint François que je pense:
de Te, Altissimo, porta significatione...
SANS DATE, LA GOTTAZ, JEUDI SOIR
Ma seule consolation, ma seule. Je suis monté à travers les
foins en fleurs, les graminées délicatement déployées, le soleil
descend sur les prairies roses translucides, – déjà des fau-
cheuses, des faucheurs. Olivier (le bruit de sa faux à chacune
de mes paroles).
9 JUIN 31
Les feuillages sont si beaux ce soir, en grandes masses sombres,
pesantes, d’un vert presque noir; des jets de soleil blanc caressent la
toison des prairies, délicatement. En arrivant vers la maison d’Olivier,
émotion jusqu’aux larmes à l’idée que c’était peut-être la mienne, que
le banc m’attendait avec le bruit tranquille de la fontaine, – et le repos.
Rêve.
Cueillir une gerbe de scabieuses, fleuries cette année comme
elles n’ont jamais fleuri ( tout a fleuri et feuillé à miracle cette année),
et la lui donner.
La nuit vient. Je n’ai pas la force de partir. Je me couche dans
l’herbe, le dos au jeune peuplier dont les feuilles imitent une source,
une averse, pluie suspendue. Les alouettes chantent comme à
l’aube. Le coucou. – Je n’aurais pas dû rester vers eux, au soir de
leur dure journée de travail, mes mains pleines de journaux et de
fleurs, mais comment partir? Il fait bon attendre la nuit, j’allais
dire perdu dans cette campagne de juin, quand je suis à deux pas
d’Olivier! Mais la distance est une affreuse réalité , distance d’avec
tout ce qui est vivant , tandis que les morts me touchent.
Il faudrait ne plus jouer sur les mots, établir une fois pour toutes
le degré de vérité du paradoxe: absence = présence.
Quelle majesté, quelle sérénité! Pourquoi les craindre (le
rythme de fièvre peut trahir autant d’ apprêt que celui de la paix
et du calme). [...]
JEUDI D’ASCENSION, 5 MAI 1932
Mon bonheur cette année, sortir par les prés, au hasard. De moins
en moins l’homme de la table à écrire, de la chambre. Depuis que
les champs ont reverdi, tout le pays redevenu d’une extrême douceur.
Par temps couvert, comme aujourd’hui, nul contraste: un univers
de valeurs proches où tout retrouve une densité voisine. Les nuages
sont lourds comme l’herbe et la terre labourée légère comme le ciel.
J’ai cueilli le premier myosotis, regardé se pencher sur une eau fugi-
tive les touffes éclatantes des populages. Il me semblait, par élans,
que c’étaient des vivants , tout proches de nous. Langage des fleurs.
Et j’aurais parlé longtemps avec la tige de myosotis peu à peu fanée
par la tiédeur de ma paume. Rencontré Constant Desmeules. Mon
amitié pour cet homme bon et volontaire. Au bois de Vucherens
crudité tempérée par tant de chants d’oiseaux amusés. Je pense
qu’Olivier dort. Hier soir, dans l’ombre du couvert de la fontaine, des
bras nus, en chemise bleue, il rayonnait une beauté et une bonté
charnelles ineffables. Dès le grand jour, vieilli, c’était un autre homme.
23 NOVEMBRE 1933
Ce matin je suis remonté vers Olivier qui coupait au sécateur ses
osiers luisants bruns jaunes et rouges; en pantalon bleu pâle, cotte
bleu sombre, les yeux très bleus quand il les levait, agenouillé, vers
moi debout contre le ciel. Bonheur d’une «calme causerie».
En redescendant, près du verger de M. Pasche, le moutonnier fai-
sait paître son immense troupeau. Tout près de la route, un groupe
confus d’agneaux, de béliers, de brebis, saisis d’une inexplicable
allégresse, bondissaient tous ensemble, ou tour à tour. J’entendais
Berthe rire au loin de ces gambades désordonnées. Puis le chien au
galop les a pris d’un seul circuit comme un coup de filet, et les a fait
rejoindre le reste du troupeau près de leur maître. Emotion devant
cette scène si simple, si grande aussi parce que directement, étroi-
tement liée à la grandeur biblique (non évangélique). – Décidément,
je ne puis ne pas être du «parti» des moutons. Mais larmes de plus
en plus faciles. Ce soir un lied quelconque – chanté il est vrai par
Schlusnus, a suffi.
Ce soir, visité par des souvenirs de moissons, ma fin d’après-midi
à Villars parmi les grands hommes nus luisants et musclés du
chantier des chômeurs.
Gustave Roud s’est livré à de nombreux autoportraits. Une manière pour le poète de chercher à saisir sa place dans le monde. Pour lui, nos identités sont aussi mouvantes
que les nuages. (FONDS PHOTOGRAPHIQUE GUSTAVE ROUD/SUBILIA, BCUL, AAGR)
DATES
1897 Naissance
de Gustave Roud
à Saint-Légier (VD).
1932 «Petit Traité
de la marche
en plaine».
1945 «Air
de la solitude».
1967 «Requiem».
1968 La
collection Poètes
d’aujourd’hui
lui consacre
un volume.
1976 Meurt
à l’hôpital
de Moudon.
(ASSOCIATION DES AMIS DE GUSTAVE ROUD)
28 LIVRES
LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 17 AOÛT 2019