14 | MERCREDI 7 AOÛT 2019
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S
i vous connaissez déjà La Hulotte,
sautez ce premier paragraphe, rien
de ce qu’il raconte ne saurait vous
étonner. Sinon, faites le test suivant :
lors de votre prochaine réunion de famille ou
dîner entre amis, demandez qui connaît le
journal « le plus lu dans les terriers ». Devant
vous, le monde se séparera en deux. D’un
côté, des regards interloqués, voire inquiets.
De l’autre des yeux brillants, bientôt des sou
rires complices, et la satisfaction manifeste
de ceux qui en sont. Aucun mépris, non, ce
n’est pas le style de la maison. Juste le bon
heur de partager quelque chose d’essentiel.
Lorsqu’il avait reçu Pierre Déom, fonda
teur et unique rédacteur de La Hulotte, pour
son émission « Bouillon de culture », en no
vembre 1996, Bernard Pivot avait confessé
son ignorance initiale. Il avait surtout décrit
ce sentiment progressif de découvrir une
confrérie, à défaut d’y entrer tout à fait. Des
documentaristes animaliers, chercheurs
éminents, écrivains plus ou moins reconnus
mais aussi de simples amoureux de la na
ture, observateurs compulsifs ou prome
neurs du dimanche, partageaient un même
culte : celui d’une revue aussi savante qu’ac
cueillante, au ton léger mais aux informa
tions irréprochables, écrite à hauteur d’en
fant mais propre à instruire les plus érudits
des adultes. La publication s’apprêtait alors
à fêter ses 25 ans.
En janvier 2022, elle célébrera son demi
siècle. Et, sauf cataclysme, sa formule intem
porelle n’aura pas bougé d’un iota. Une ving
taine de feuilles A4 soigneusement impri
mées, pliées en deux et agrafées pour former
un joli petit livret en noir et blanc, entouré
d’une souriante et élégante couverture cou
leur. Un texte courant donc sur trentedeux
à quarantehuit pages, agrémenté d’encadrés
et de nombreux et magnifiques dessins. Le
tout « consacré à un animal ou à une plante
que l’on traite comme un héros », résume
Pierre Déom. Il poursuit : « Traiter d’un milieu
nous forcerait à effleurer le sujet. Nous avons
choisi de nous focaliser chaque fois sur une es
pèce, en lui conservant toute sa complexité ».
Ouvrir les derniers numéros, c’est donc s’im
merger dans l’univers de la coccinelle à sept
points, du lierre, de la petite chouette ou du
chabot commun, suivre le rougegorge, le
lynx boréal, la mulette perlière ou l’escargot
des haies. L’aventure au détour du chemin.
« IRRÉGULOMADAIRE »
Qui sera au cœur du prochain? Deux fois par
an, quelque 150 000 abonnés répartis dans
70 pays se posent la même question en dé
couvrant dans leur boîte aux lettres l’enve
loppe devenue familière. « Enfin, deux fois par
an, quand tout va bien », corrige Pierre Déom,
qui préfère parler d’« irrégulomadaire ». « On
s’abonne pour six numéros, reprend sa
femme, Christine, responsable de l’équipe de
six personnes qui assure l’administration, la
documentation et les relations avec les lec
teurs. Normalement, ça veut dire trois ans. En
cas de problème, vous êtes abonné plus long
temps... » D’accord, mais ça ne répond pas à
ma question, insisteton. Qui est votre pro
chain héros? « Je préfère éviter de le dire, s’ex
cuse Pierre Déom, intraitable, tel le Bartleby
d’Herman Melville. Nos lecteurs veulent gar
der la surprise. Mais je peux vous expliquer
comment nous choisissons un sujet. »
L’homme fait quelques pas dans son grand
bureau vitré avec vue somptueuse sur la
prairie ardennaise – car La Hulotte niche
dans les Ardennes, nous y reviendrons – et
déplie un collage de trois feuilles successives.
Un bestiaire se déploie sur cinq colonnes :
mammifères, oiseaux, reptiles/amphibiens/
poissons, insectes, plantes... La liste des pré
cédents numéros. « Nous essayons de respec
ter un certain équilibre, mais à vrai dire, je
choisis en fonction de mes envies. J’ai toujours
fait comme ça. »
Toujours, autrement dit depuis janvier 1972
et le premier numéro de La Hulotte des Ar
dennes (la référence géographique disparaî
tra au numéro 4). Quelques mois plus tôt une
équipe de copains, piqués d’écologie et sou
cieux de sensibiliser les plus jeunes, a lancé
les clubs de connaissance et protection de la
nature. « Il nous fallait un bulletin de liaison,
j’ai proposé de m’en occuper », se souvient
Pierre Déom. Instituteur, le jeune homme de
22 ans a la foi des nouveaux convertis. Certes,
il a grandi près des fermes où son père,
ouvrier agricole, offrait sa force de travail.
« Mais ma passion, c’était l’histoire ; mon rêve,
devenir écrivain. Je suis entré à l’école normale
de CharlevilleMézières à 15 ans. Et j’y ai été très
malheureux. J’ai pris conscience que la nature,
que je ne regardais pas, me manquait. »
Si l’adolescent admire Arthur Rimbaud, la
gloire locale, son vrai héros se nomme Rabo
liot, le braconnier solognot du roman de
Maurice Genevoix. « J’ai commencé à baguer
les oiseaux, une sorte de braconnage légal,
tous les plaisirs sans les délits. Et je suis entré
dans le monde de la connaissance. J’ai dé
couvert La Vie des oiseaux, de Paul Géroudet,
un chefd’œuvre scientifique et littéraire, la bi
ble des ornithologues. Des monographies,
classées par volumes (passereaux, rapaces,
échassiers, etc.), des illustrations admirables.
Ça sera mon modèle pour La Hulotte. »
Le titre du bulletin s’impose vite. « Une d’el
les nichait en face de la petite école du village
où j’enseignais. Un chant merveilleux, musi
cal et parfois inquiétant. Un nom à la sono
rité amusante. Et le fait qu’elle se tienne de
bout en faisait un joli personnage à dessi
ner. » Cette chouette bannière recueillera
donc les contributions des cent clubs que le
premier numéro appelle de ses vœux. « Sauf
que les clubs n’ont pas marché. Je n’avais rien
pour remplir le journal. J’ai donc commencé,
puis continué à écrire des articles. »
Car le succès du périodique, lui, est immé
diat. Première femme inspectrice d’académie
en France, Geneviève Robida, aujourd’hui
âgée de 101 ans et toujours abonnée, a donné
le coup de pouce initial en commandant
1 000 exemplaires pour les écoles du départe
ment. En septembre 1972, le fichier compte
déjà 2 000 abonnés. « J’ai pris un premier
congé. Je n’ai plus jamais enseigné. »
Les fondamentaux, il les pose d’emblée.
Ecrire une histoire propre à intéresser un en
fant de 10 ans mais aussi ses parents. Cons
truire des personnages et les laisser, autant
que possible, nous narrer, à la première per
sonne, leurs étonnantes aventures. Ne ja
mais redouter la complexité et oser défier le
diable en multipliant les détails, mais ban
nir le jargon – « pourquoi parler de chaîne
trophique quand on dispose de chaîne ali
mentaire? » Et puis il y a l’humour. Impossi
ble de décrire, sans la trahir, l’espièglerie de
La Hulotte, omniprésente dans la délica
tesse, généreuse et respectueuse. « Je ne cher
che pas à faire de l’humour, juretil, juste à
déposer quelques grains de sel pour déminer
l’esprit de sérieux. Enfant, les sciences naturel
les sérieuses m’assommaient... Et puis ça per
met d’éviter le piège anthropomorphique. Au
second degré, vous pouvez tout vous permet
tre. » Le risque de trop en faire? « Christine
veille. Quand ce n’est pas drôle, elle est intrai
table. » L’intéressée sourit.
LONGUES PROMENADES QUOTIDIENNES
Ces textes singuliers, Pierre Déom les ru
mine au cours de ses longues promenades
quotidiennes, dans la forêt domaniale de
BoultauxBois, le village de 140 âmes qui
abrite la revue et sa maison depuis quaran
tecinq ans. D’autant que près de la moitié
des personnages de La Hulotte logent aux
alentours. « Mais je me méfie de mes intui
tions, plus encore de mes observations, in
sistetil. Je n’écris rien qui ne soit corroboré
par la littérature scientifique. » Chaque nu
méro fait ainsi l’objet d’un travail prépara
toire considérable de la documentaliste,
Claire Ménissier. Des centaines d’articles
sont dépouillés, classés, annotés, pour le
texte mais aussi les dessins.
Car c’est là l’autre particularité de la revue.
Des dessins d’une précision inouïe, réalisés
à l’encre, en grand format, puis réduits pour
entrer dans les pages. Là encore, l’artiste tra
vaille seul. « J’ai toujours aimé dessiner, mais
plutôt des caricatures. D’ailleurs, ça se voit,
faitil en feuilletant, souriant, les premiers
numéros, réédités en coffret. Le portrait, j’ai
appris peu à peu. » Son secret? « Le travail, as
sure l’acharné, à sa table sept jours sur sept,
de 5 h 15 à 20 heures, repas et promenade ex
ceptés. Pour la coccinelle, il y a 2 800 heures
de travail, 6 800 photos étudiées. Car sans
images, rien n’est possible. » Pour réaliser le
numéro consacré à la taupe, il a ainsi at
tendu vingt ans et la mise au point d’instru
ments de prise de vue souterraine avant de
sauter le pas.
A dire vrai, chaque numéro est une aven
ture, des premières ébauches jusqu’au dé
pouillement du courrier des lecteurs, pour
lequel l’équipe s’étoffe, pendant deux mois,
de trois CDD. Il faut lire ces lettres d’enfants
passionnés, d’adultes curieux comme des
enfants, de scientifiques reconnaissants.
« J’ai 50 ans et je suis abonné depuis l’âge de
8 ans, confie un ornithologue. Je suis devenu
chercheur au CNRS grâce à vous. » « Le virus
de la nature, je l’avais, mais celui de la trans
mission, c’est La Hulotte qui me l’a instillé et
qui l’a entretenu, témoigne Luc Gomel, direc
teur du zoo de Montpellier et créateur no
tamment de Micropolis, la cité des insectes,
dans l’Aveyron. Je pourrais presque réciter le
numéro 36/37 sur l’épicéa, le premier que j’ai
découvert. J’avais 13 ans. Et toute ma vie, le
travail de Pierre Déom a été ma boussole. »
Des vocations de scientifiques, mais aussi,
personne n’est parfait, de journalistes. Tel
cet éminent cadre du Monde, qui jure avoir
trouvé sa vocation dans le nid de la jolie
chouette. « J’y ai découvert l’écriture, j’y ai
puisé la matière à mes premiers exposés, j’y
ai même esquissé mon éducation sexuelle,
confietil. Le numéro sur les abeilles a
changé ma vie. La légende familiale dit
qu’après l’avoir lu, je suis allé voir mes pa
rents pour leur demander ce que c’était que
les “supermatozoïdes”... »
A en croire les meilleurs livres, le record de
longévité pour une hulotte sauvage s’élève
rait à 22 ans et 5 mois, et jusqu’à 27 ans pour
un individu en captivité. Notre chouette a
donc largement dépassé ces caps. Par deux
fois, elle a pourtant failli périr. « Une pre
mière fois en 1984, quand nous avons perdu
la commission paritaire car nous ne pu
bliions pas quatre numéros par an, raconte
Christine Déom. Nos tarifs postaux ont été
multipliés par dix. Nos abonnés nous ont
sauvés. La seconde en 1999, l’année de
l’éclipse : une informatisation ratée, des bugs
partout, rien pendant plus d’un an. »
Pas question, donc, de bouleverser le mo
dèle de cette publication hors du temps. Le
site propose bien une exposition photo,
quelques produits dérivés (musette, jumel
les, mangeoires à oiseaux, nichoirs à frelons,
« palais vitré » pour araignées...) et un catalo
gue des numéros précédents, constamment
réédités. Il recueille également les signatu
res pour la pétition antipesticides « Nous
voulons des coquelicots ».
Mais pas de révolution éditoriale en vue. « Il
faudrait que je la fasse sur mon temps de va
cances, mais je n’en prends pas », s’excuse
Pierre Déom. Il y a bien ce rêve caressé depuis
de longues années mais sans cesse repoussé :
réaliser une édition en anglais. Il y a dix ans,
la fine équipe était même allée présenter son
bébé à la foire internationale de Francfort.
Un éditeur américain avait semblé intéressé.
« Jusqu’à ce qu’il nous demande notre tirage,
se souvient Pierre Déom. Je n’ai pas voulu
paraître prétentieux, j’ai dit 120 000. Ça ne
l’intéressait plus. Il nous a pris pour des men
teurs farfelus. » Aujourd’hui, c’est avec ses
propres forces et celles de lecteurs fidèles
que La Hulotte conduit son projet. La revue
Nature et ses quelque 53 000 abonnés n’ont
qu’à bien se tenir. La tawny owl prépare son
envol planétaire.
nathaniel herzberg
Prochain article « The Lancet »
ISABEL ESPANOL
REPÈRES
Création 1972
Propriétaire
Editions Passerage
Fondateur et
directeur Pierre Déom
« La Hulotte », la vie prisée
des animaux
SOUS L’EMPIRE DES REVUES 4 | 6 Actrice centrale de la recherche, l’édition scientifique traverse aujourd’hui
des turbulences. Cette semaine, le parcours hors du commun de la mascotte des naturalistes en tous genres
L’ÉTÉ DES SCIENCES