La rencontre d’après minuit 84
Elle n’a plus de téléphone. « J’en avais des petits à trente balles,
mais je les cassais, les perdais. J’ai tout arrêté. Du coup,
personne ne sait où je suis, et j’ai l’impression que ma vie m’ap-
partient enfin vraiment. » Sara Forestier joue, au côté de Léa
Seydoux, une meurtrière de vieille dame dans « Roubaix, une
lumière » d’Arnaud Desplechin*. Elle y est phénoménale de
justesse, habitée d’une tension effrayante, rendue crédible par
son honnêteté de jeu sans afféterie. « Je me suis rendu compte
que je joue comme un acteur. Les acteurs sont plus libres que
les actrices dans leur manière de jouer. Moi, j’essaie de m’au-
toriser la même liberté que Daniel Day-Lewis ou Christian
Bale. Quand une actrice se transforme le visage, comme
Charlize Theron dans « Monster », on dit qu’elle s’enlaidit, mais
quand Vincent Cassel fait « Mesrine », on dit qu’il s’est transfi-
guré. Chez les femmes, on réduit toujours ça à une histoire de
beauté. Le travail des actrices est plus incompris. » Sara
Forestier est peut-être aussi présente cette nuit-là parce qu’elle
aime les rencontres. Elle raconte avoir longtemps été noctam-
bule. Une époque où il lui arrivait des histoires dingues. « Une
nuit, un amoureux m’a déchiré mon T-shirt pendant qu’on s’en-
gueulait. Je me suis retrouvée les seins à l’air devant tout le
monde. Je lui courais après en criant : “Ton sweat-shirt! Laisse-
moi ton sweat-shirt au moins! ” » Elle rit, parce qu’au fond, ça
n’était rien. Juste une scène d’amour, avec ses accidents de
parcours. « On est reparti ensemble. On s’est encore engueulé
après mais c’était cool. Voilà ce qu’il m’arrive la nuit. C’est pour
ça que je dois dormir, sinon ça part en couille! » Elle parle de
ses bains improvisés chez Christophe, qui a composé la
bande-son de « M », son premier film comme réalisatrice.
« J’adore prendre des bains chez les gens. C’est mon trip, je ne
sais pas pourquoi. Je suis très conviviale. J’adore manger à
plusieurs. À côté de ça, j’aime faire des choses seule, comme
aller au cinéma ou marcher dans la forêt. Je m’appelle
Forestier, c’est pas par hasard. D’après mon père, nos ancêtres
vivaient dans les bois du centre de la France. La forêt est le seul
endroit où je me sens moi-même. » Pourquoi, ce soir, a-t-elle
accepté de se faire maquiller, elle qui était apparue le visage
nu à la télé dans « Stupéfiant »? « J’ai vu le travail de votre pho-
tographe avec les néons et ça m’a donné envie de me maquil-
ler. J’aime bien l’artifice quand il est choisi et désiré. Quand j’ai
fait cette télé, ce jour-là, je n’en avais pas envie. Je ne regarde
pas si j’ai des crottes d’œil, je sors dans la rue comme ça.
L’important, ce n’est pas le regard des autres, mais de pouvoir
vivre sa vie avec le courage que ça demande. » Autour d’elle,
dans ce bar, les conversations s’estompent, peut-être parce
que Sara Forestier est écoutée, avec sa voix claire, ses paroles
en pointes de silex. Lorsqu’on évoque son honnêteté absolue,
qui vous saute au visage lorsqu’elle apparaît – trop rarement –
à l’écran, elle revient sur ses pas, clamant que sa préoccupa-
tion n’est pas le cinéma mais la volonté de vivre dans l’instant,
en allant tête baissée vers cette « vie sauvage ». « C’est complè-
tement taré d’être actrice. Je veux arrêter. Chez les artistes, il y
a ce truc un peu désespéré de vouloir transcender la vie – ce
qui est complètement con. Il vaut mieux la vivre que d’essayer
de la recréer ou d’en choper la quintessence. » Être acteur
aggrave-t-il les choses, ou le devient-on parce qu’on est
blessé? « On devient acteur parce qu’on a une blessure. Et
ensuite, ça l’aggrave, c’est certain. » De quelle blessure origi-
nelle parle-t-elle? Qu’est-ce qui l’a poussée vers ce métier, cette
fuite en avant qui, dit-elle, ne la mène aujourd’hui nulle part?
Ses yeux deviennent subitement sombres et intenses. « J’ai
vécu la pire chose qui puisse arriver à un enfant, et je suis sûre
que c’est pour ça que j’ai fait ce métier. Je ne vous en dirai pas
plus, c’est mon traumatisme. Quelqu’un m’a volé mon enfance,
quelqu’un m’a tuée dans mon enfance et ça ne répare pas du
tout de jouer. Peu importe, le passé, c’est le passé. Il n’existe
plus. Mais si on arrêtait de parler, il faut vivre, non? Il vaut
toujours mieux vivre des instants que les décrire ou raconter
des choses à des gens. Moi je ne conseille personne dans la
vie, sur rien. Vis ta vie, c’est tout. Vas-y! Vis! »
(*) En salles le 21 août.
“On devient acteur
parce qu’on a une blessure.
(...) J’ai vécu la pire
chose qui puisse arriver
à un enfant, et je suis
sûre que c’est pour ça que
j’ai fait ce métier.”