Chasseur d’images N°414 – Août-Septembre 2019

(Michael S) #1

Chassimages.c m - CI 414 35


saie de contribuer à écrire l’Histoire du
côté des vaincus.


Comment le photographe que vous


êtes cerne-t-il les favelas?
J’avais repéré la favela Agua Branca sur
la route de l’aéroport: un enchevêtre-
ment chaotique de baraques
construites au-dessus d’un égout à ciel
ouvert. J’ai trouvé le moyen d’y entrer
par Brito, un rasta qui a été mon pas-
seur et qui, au fil du temps, est devenu
mon ami. Il cumulait quatre ou cinq
boulots pour survivre. La nuit, grâce aux
programmes d’éducation mis en place
par le gouvernement du président Lula,
il étudiait pour devenir avocat, ce qu’il
est devenu en 2014, à l’âge de 54 ans.
On parle beaucoup de la violence dans
les favelas, mais celle qu’on leur fait
subir est beaucoup plus terrible. La plu-
part des personnes qui vivent là travail-
lent dur et n’ont pas les moyens d’amé-
liorer leur quotidien, parfois elles
peuvent être relogées à trois heures de
transport en commun de leur lieu de
travail, en lointaine périphérie, dans des
zones de non-droit. Avant de pouvoir
photographier les habitants d’Agua
Branca, il a fallu me familiariser avec
eux, établir un rapport de confiance,
pour que les gens comprennent ma
démarche, se reconnaissent dans ce
que je voulais faire. Je suis souvent frus-
tré quand je réalise une commande
pour la presse, sans qu’on m’accorde le
temps d’observation nécessaire. Au
Brésil, je l’ai pris, et à chaque fois sur des
périodes de deux ans.


Qu’est-ce qui change quand on fait le
portrait d’une star de cinéma, d’un
habitant d’Agua Branca?
C’est toujours un dispositif que je mets en
place, avec la recherche d’un fond, une
lumière pour ensuite me concentrer sur la
relation avec le modèle. De plus en plus,
avec les acteurs du monde culturel ou les
personnalités politiques, on est entouré
d’attachés de presse. Il y a très peu de
temps pour créer la rencontre. Avec les
habitants d’Agua Branca que je connais-
sais auparavant, je les arrêtais tôt le matin
sur leur trajet vers l’arrêt de bus, sur le che-
min du travail, et je les photographiais en
pied, devant un mur. Les plus jeunes, je
faisais leur portrait devant chez eux.


Peut-on parler de misère dans le


Brésil urbain d’aujourd’hui?
Sur une période de deux ans, mon quoti-
dien a consisté à partir très tôt le matin
avant l’ouverture des bouches de métro
qui déversent les gens venus de toutes


les périphéries pour travailler dans le
centre-ville. Sur les trottoirs, les sans-abris
couchés, enveloppés comme des
momies se réveillaient à ce moment, par-
fois délogés par les services municipaux
à coups de jets d’eau, alors qu’on trouve
en ville des immeubles entiers abandon-
nés et vides. Quand je photographiais
tous ces sans-toits endormis, je pensais
souvent à Paul Virilio et à son exposition
“Ce qui arrive”, présentée à la Fondation
Cartier, dans laquelle il explique que les
attentats du 11 septembre 2001 mar-
quent le début de la première guerre
mondiale civile. Tous ces hommes et
femmes, très souvent venus du Nordeste

chercher l’Eldorado, se retrouvent en
bout de course dans la rue, sous une
bâche comme seul abri.
Que ressent-on en passant des sans-
abris de São Paulo aux habitants de la
forêt amazonienne?
Il y a dans la forêt un esprit communau-
taire avec les descendants des “soldats du
caoutchouc”, ils aiment leur environne-
ment, même si les plus jeunes sont attirés
par les villes. Ils pourraient juste bénéficier
d’un meilleur contexte d’éducation, de
santé et d’économies réparatrices. La forêt
ne serait-elle pas un grand jardin? En ville
ou en forêt, je parle toujours d’habitants
en condition de précarité, exilés ou vivant
sous la menace d’un déplacement forcé.
Le portrait est-il un genre facile à expo-
ser et à vendre en galerie?
Je n’en ai aucune idée, je n’ai jamais
essayé, mais je ne suis pas du tout
contre la perspective de vendre des
tirages, une solution qui me permettrait
d’être encore plus disponible pour mes
projets documentaires.
Sur quel projet peut-on vous attendre?
Je pense évidemment aux migrants, ren-
dre visibles les invisibles.
Propos recueillis
par Gilles La Hire


  • Ludovic Carème - Brésils. Exposition présentée
    à la Friche la Belle de mai (Marseille), jusqu’au 25 août.


Déforestation, Seringal Curralinho, Acre, Brésil 2016 © Ludovic Carème 2016/Modds

Immeuble abandonné, Centre de São Paulo, rua Alameda
Cleveland, quartier Campos Eliseos, Brésil 2012.
© Ludovic Carème 2012/Modds
Free download pdf