Libération - 03.08.2019

(Axel Boer) #1

A libre ouvert


Aladdin Charni aturiste charmant et fêtard militant,N


ce squatteur invétéré a créé avec le Péripate les meilleures


et les plus folles soirées de Paris.


E


n plein jour, sobre, la sensation est complètement diffé-
rente. Tandis que les effluves des pots d’échappement
nous caressent les narines, Aladdin, chemise blanche
et pantalon estival, nous fait la visite du Péripate-Freegan
Pony, porte grande ouverte, sous le périph, dans le XIXe rron-a
dissement de Paris. L’espace, à la fois boîte de nuit et restau-
rantfreegan ù on ne sert que des légumes invendus récupé-o
rés Rungis,à semble presque petit, à la lumière naturelle. De
multiples questions nous assaillent. Comment a-t-on puréus-
sir à s’y perdre? Pourquoi les toilettes nous paraissaient si loin
de la piste de danse? Comment a-t-on pu se persuader que,
si on abandonnait quelques instants nos amis, on ne les rever-
rait jamais, emportés par les moiteurs des corps serrés et les
vagues de techno déshabillant de leur écume nos boutons de
chemises et nos armatures de soutiens-gorge.
«Là, on a cassé le mur entre les deux pièces pour créer des vraies
chiottes, mixtes, hommes et femmes mélangés. Là, on refait le
bar. Là, on installe une entrée côté Aubervilliers, pour que sym-
boliquement les gens arrivent par là», xplique Aladdin de sone
prénom, Charni de son nom, en petit prince du lieu. L’endroit
est en travaux, parpaings qui s’amoncellent, chaises qui traî-
nent, escabeaux qui grimpent, fils qui courent partout comme

des serpents et pyramide de sable en son centre où l’on pour-
rait chercher en vain le trésor des nuits perdues. Faute d’ar-
gent, cela n’avance pas très vite. La mairie de Paris, proprié-
taire du lieu, a donné 150 000 euros pour le projet Freegan
Pony, et trouve que c’est déjà pas mal. Aladdin, 36 ans, espérait
450 000 euros, dit que cela coûtera au moins 900 000. Lui-
même ne sait pas quand ils pourront ouvrir depuis que la pré-
fecture est passée pour leur signifier la fin de la fête. La der-
nière soirée a eu lieu à la sortie de l’hiver. La prochaine? Mys-
tère. Ça le décourage. Aladdin est sous antidépresseurs en ce
moment et peste contre le Syndicat national des entreprises
gaies qui voit d’un mauvais œil le succès du Péripate.
Dans ce triangle magique des teufeurs, au nord-est de Paris,
de la Station à la Folie, en passant par la Gare, le Glazart et la
Halle Papin, ont lieu les meilleures soirées de la ville. En ma-
jesté, porte de la Villette, trône le Péripate. Depuis cinq ans,de
minuit à midi et parfois plus, elle enfile les superlatifs comme
d’autres en son sein les préservatifs. Il faut voir, à 8 heures du
matin un dimanche, la queue de fêtards le long du rond-point
de la place Auguste-Baron, plus habitué en temps normal mal-
heureusement aux migrants et aux prostituées. La fête com-
mence là, dans l’attente, où les noctambules discutent joyeuse-

ment, entre inconnus, s’échangeant clopes et poppers.Une
fois à l’intérieur, dans ce cube à la terre battue sale dévorant
les baskets et les sens, des centaines de gais lurons se baladent,
parfois tout de cuir vêtus, parfois complètement nus, le sourire
aux lèvres, l’esprit dans l’atmosphère.
«Les gens se sentent suffisamment libres pour faire l’amour,
détaille Aladdin, qui joue ledoorman,ne buvant que de la
bière.Bizarrement, moi, je ne vois pas trop quand ça se chope
mais on m’en parle.» Nous non plus. Si on a aperçu seins, pénis
et baisers langoureux, jamais de sodomie sur le comptoir ou
d’annulingus sur ledancefloor, ontrairement aux histoiresc
véhiculées. L’idée n’est pas la partouze mais la liberté, de dan-
ser plus que de se la ramener.«Les gens ont un niveau de tolé-
rance assez bas et sont choqués par la moindre personne à
poil», stime Aladdin. Lui, il adore se désaper. Dans les squatse
où il loge, il organise es apéros naturistes, fréquentés essen-d
tiellement par des homos. On y vient pour discuter et parfois
plus. Il aime se balader d’un groupe à l’autre, serrer des palu-
ches fesses à l’air et entretenir son vaste réseau, où se mêlent
artistes, marginaux, punks, babos, militants et politiques. En
quinze ans, petit à petit, l’électeur écolo est devenu un person-
nage incontournable des soirées alternatives.
Aladdin a grandi dans la banlieue de Lyon, des parents tuni-
siens, très croyants, ex-ma-
çon et caissière à la retraite.
A 17 ans il arrête le lycée,
monte à Paris, tente des étu-
des de stylisme vite avortées,
bosse au McDo et dans l’hô-
tellerie. Avec son coloc de
l’époque, il découvre le prin-
cipe des squats, l’aventure
des occupations, la vie à plu-
sieurs, et en fait une philo-
sophie.«En squat, on s’aime
plus fort, on s’engueule plus
fort», étaille Aladdin, à lad
Folie, bar tout proche dans le
parc de la Villette. La veille, il y a fait la bringue. Les serveurs
font la bise à l’habitué.«Mon rêve est d’acheter un bâtiment
et d’y vivre avec plein de potes et un étage partagé. Ce n’est pas
tant l’illégalité du squat qui m’intéresse, c’est la vie en collecti-
vité, attachée par un projet commun et pas par un bail.»
Aux squats «égoïstes», renfermés sur eux-mêmes, il préfère
les espaces ouverts.«Je trouvais qu’il y avait un problème dans
la nuit parisienne. Certains domaines ne devraient pas être sou-
mis au capitalisme, comme la santé ou la fête. Ce que je veux,
c’est des espaces de bienveillance, où gays et hétéros, jeunes et
moins jeunes, pétés de thunes et désargentés se mélangent. Tout
ça fait partie de la magie. Un lieu trop normé est un lieu où tu
ne fais pas de vraies rencontres parce que tu ne vas rencontrer
que des gens qui te ressemblent.» arfois, dans la foule, les gays,P
majoritaires, râlent sur la mixité du lieu. Aladdin s’agace:«On
s’en fout qu’il y ait trop d’hétéros. Ça veut dire quoi? Qu’ils sont
moins intéressants? Et demain il y aura trop de Noirs et trop
d’Arabes ?» vant le Péripate,A laddin lance le Mont C., métroA
Jules-Joffrin, folie utopiste et sexuelle où l’on déambulait entre
les alcôves de cette cave comme dans des tableaux d’uneAlice
aux pays des merveilles our adultes. Il sourit :p «C’était le plus
fou, le Mont C.» uis, son Pipi Caca Poney Club, des toilettesP
abandonnées près du métro Bonne-Nouvelle transformées
en boîte foutraque, attire l’attention de la mairie. A l’hôtel de
ville, l’évocation du nom du squatteur provoque des réactions
contrastées.«J’aime beaucoup Aladdin, et avec le Péripate il
a fait la pige à Berlin, it Frédéric Hocquard, adjoint à la vied
nocturne.Maisil doit respecter les règles. Il a signé une conven-
tion avec la ville pour un restaurant freegan. Il a demandé de
l’argent public. Derrière, il doit y avoir des travaux.» as sûrP
qu’Aladdin, pirate dans l’âme, arrive à se normer, même si
désormais il est rémunéré par l’association Freegan Pony,
1 700 euros par mois, comme tous les autres employés.
Son copain du moment, un psy de vingt ans de plus, nous re-
joint. Ils se font des papouilles.«Aladdin, c’est un mec qui s’oc-
cupe de moi. Je n’ai pas l’habitude, c’est cool», it le nouveaud
venu. Après la troisième pinte et le premier mojito, les têtes
tournent. On parle des envies d’enfants d’Aladdin, de plaisir,
de possible plan à trois et des nuits qui ne se terminent pas.
Mais ce soir-là, ce sera seulement un raisonnable couscous
boulettes.•

ParQUENTIN GIRARD
PhotoJACOB KHRIST. HANS LUCAS

Patronne de boîtes
de nuit, organisateur
de soirées, DJ,
créateurs et
créatures,elles et ils,
rois et reines, sont les
démiurges de nos nuits
trop courtes pour s’en
souvenir, trop longues
pour être racontées.
Libé art à leurp
rencontre cet été.

ROIS ET REINES DE LA NUIT (6/9)


Libération Samedi3 e t Dimanche4 Août 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe
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