2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
Chantal Nicolet Schori a grandi dans une ferme, non loin de La Chaux-de-Fonds. Son métier de libraire lui vient d’une passion
de toujours pour la lecture et d’une vive curiosité pour le monde et les gens. (THIERRY PORCHET POUR LE TEMPS)

«NOUS AVONS NOS PROPRES


BEST-SELLERS»


PAR ÉLÉONORE SULSER
t @eleonoresulser

A La Chaux-de-Fonds, la ville natale de Blaise
Cendrars, Chantal Nicolet Schori fait vivre
la littérature et la poésie avec enthousiasme
et humanité
◗ Il fait frisquet en ce mardi 13 août à La Chaux-de-
Fonds: 14 petits degrés. Chantal Nicolet Schori fris-
sonne dans sa belle veste bordeaux. Vite, quittons la
gare pour rejoindre La Méridienne où il fait bon, pour
se réchauffer parmi les livres.
Le Pod (av. Léopold-Robert), vers la zone piétonne
et la rue du Marché. Quelques magasins sont fermés:
ici, comme dans d’autres villes romandes, le centre-
ville perd ses commerces. Mais, dit la libraire en
marchant, à La Chaux-de-Fonds, la culture reste
vivante; il y a toujours quelqu’un pour lancer une
nouvelle idée et faire vibrer la ville.
Pour preuve, La Plage des Six Pompes, festival de
théâtre de rue, vient de s’achever: quelques vestiges
du passage de la foule jonchent la place du Marché.
Autre preuve – s’il en fallait –, La Méridienne, dont
on pousse la porte, est née sur les ruines d’une
banque, le Crédit foncier neuchâtelois. «Nous étions
très fières de ça», dit Chantal Nicolet Schori, qui
montre les arcades des guichets en bois cognac qui
traversent encore la librairie, désigne les vitrines
blindées aujourd’hui ornées de livres, d’affiches,
d’objets décoratifs et colorés, et nous entraîne au
sous-sol devant l’énorme porte rouge de l’ancien
coffre-fort: impossible à démonter, elle est désormais
recouverte d’images de littérature jeunesse.
Et de raconter comment quatre femmes, trois
libraires et une administratrice, ont ouvert, il y a
vingt-trois ans, la SARL La Méridienne. Trois des
cofondatrices sont aujourd’hui parties – en retraite
ou vers d’autres amours – et Chantal Nicolet Schori
reste seule à la barre avec l’aide de son époux, d’une
comptable et de libraires à temps partiel, dont Karim,
qui nous adresse un immense sourire. «Pour moi,
dit Chantal, l’accueil du client est primordial. Un
libraire doit avoir au moins deux cerveaux: un pour
gérer les livres [représentants, commandes, mise en
rayon, organisation de lectures d’écrivains, retours,
et tout ce qui s’ensuit, ndlr] et un pour recevoir et
écouter les clients.»

NOURRITURES TERRESTRES
Malgré son imposant passé bancaire, la librairie
multiplie les coins et recoins: on grimpe trois
marches et voici le disquaire Gabson + HiFi, coloca-
taire dès les débuts, et qui diffuse en douceur ses
trouvailles de musiques du monde, jazz ou classique.
«C’est un peu plus rock parfois, le samedi après-
midi», sourit Chantal Nicolet Schori, qui se réjouit
de cette symbiose entre livres et musique.
Caché derrière des bibliothèques, cognac elles
aussi, voici le coin des enfants: un lieu tout petit et
cosy où s’asseoir; où il suffit de tendre la main pour
attraper un livre soigneusement choisi: «On ne
trouve pas ici les mêmes albums qu’en grande sur-
face. C’est un rayon qui vit bien, pour lequel on nous
demande beaucoup de conseils, note la libraire. Les
enfants viennent bouquiner le samedi, pendant que
leurs parents sont au Café du Coin.» A moins que ces
mêmes parents ne soient installés sur la chaise en
cuir offerte aux lecteurs de poésie – «rayon auquel
je tiens beaucoup, tout comme à celui du théâtre»


  • ou en train de feuilleter un nouveau roman, instal-
    lés sur la méridienne en osier couleur crème, qui,
    comme de juste, trône entre les tables de livres.
    Il y a des rayons qu’on ne trouvera pas à La Méri-
    dienne. Inutile d’y chercher du développement
    personnel ou de l’ésotérisme, ni de piles de gros
    vendeurs de littérature doudou, «le dernier Machin
    ou le dernier Truc, nous en avons un exemplaire
    pour qui le demande, mais ce n’est pas ce que nos
    lecteurs viennent chercher. Il n’y a aucun mépris
    de ma part mais on les trouve ailleurs», dit Chantal
    Nicolet Schori. Elle revendique des choix et des
    coups de cœur: «Nous avons nos propres best-sel-
    lers. J’ai vendu quarante exemplaires du dernier
    Francesca Melandri!» se réjouit la libraire. Place ici
    à la littérature de Suisse et du monde, aux essais
    littéraires, au théâtre, à la poésie, à la philosophie,
    aux beaux-arts et à l’histoire; l’intitulé «littérature
    vagabonde» invite le lecteur au voyage; tandis que
    des policiers soigneusement sélectionnés voisinent
    malicieusement avec l’étiquette «nourritures ter-
    restres» et son bel assortiment de livres de cuisine.
    Le samedi, les lectures d’écrivains arrosées d’un
    apéro à la bonne franquette ne sont pas rares. Domi-
    nique de Rivaz, Jean-Bernard Vuillème, Odile Cor-
    nuz, Thomas Sandoz, Daniel de Roulet, Frédéric
    Pajak et bien d’autres font partie des habitués. De
    France, on vient aussi. Et on revient même: comme
    Marie-Hélène Lafon, que chérit la librairie et qui
    chérit La Chaux-de-Fonds.


RICHESSE FOLLE
Toute l’équipe lit. «C’est important. Ici, les gens
partagent énormément, il faut être au courant.»
La «ligne éditoriale» est donc celle que dessinent
les lectures des libraires mais aussi celle qu’ont
tracée les habitués, souvent fidèles depuis vingt-
trois ans. «Certains ont grandi avec la librairie: on
les a vus d’abord dans le coin des enfants, puis ils
sont venus ici acheter leurs livres d’école, devenus
étudiants, ils reviennent encore parfois comman-
der des ouvrages ici.»
«Chaque client amène un nouveau sujet. Et ça c’est
extraordinaire. C’est d’une richesse folle», dit Chan-
tal Nicolet Schori, qui évoque le réseau serré de soli-
darités, d’intérêts, de passions, de vies dont La Méri-
dienne est le centre. Lorsqu’un client ne trouve pas
son bonheur chez elle, elle l’envoie chez Payot ou
dans l’une des deux librairies de BD de la ville. Ses
collègues font de même avec elle. Le Club 44, l’ABC,
le TPR, les musées, des associations, mais aussi les
bibliothèques et les écoles, tous travaillent en bonne
intelligence avec La Méridienne.
Tandis que nous parlons, la professeure d’un
lycée voisin vient faire ses commandes de rentrée
scolaire. La rentrée littéraire pointe, elle aussi;
Chantal Nicolet Schori s’est déjà précipitée sur le
dernier Pajak – «Je suis une fan absolue du Mani-
feste incertain. » Avec ces deux «rentrées», la
libraire sait que, jusqu’à Noël au moins, la tâche
va être rude: «C’est un sacerdoce, ce métier, dit-
elle, mais ça en vaut la peine. Ce sentiment d’avoir
une place au cœur de la ville, de compter, d’avoir
un rôle à jouer, c’est enthousiasmant.» n
La Méridienne, rue du Marché 6, à La Chaux-de-Fonds,
http://www.librairielameridienne.ch

FEMMES DE LIVRE (7/7)


Elles sont nombreuses en Suisse romande à avoir fait
de leur amour de la lecture un métier: libraire. De Sion
à Yverdon, de Delémont à Carouge, elles veillent à partager
le goût des mots. Plein soleil sur quelques passionnées.

Genre | Roman
Auteur | Chiara
Meichtry-Gonet
Titre | Passage des
cœurs noirs
Editeur | Bernard
Campiche
Pages | 144

Madeleine, qui n’ont finalement jamais vécu
ensemble mais qui ont eu une fille, Heloïse, jeune
étudiante dont tombe amoureux Virgile, jeune ban-
quier qui a perdu sa mère, Livia, trop tôt. Se pour-
rait-il que Guillaume ait connu Livia? Qui sont toutes
ces femmes qui tournent autour de Virgile?
Quatuor d’ombres et de lumières, pénétré par
l’amour, mais entouré d’un cercle de secrets, de
silences et de solitudes. Leurs voix se mêlent et se
démêlent, un peu, au fil de ce court roman qui vire-
volte avec une force tranquille surprenante sur les
peines et les joies des personnages principaux. On
partage leurs sentiments, des sommets aux abysses,
on devine des non-dits, mais on ne saisira pas tout
de ces cœurs noirs de passage. Les morts laissent
des «creux» qui ne se «remplissent jamais».
Si la vie est bien là, et c’est le choix que fera défi-
nitivement Virgile avec sa fille Alma, c’est pourtant
bien la mort qui plane sur ce livre, mais sans lour-
deur aucune, car sous la plume de Chiara

PAR JEAN-FRANÇOIS SCHWAB

Dans un court roman empli de tendresse
et de nostalgie, l’auteure romande Chiara
Meichtry-Gonet plonge ses personnages dans
les vertiges de l’amour. Un récit virevoltant,
d’une force tranquille étonnante

◗ Ces gens qu’on aime par-dessus les autres, plus
que tout, si vite, si fort, dès la naissance, depuis le
ventre, dès l’adolescence ou plus tard, depuis un
choc amoureux dans le cœur et la tête. Ces gens,
enfants, parents, filles, garçons, hommes, femmes,
mariés ou amants, ces amours d’une vie, de passage,
qui passent puis trépassent, parfois trop vite. Cette
évanescence des vivants tant aimés face à l’absurdité
de destinées mortelles, c’est ce que raconte sans
pathos ni débordements tragiques le deuxième
roman de l’écrivaine romande Chiara Meichtry-Go-
net, dont la beauté mystérieuse se love dans le titre
déjà: Passage des cœurs noirs. Il y a Guillaume et

ceux qui restent de passage sur terre, cette question
centrale et profonde qu’aborde avec philosophie et
poésie cette lecture éclair: comment vivre humai-
nement, sans béquille aucune, avec toutes nos
morts? Sur ce socle mouvant et incertain, Passage
des cœurs noirs ne donne heureusement pas de
réponse, concentré sur son territoire littéraire, son
récit et son langage, et superposant avec tendresse
et nostalgie liens amoureux, filiaux et amicaux. n

Meichtry-Gonet, née à Lausanne en 1977 avant de
grandir en Valais où elle vit et travaille aujourd’hui,
la mort «ricane» et «rigole bien».

LES ÂMES VAGABONDES
Avec beaucoup d’aisance, l’auteure de La Part des
ombres (2014) nous emmène au cœur des émotions
et réflexions intérieures de ce quatuor énigmatique,
avec ses rêves et ses angoisses, ses désespoirs et ses
espoirs, ses souvenirs et ses regrets, ses pertes et
ses renaissances, au gré des saisons, à la ville ou à
la montagne. Et pour qui la mort n’emporte pas tout.
«Les émotions sont. Elles ont leur langue, leurs mots.
Parfois, ces mots se donnent la main par-dessus les
âmes. Parfois, ils n’ont même plus d’utilité, même
plus d’essence, ou alors la langue commune est si
forte qu’elle n’a pas besoin de s’appuyer sur leurs
syllabes, leurs sons, leurs cathédrales.»
Ames vagabondes en quête de sérénité et de paix,
que ce soit sur la terre ou dans le ciel. Mais pour

DANSER AVEC LA VIE QUAND ON SE SAIT MORTEL


LIVRES 27


LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 17 AOÛT 2019
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