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MERCREDI 7 AOÛT 2019 | 19
Pour les 75 ans du journal, le PDG du groupe
SCOR, ancien numéro deux du Medef, raconte
sa relation au journal.
Nous sommes le 4 août 1995, il y a près
d’un quart de siècle. Le Monde publie en
« une » un papier d’Erik Izraelewicz [direc
teur du journal du 10 février 2011 jusqu’à sa
mort, le 27 novembre 2012] : « Shanghaï,
“villemonde” de demain ». Erik revient
d’un voyage de découverte de l’empire du
Milieu. Du haut de la Pearl Tower, inaugu
rée quelques mois plus tôt, nous disser
tions ensemble sur l’avenir de la Chine.
Audelà du fleuve Huangpu, nous
voyions le légendaire Bund, l’ancienne
ville, de l’autre côté, la nouvelle zone de
Pudong, chantier titanesque où com
mençaient à fleurir des gratteciel. Nous
avions vu la maquette monumentale de
Shanghaï – 480 m^2 –, qui représentait
avec précision la ville en 2020! Les res
ponsables vantaient avec emphase les
mérites de cette métropole située près de
l’embouchure du YangTsé. Nous étions
fascinés, même si le recours récurrent
aux superlatifs nous agaçait quelque peu.
La Chine n’avait découvert les joies de
l’économie de marché que quelques an
nées auparavant. Nous évoquions Fer
nand Braudel et sa théorie des « villes
mondes ». A chaque moment de l’his
toire, une ville émerge, s’impose
économiquement et rayonne par sa
puissance : Venise, Anvers, Gênes, Ams
terdam, Londres, New York... C’est un
port avec des échanges commerciaux
soutenus, un bouillonnement entrepre
neurial, une armée de bâtisseurs, une
place financière florissante, une volonté
d’expansion urbi et orbi, qui n’a pas for
cément un rôle politique. Après la Médi
terranée, la mer du Nord et l’Atlantique,
le temps du Pacifique étaitil venu?
Un projet devenu réalité
La réponse semble aujourd’hui évidente.
Relisons l’article : tout y est, tout s’est vé
rifié. La Chine a adhéré à l’OMC en 2001.
Shanghaï a abrité l’Exposition universelle
en 2010. Elle a bâti un opéra – un « must »
dans toute villemonde. Le projet décrit
par la maquette est devenu réalité, la vi
sion est devenue béton. Qu’on en juge :
depuis 1995, la population de la ville est
passée de 14 à plus de 25 millions d’habi
tants. Le salaire réel moyen a crû de plus
de 600 %, le PIB de la ville a été multiplié
par dix – désormais supérieur à celui de
l’Autriche ou de la Norvège – et son com
merce extérieur a été multiplié par seize.
La capitalisation boursière de la Bourse
de Shanghaï a été multipliée par près de
27 000 depuis sa création en 1990!
Shanghaï est devenue le plus grand port
à conteneurs du monde depuis 2010... Et
la Chine lance le projet dantesque des
« nouvelles routes de la soie », qui com
bine voies terrestres et liaisons maritimes
jusqu’en Méditerranée. La boucle est bou
clée! Mais s’imposer ne se fait pas sans
heurts : en témoignent les tensions avec
Hongkong, candidate déclassée au statut
envié de villemonde, ainsi qu’avec New
York et les EtatsUnis, qui ont du mal à se
voir « détrônés ». Les « Trade Wars » sur
viennent toujours quand l’un des acteurs
est en passe de perdre la partie...
Erik Izraelewicz, qui dirigera Le Monde
et consacrera deux livres à la Chine, avait
vu juste, déchiffré les tendances, donné
un sens à l’histoire. Et force est de cons
tater que l’histoire lui a donné raison.
Son article méritait bien la « une » : c’est
dans Le Monde que l’on a découvert...
la nouvelle villemonde !
propos recueillis par
dominique gallois
Prochain article Fred Forest
« LE MONDE » ET MOI
DENIS KESSLER
« UN ARTICLE
VISIONNAIRE SUR
LA VILLEMONDE »
A Berlin, « Merkel, elle les enterrera tous »
CORRESPONDANTS DE PRESSE 8 | 12 En Allemagne, où il s’est installé en 2016, le
journaliste
du « Monde » Thomas Wieder a dû se faire au style tout en sobriété de la
chancelière et se débarrasser de ses réflexes de journaliste politique parisien
L
e plus souvent, cela se résume
à : « Et Merkel, alors? » Parfois,
c’est plus familier : « Des nou
velles d’Angela? » De temps en
temps, j’ai droit à : « Que devient
“Mutti”? » C’est simple, depuis que je
suis correspondant en Allemagne, on
ne me parle que d’elle. Quand je dis
« on », je me réfère à mes interlocuteurs
français – famille, amis, collègues jour
nalistes, connaissances plus ou moins
lointaines. A l’instar de ce haut fonc
tionnaire qui m’appelle une ou deux
fois par an, toujours vers 7 heures du
matin (« parce que au Monde vous vous
levez tôt », se justifietil), pour discuter
de la politique allemande en général,
mais surtout d’Angela Merkel qu’il
trouve « incroyable » et dont il m’assure
qu’« elle les enterrera tous »...
Angela Merkel, donc. En m’installant
à Berlin, à l’été 2016, je sais qu’elle va
beaucoup m’occuper. Mais je n’imagi
nais pas à quel point, vu de France, elle
peut intriguer, sinon fasciner. Un ré
cent sondage de l’IFOP sur « l’image de
l’Allemagne en France » me l’a
confirmé. A la question : « En pensant
à l’Allemagne, quels sont les mots et les
idées qui vous viennent à l’esprit? », le
nom d’Angela Merkel a été cité en tête
(25 % des personnes interrogées, et
même 34 % pour les seuls 1824 ans),
loin devant « Europe », « rigidité, aus
térité » et « guerre » (ex aequo à la
deuxième place, 9 %).
Le phénomène tient sans doute en
partie à la place singulière qu’occupe le
président de la République dans l’ima
ginaire des Français. Vivre dans un
pays dont le passé monarchique conti
nue de façonner la culture politique ne
peut que conduire à croire qu’il en est
de même ailleurs. Je n’y ai pas échappé.
C’est avec cette grille de lecture que
j’arrive à Berlin. Je comprends toute
fois vite qu’il faut m’en défaire. Et qu’il
est urgent de me débarrasser de ré
flexes qui ont façonné ma vie d’avant
- le journalisme politique à Paris.
En habitué des comptes rendus des
conseils des ministres, le mercredi, à
l’Elysée, je m’attends à des rendez
vous, une fois par semaine, à la chan
cellerie. Erreur. A Berlin, trois rencon
tres hebdomadaires ont lieu entre les
journalistes et l’exécutif – lundi, mer
credi et vendredi en fin de matinée – à
cinq cents mètres de la chancellerie,
dans l’immeuble de la Bundespres
sekonferenz, une association de jour
nalistes fondée en 1949. Autre
différence : les porteparole de tous les
ministères sont présents, et non,
comme en France, uniquement celui
du gouvernement.
Qu’estce que cela change, me direz
vous? Sur le fond, pas grandchose. Les
porteparole de ministres manient
aussi bien la langue de bois à Berlin
qu’à Paris, et ce n’est pas parce qu’ils
répondent aux questions des journa
listes trois fois par semaine au lieu
d’une qu’ils donnent plus d’informa
tions ou qu’ils expliquent mieux la po
litique menée. Mais, symbolique
ment, cela change tout. Située à quel
ques minutes à pied de la chancellerie
et du Bundestag, la Bundespressekon
ferenz, avec son bâtiment imposant
qui domine la Spree, rappelle au
monde politique que la presse se
pense comme un pouvoir à part. Et
que c’est « chez elle » que le gouverne
ment doit venir rendre des comptes.
Une presse bien prudente
Angela Merkel n’a pas droit à un traite
ment à part. Pour sa traditionnelle
Sommerpressekonferenz, appelée ainsi
car elle se tient soit avant, soit après
ses vacances d’été, la chancelière,
comme ses prédécesseurs, se déplace
ellemême à la Bundespressekonfer
enz. Assise à la même tribune que celle
des porteparole des ministres, elle est
flanquée d’un journaliste chargé de
distribuer la parole à ses collègues qui
souhaitent poser une question. En
France, le président de la République
convoque la presse dans la salle des
fêtes de l’Elysée, il est seul derrière un
pupitre, et un de ses collaborateurs
choisit de donner la parole à tel jour
naliste plutôt qu’à un autre.
Je ne pense pas que la presse alle
mande soit plus irrévérencieuse que la
presse française. Je la trouve même
parfois étonnamment prudente. Le
19 juillet, date de la dernière Sommer
pressekonferenz d’Angela Merkel, j’ima
ginais voir celleci interrogée plusieurs
fois sur les crises de tremblement qui
l’ont affectée durant les dernières se
maines. Sur la trentaine de questions,
une seule porta sur son état de santé.
Inimaginable en France. Mais rien de si
surprenant, en fin de compte, dans un
pays dont la majorité des habitants es
time que la santé de leur chancelière
est « une affaire privée », comme l’ont
montré les études d’opinion.
S’il m’arrive d’être étonné par le man
que d’impertinence de mes confrères
allemands, je suis en revanche frappé
- et pour le coup, positivement – par la
façon dont ils traitent Angela Merkel
en tant que « sujet » d’actualité. Je me
souviens, du temps où je couvrais l’Ely
sée pour Le Monde, de la fébrilité que
suscitaient les conférences de presse.
Avant même d’avoir lieu, l’événement
écrasait toute l’actualité politique. Que
va dire le président? Comment s’estil
préparé? Changeratil de cap? Peutil
rebondir dans les sondages? Autant de
questions alimentant la presse écrite
en « prépapiers », et les chaînes d’infos
en multiples débats. En Allemagne?
Rien de tout cela. Le 19 juillet, la Som
merpressekonferenz de la chancelière
ne s’est invitée dans l’espace médiati
que que le jour même, pour y occuper
une place plutôt limitée. Il est vrai que
le contenu était assez pauvre.
Avant d’arriver à Berlin, je me suis fa
miliarisé avec une culture politique
différente. Mais je n’ai pas évalué les
conséquences de certaines caractéris
tiques du système allemand sur le trai
tement de l’information. Les gouver
nements de coalition, par exemple.
Habitué aux majorités monocolores à
la française, je suis tenté de voir dans le
moindre désaccord public entre deux
ministres le prodrome d’une crise
gouvernementale. A Berlin, j’ap
prends à relativiser la portée de diver
gences dont la plupart ne sont que
l’expression de la diversité des partis
qui cohabitent au gouvernement.
Autre exemple : le fédéralisme. Je me
souviens d’une longue discussion, dé
but 2017, avec une retraitée dans une
petite ville de RhénanieduNord
Westphalie. Elle est à cran, en colère
contre tout, et traite le gouvernement
de bande d’incapables. Je lui demande
pour qui elle va voter aux prochaines
élections. « CDU », me répondelle. Je
ne comprends pas la logique. Je la fais
parler d’Angela Merkel. Une phrase m’a
tant étonné que je la lui fais répéter :
« J’ai beaucoup de respect pour elle! » Je
comprends alors le malentendu : le
gouvernement qu’elle accuse de tous
les maux est celui de sa région (Lan
desregierung), dirigé par les sociaux
démocrates, et non le fédéral (Bun
desregierung) d’Angela Merkel. L’habi
tude du centralisme à la française ne
m’a pas fait mesurer à quel point le
Land constitue, en Allemagne, le cadre
naturel de la politique au quotidien. Et
combien le fédéralisme, en créant un
échelon de responsabilité forte au ni
veau régional, permet au chancelier de
ne pas être toujours en première ligne.
En étant moins exposée, Merkel s’use
moins ; elle doit en partie à cela son ex
ceptionnelle longévité.
La dernière chose que j’ai dû appren
dre est un autre rapport au temps poli
tique et médiatique. Je me souviens de
l’attentat du 19 décembre 2016 contre
le marché de Noël de Berlin. Douze
morts, une cinquantaine de blessés,
l’attentat le plus meurtrier dans le pays
depuis celui perpétré par un néonazi, le
26 septembre 1980, pendant la Fête de
la bière de Munich (13 morts, 211 bles
sés). Je ne suis en Allemagne que de
puis trois mois. Mes attentes de journa
liste français sont encore intactes. Il me
paraît évident qu’Angela Merkel ira sur
place ou s’exprimera à la télévision le
soir même, comme l’aurait sans doute
fait, en France, le président de la Répu
blique. Elle ne parlera que le lendemain
dans la matinée, une fois confirmée la
nature terroriste de l’acte. Tout le
monde trouva cela normal. A Paris, un
tel silence au soir de l’attentat aurait,
j’en suis sûr, suscité une polémique.
Dans un pays où l’équivalent de
BFMTV n’existe pas, où Twitter joue un
moindre rôle qu’en France, cela n’a sans
doute rien d’étonnant. Mais n’explique
pas tout. Je me doutais bien que le sys
tème institutionnel allemand et le style
tout en sobriété d’Angela Merkel me
dépayseraient. Je n’imaginais pas com
bien les débats incessants en France sur
le statut du chef de l’Etat – « hyperprési
dent », « président normal », « Jupiter » –,
sur ce qu’il « doit » dire ou pas, sur sa fa
çon de gouverner ou son autorité, me
paraîtraient exotiques.
thomas wieder
Prochain article Au Brésil
YASMINE GATEAU
VIVRE DANS UN PAYS DONT
LE PASSÉ MONARCHIQUE
CONTINUE DE FAÇONNER
LA CULTURE POLITIQUE NE
PEUT QUE LAISSER CROIRE
QU’IL EN EST DE MÊME
AILLEURS. C’EST AVEC CETTE
GRILLE DE LECTURE QUE
J’ARRIVE À BERLIN
L’ÉTÉ DES SÉRIES