Elle N°3841 Du 2 au 8 Août 2019

(Tina Meador) #1
2 AOÛT 2019

54 ELLE.FR


ELLE MAG / ENQUæTE


avec les divorcés remariés, les homosexuels,
les victimes de pédophilie, il était temps d’ouvrir le dia-
logue avec les enfants de prêtres. »
Si, aujourd’hui, le Vatican se montre à l’écoute, cela n’a
pas toujours été le cas. Dans son livre « Des prêtres et
des scandales » (Les Èditions du Cerf), Anne Philibert,
docteure en histoire, consacre un chapitre à la paternité
des hommes de Dieu et rappelle qu’avant le pontificat
de Benoît XVI il était d’usage de faire passer le sacer-
doce avant l’intérêt de l’enfant. « Quand un prêtre se
retrouvait le père d’un enfant à naître, la règle était de
dissimuler, voire de supprimer ce lien », écrit-elle. Redou-
tant par-dessus tout d’être pris en faute après avoir man-
qué à leur vœu de célibat, cer tains
sont allés jusqu’au meurtre et à
l’infanticide. À la fin des années
1950, l’affaire du curé d’Uruffe,
qui avait assassiné sa maîtresse,
lui avait ouvert le ventre et avait
baptisé son enfant avant de le
tuer, défraya la chronique. « C’est
un cas pathologique poussé à
l’extrême, estime Anne Philibert.
Le curé d’Uruffe avait multiplié les
relations sexuelles au sein de sa
paroisse. Il avait con vaincu une
première fille d’avorter, mais,
quand une autre lui avait résisté,
pris de panique, il avait fait des
choses monstrueuses. Il avait com-
plètement évacué l’interdit du
meurtre dans le Décalogue par
peur d’avoir des comptes à rendre
à son évêque et du scandale. »

Éviter le scandale à tout
prix a longtemps été le seul
mot d’ordre de l’Èglise, au
point de faire pression sur ceux qui
voulaient la quit ter pour vivre leur histoire d’amour. Domi-
nique Michelez, prêtre défroqué, l’a appris à ses
dépens. Quelques années après avoir été ordonné à
Paris, en 1967, il fait la connaissance de Marie-Édith.
« Je traversais une crise spirituelle, elle vivait un enfer
dans son mariage. On s’est apporté un soutien mutuel.
Avec elle, je me suis rendu compte que je voulais avoir
une femme et fonder une famille. Je pensais pouvoir le
faire en restant prêtre mais je me berçais d’illusions,
explique - t - il. Quand j ’ai compris que c’ était impossible,
j’ai décidé d’annoncer à ma mère que je quittais les
ordres. Pour elle, c’était une catastrophe. Dans ma
famille bourgeoise, traditionnelle, catholique, être défro-

qué, c’était pire que tuer quel qu’un. » Déterminé à épouser Marie- Édith, Domi-
nique Michelez claque la por te de l’Èglise, au risque d’ être excommunié. « J ’ai
appris par la suite que mon évêque avait rendu visite à ma mère et lui avait
interdit de me voir et de recevoir ma femme et mes enfants. Cette situation était
si douloureuse à vivre que je l’ai fait payer malgré moi à mes enfants. J’étais
irritable, souvent absent émotionnellement. J’étais tiraillé entre ma foi et l’amour,
entre ma mère et ma famille. Il m’arrivait de piquer des colères », reconnaît-il.
Aujourd’hui, âgé de 90 ans, Dominique parvient enfin à parler sereinement
avec ses enfants. Un de ses fils, devenu thérapeute, lui a écrit une longue lettre
dans laquelle on peut lire : « Petit, je ne pouvais pas mettre de mots, je ne savais
pas pourquoi. Je sentais que ça n’allait pas, un rejet, une cassure avec ta famille.
C’est ce qui a créé le plus de souffrances pour moi, comme pour toi. Et puis, tu
étais souvent en colère contre l’Èglise, je ressentais ta blessure dans ce combat.
[...] Cela m’a empêché de profiter de mon père. »

Qu’elle soit psychologique ou physique, l’absence du père laisse
des traces. Marie- Christine Miquel le sait bien, elle qui n’a rencontré le sien
qu’à l’âge de 9 ans, en 1968, après qu’il eut quitté la prê-
trise. Dans son livre « La Soutane et la Blouse blanche » (éd.
Pippa), elle raconte l’histoire de cet ancien résistant, qui,
après la guerre, a rejoint la Mission de France pour devenir
prêtre-ouvrier et qui, dix ans plus tard, est tombé amoureux
de Marie, une jeune médecin. « Pour moi, un père, c’était
quelque chose dont on pouvait se passer. Du moins,
jusqu’à ce que je fasse sa connaissance. Je ne posais pas
de questions, j’avais intégré ce secret qui allait jusqu’à
m’empêcher même d’imaginer mon père. Plus tard, je lui en
ai beaucoup voulu. J’ai eu l’impression qu’il avait préféré
Dieu à sa fille. C’est une réflexion d’enfant », soupire-t-elle.
Après son décès brutal, cinq ans après avoir quitté les
ordres, Marie- Christine s’entendra dire : « C’est la juste
punition pour avoir trahi Dieu. »
Plus que de l’absence d’un père, Cécile a souf fer t, elle, de
la méchanceté de son entourage. Tant et si bien que, parmi
les témoins qui ont accepté de nous parler, elle est l’une des
seules à avoir voulu garder l’anonymat. « Quand on entend
toute son enfance, de la part de camarades et de profes-
seurs, qu’on est l’enfant de Satan, ça marque à vie, dit-
elle. Des années après, je ne comprends toujours pas pour-
quoi mon père, ce défroqué, m’a laissé faire mes études
dans une école catholique. Lorsque cela s’est su, je n’ai
cessé d’être victime d’insultes et de brimades. » Profondé-
ment traumatisée par sa scolarité, cette pharmacienne de
59 ans n’a jamais osé révéler à son mari le secret de sa naissance ni voulu avoir
elle-même d’enfants. Pour Blanche*, institutrice de 38 ans récemment installée
en Belgique, la question de fonder une famille ne se posera pas tant qu’elle ne
saura pas qui est son père. Quand, il y a deux ans, sa mère lui a révélé qu’elle
était née de ses amours avec un prêtre breton, cela a été un choc. « Elle ne m’a
rien dit de plus, à part qu’on l’avait changé de paroisse et envoyé à l’étranger
après leur liaison. Je ne sais même pas si elle est encore en contact avec lui. Elle
m’a seulement promis de tout me raconter sur son lit de mort. Depuis, je ne dors
plus, je ne pense qu’à le retrouver. Je vais essayer de passer par l’association
Coping International, mais par où commencer? » s’interroge-t-elle.
Au Vatican, cette souffrance semble avoir été entendue. « 80 % des demandes
d’abandon de l’état clérical sont liées à des enfants déjà nés », explique le
cardinal Beniamino Stella, préfet de la Congrégation pour le clergé à Rome.

« QUAND
ON ENTEND
TOUTE SON
ENFANCE
QU’ON EST
L’E NFANT
DE SATAN,
ÇA MARQUE
À VIE.

C É C I L E ,
FILLE DE PRÊTRE
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