Libération - 03.08.2019

(Axel Boer) #1

mais économe en carbu-
rant... et donc en argent! Le budget
de la mission, très raisonnable,
s’élève à 125 millions d’euros.
Début septembre, Chadrayaan-2
larguera son atterrisseur Vikram,
qui se posera près du pôle sud de la
Lune et libérera de ses entrailles le
véhicule Pragyan. Tous deux feront
des mesures en surface (séismes,
température, minéralogie...) le
temps d’un jour lunaire, soit
quatorze jours terrestres (ils ne sur-
vivraient pas aux -150°C de la nuit).
Le pôle sud lunaire a un intérêt
scientifique particulier, car il ren-
ferme, dans ses cratères perpétuel-
lement ombragés, des réserves
d’eau glacée. Il pourrait y en avoir
jusqu’à 100 millions de tonnes,


estime une étude parue cette
semaine, le double de ce qu’on pen-
sait jusqu’ici. L’orbiteur de Chan-
drayaan-2 essaiera d’en savoir da-
vantage en scannant les cratères
avec son radar, à 100 kilomètres
d’altitude. La mission sera donc
précieuse, non seulement pour
mieux connaître cette région peu
explorée et progresser dans notre
compréhension de la formation du
couple Terre-Lune il y a 4,5 mil-
liards d’années, mais aussi pour
préparer le retour de l’espèce hu-
maine sur la Lune. La Nasa sera ra-
vie d’avoir des informations sur les
réserves d’eau du pôle sud, où elle
compte faire débarquer des astro-
nautes en 2024 avec les missions
Artemis. La zone pourrait même se

révéler idéale pour l’installation
d’une base lunaire habitée.
L’Inde ne compte pas en rester là.
Elle poursuit en parallèle un pro-
gramme d’exploration martienne
qui force le respect. Dès son pre-
mier essai (la sondeMOM n 2014),e
elle est devenue la première nation
d’Asie à visiter la planète rouge, là
où le Japon a échoué et où la Chine
n’a même pas eu le temps d’essayer,
après un temps de développement
record et un budget serré. L’Isro a en
outre l’ambition de maîtriser rapi-
dement les vols habités:premiers
astronautes en 2022, puisune sta-
tion spatiale. Pourquoi tant d’em-
pressement? Parce que si l’avance
technologique des Américains et
des Russes est irrattrapable, l’Inde
peut gratter quelques médailles
pour tenir son rang face à la Chine,
qui a décroché récemment sa
grande première en atterrissant sur
la face cachée de la Lune.«Chan-
drayaan-2 sera une prouesse si tout
se passe comme prévu. Atterrir au
pôle sud est aussi une première


  • aucun autre pays ne l’a fait»,
    pointe Rajeswari Pillai Rajagopalan,
    responsable du secteur spatial dans
    un think tank indien.


Les méchants Chinois
L’IndecourtaprèslaChine,etmême
les Etats-Unis semblent piqués dans
leur orgueil par les exploits chinois.
«Nous sommes dans une course à l’es-
pace aujourd’hui, comme dans les
années60», ançait le vice-présidentl
américain, Mike Pence, au début de
l’année, peu après l’alunissage chi-
nois. L’administration Trump a de-
mandél’accélérationduprogramme
Artemis. Craint-elle de se faire coif-
fer au poteau?
Cela fait près de vingt ans mainte-
nant que la Chine réplique, métho-
diquement, toutes les étapes de l’ex-
ploration spatiale dans le sillage des
pionniers. Premier taïkonaute, pre-
mière station spatiale, premier
amarrage manuel d’un vaisseau,
premier lancement d’une fusée en
mer... Et sur la Lune, la même pro-
gression pas après pas. En 2007, une
première sonde Chang’e 1 se place
en orbite lunaire pour établir une
carte de l’astre en 3D. Chang’e 2 suit,
en testant une trajectoire directe
vers la Lune pour arriver en moins
de cinq jours. Chang’e 3 décolle
fin 2013 et se pose sur la Lune, une
première depuis la sonde soviétique
Luna 24 en 1976, pour y envoyer en
balade un petit véhicule nommé
Yutu («lapin de Jade», compagnon
aux grandes oreilles de ladéesse de
la Lune). Chang’e 4 pose un nou-
veau record: c’est le premier alunis-
sagesurlaméconnuefacecachéede
la Lune –ce qui a nécessité d’y en-

voyer au préalable un satellite pour
jouerlerelaisdecommunication.La
suite du planning est écrite et conti-
nue de monter le niveau d’exigence.
Chang’e 5 écollera à la fin de l’an-d
née et devra rapporter deux kilos
d’échantillons de roche. Chang’e 6
et 7 exploreront le pôle sud, cible de
touslesespoirs,avecunnouveaure-
tour d’échantillons vers 2023. Enfin,
Chang’e 8 testera l’impression en 3D
d’un habitat avec du régolithe, la
poussière fine présente à la surface
de la Lune. Les premiers pas lunai-
res de taïkonautes sont prévus pour
les années 2030.
Il n’y a pas de secret: si les Chinois
avancent aussi vite, s’ils lancent dé-
sormais plus de fusées que n’im-
porte quel autre pays (39 l’an der-
nier, contre 34 pour les Etats-Unis
et 20 pour la Russie), c’est parce que
Pékin place l’espace dans ses priori-
tés absolues avec des investisse-
ments à la hauteur. Le budget an-
nuel de la Chine consacré aux
programmes spatiaux –estimé en-
tre 5 et 7 milliards d’euros– est le
deuxième au monde derrière celui
de la Nasa.
Outre-Atlantique, les Chinois sont
décrits à la fois comme des concur-
rents et comme une menace. Pire
que des Soviétiques du XXIe iècles
(avec qui les Américains dialo-
guaient malgré tout).Une loi nter-i
dit, depuis 2011, toute coopération
de la Nasa avec Pékin, pour des«rai-
sons de sécurité nationale et écono-
mique». Surjouer l’inquiétude a ses
avantages...«La compétition avec la
Chine est une clef pour débloquer la
volonté politique et les fonds», es-
time Brian Weeden, connaisseur
des questions spatiales à la Secure
World Foundation. Certains politi-
ques n’hésiteraient pas à brandir la
menace des grands méchants Chi-
nois pour convaincre le Congrès de
financer les projets de la Nasa.
Heureusement, la situation com-
mence à se détendre. La Nasaa an-
noncé en janvier voir eua «des dis-
cussions» vec l’agence chinoise (laa
CNSA) pour observer le site d’atter-
rissage de Chang’e 4 avec la sonde
américaine LRO, et notamment
prendre en photo les traces laissées
au sol par l’engin chinois. Car«des
données sur l’éjection de la poussière
lunaire lors d’un atterrissage aide-
ront à préparer de futures missions
sur la surface lunaire.» ’est un dé-C
but... Et, en tout cas, ce n’est pas la
Chine qui freine.«Nous avons tou-
jours été ouverts à la coopération in-
ternationale dans le domaine spa-
tial, mais les Etats-Unis refusent de
travailler avecnous, ffirme le di-a
recteur du Centre chinois pour la
science spatiale, Wu Ji,dans une in-
terview àCiel et Espace.Pour

l’heure, nos efforts diplomatiques
pour inverser la tendance sont restés
vains.»

Comme sa poche
Tantpis.Seuleouavecd’autres(sou-
vent l’Europe ou la Russie), la Chine
ne renonce à aucune de ses ambi-
tions.«Nous voulons prendre part à
l’exploration scientifique de l’espace,
car ce n’est pas un domaine réservé.
Nous avançons pas à pas, de préfé-
rence en collaboration avec les autres
nations.» aChinesemontreencoreL
avare d’informations sur la prépara-
tion et les résultats de ses missions
(elle part de loin), mais elle se met
doucementaupartage.Lesmissions
Chang’efontlapartbelleauxcontri-
butions étrangères: la numéro 4 a
embarqué des instruments suédois,
allemand, hollandais et saoudien;
la6emporteradesexpériencesfran-
çaises.«A l’heure actuelle, la Chine
est le seul pays à avoir un pro-
gramme lunaire actif, constate Jo-
han Koehler, de l’agence spatiale
suédoise.C’est une belle opportu-
nité» our tous les scientifiques quip
étudient la Lune, débordent d’idées
denouvellesexpériencespourtester
leurs hypothèses et cherchent un
vaisseauspatialpourlesenvoyersur
la Lune. Et si la CNSA a construit
une station spatiale 100% chinoise
faute d’être la bienvenue sur l’ISS,
dit-elle, elle souhaite joindre ses ef-
fortsàl’établissementd’unebaselu-
naire véritablement internationale.
«Les pays participants partage-
raient les coûts, les risques et les réus-
sites, et apprendraient les uns des
autres», espère Wu Weiren, chef du
programme lunaire chinois. La
CNSA est bien placée pour compter
parmi les acteurs majeurs cette
fois-ci, vu qu’elle est aujourd’hui
seule à occuper le territoire lunaire,
et qu’elle connaîtra bientôt le pôle
sud comme sa poche.
On croisera peut-être, sur cette base
lunaire, de nouveaux pays asiati-
ques...LeJapon,spécialistedesmis-
sions sur les astéroïdes, est en train
d’élargir son programme d’explora-
tion planétaire à la Lune avec un
planning chargé: un atterrisseur
en 2022, puis un rover, un retour
d’échantillons,etenfinuneprésence
humaine.MêmelaCoréeduSud,qui
se cantonnait jusqu’ici à lancer des
satellites terrestres, commence à
voir plus loin. Elle veut lancer une
sonde lunaire fin 2020. L’ère de l’ISS
avec sa cour de récré sur invitation
compte ses derniers jours. Sur la
Lune, où personne ne filtre l’entrée,
il faudra compter avec toutes les
nouvelles puissances spatiales.•

Le week-end prochain: la Lune, terrain de
jeu du NewSpace.

SCIENCE/


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