Télérama Magazine N°3629 Du 3 Août 2019

(Joyce) #1
Sympathisante des Black Panthers, Nina Simone donne un concert renversant, au Théâtre de l’Atlas, le 30 juillet.

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Bruno BarBey/MagnuM


Photos |


guy Le Querrec/MagnuM


Photos


l’Egypte de Nasser, à la Libye d’Idris Ier,


mais surtout s’imposer sur la ligne de


front d’un nouveau monde. Et le pana-


fricanisme révolutionnaire est devenu


le mouvement d’avant-garde dans la


lutte anticoloniale sur un continent ou


45 millions de personnes vivent encore


sous domination. A 11 heures du matin,


le 21 juillet, au Palais des Nations, dans


l’écrin de verdure fastueux du Club des


Pins, le président, Houari Boumediene,


fin, raide, en costume sombre, les traits


tirés par la solennité du moment, pro-


nonce le discours d’ouverture : « Ce pre-


mier festival est loin d’être un divertisse-


ment général qui nous distrait de la lutte


quotidienne. Il est un immense effort


d’émancipation. » Boumediene invite à


retrouver les langues nationales, « héri-


tées des pères, apprises dès l’enfance »,


oubliant de préciser que les Berbères


ne sont pas invités à son festival. Les dé-


légués d’une quarantaine de nations


africaines et les émissaires de la diaspo-


ra l’écoutent religieusement. Comme


ils écouteront le philosophe du Da-


homey (actuel Bénin) Stanislas Adotevi


s’en prendre à ceux qui ressassent le


passé de l’Afrique et en « oublient le pré-


sent » : « Rien n’est en vue sinon la rage et


l’amertume. Il faut que cela change. La


quête forcée des traditions est une ba-


nale recherche d’exotisme, la Négritude,


creuse et vague. Il n’y a pas de place en


Afrique pour une littérature en dehors


du combat révolutionnaire! »


Sous le volontarisme et la gravité


des discours, une ville vibre. Après le


chaos de la guerre et la liberté naissante


des premières années de l’indépen-


dance, l’Algérie se cherche un cadre.


Mais le peuple déferle de toutes parts,


et le festival s’ouvre dans un désordre


exubérant. La communication s’est


faite à l’aveugle, pas d’affiche, peu d’an-


nonces à la télévision. Pourtant, les


rues débordent de monde. Les obser-


vateurs étrangers débarquent en masse.


Parmi eux, un jeune photographe fran-


çais de 28 ans, un peu perdu dans la


foule. Il s’appelle Guy Le Querrec et se


lance là dans son premier reportage. Il


a en poche un ordre de mission de


Jeune Afrique, une revue diffusée massi-


vement sur le continent en lutte. Il est


passionné de jazz et travaille aussi pour


un magazine français qui l’a envoyé


rencontrer les musiciens noirs améri-


cains — Archie Shepp, Sunny Murray,


Oscar Peterson — invités au festival. Ses


fonds sont maigres. Il n’a pas de quoi se


payer des taxis. Alors il parcourt Alger


à pied, sillonne les quartiers de la ville


turque où la manifestation prend ra-


cine. Il refait mille fois le chemin de la


poste au stade d’El-Annasser. Il garde


les yeux écarquillés, traque les acteurs


aux visages multiples, rend visite aux


Black Panthers dont les poses sont


toujours un spectacle, croise d’autres


photographes, parmi lesquels Wil-


liam Klein — la légende de l’époque —


qui est chargé de tourner un film sur le


festival. Il en profitera pour réaliser


également un portrait d’Eldridge Clea-


ver qui donne une conférence mémo-


rable au cours du festival.


Le novice français est timide, tendu,


anxieux comme on l’est toujours pour


une première mission loin de son port


d’attache. Mais des nuées d’images


s’offrent à lui. Un festin. Dans l’après-


midi du premier jour, une cérémonie


d’ouverture est organisée dans les rues


de la ville. Alignées comme pour un dé-


filé olympique, les délégations partent


de la place Maurice-Audin, portant


haut les bannières des différents mou-


vements de libération. L’organisation


est bien rodée, le défilé structuré, mais


son exubérance fait exploser tous les


cadres. Chauffées par le baroud algé-


rien qui ouvre le cortège, les troupes


folkloriques chantent et dansent sur la


chaussée, les percussions propagent


un boucan d’enfer que réverbère la


pierre des immeubles anciens et qui


s’envole loin dans les quartiers du bord


de mer. Le gouvernement n’a pas tenu


compte de la démographie galopante


et la foule est immense, plus dense,


plus excitée à chaque seconde. Les


jeunes se massent sur les trottoirs, ils


ouvrent des yeux comme des sou-


coupes face à la parade de ce monde


singulièrement inconnu. Ils sont sidé-


rés par les danses débridées et s’em-


portent parfois, bousculant les forces


de sécurité pour envahir la chaussée et


se mêler à la jubilation. En retrait de la


rue, le président Boumediene observe


la scène, assis sur une simple chaise


dans une lumière irréelle, un crépus-


cule de cinéma : « Une image inou-


bliable, dit Guy Le Querrec, comme


celle d’un film de Costa-Gavras. »


Pendant quinze jours, l’intensité du


spectacle ne retombe pas. Elle s’épar-


pille aux quatre coins des quartiers qui


surplombent le port. Sur les places ou


dans de vastes cours d’immeubles, des


troupes d’Afrique noire jouent des


pièces qui mêlent folklore et avant-


garde. Devant des femmes algériennes


voilées de blanc, des Africaines aux


seins nus miment les guerres et les fo-


lies de l’amour et du sexe. « Tout se pas-


sait harmonieusement. Pas d’offense.


Tout juste l’expression d’une pudeur


étonnée. » Au fil des jours, le photo-


graphe entre dans la ville qui est tout


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