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Créé en 1976,
le théâtre Ilkhom
est implanté dans
un sous-sol de
Tachkent, la capitale
de l’Ouzbékistan.
Les acteurs
touchent un petit
salaire, mais disent
ne pas travailler
ici pour l’argent.
L
a scène souterraine est
plongée dans l’obscurité.
Le théâtre, plein à cra-
quer, est si petit que la
première rangée de spec-
tateurs partage le plan-
cher en bois grinçant avec les artistes.
Soudain, les projecteurs éblouissent
un couple d’acteurs, amochés et vêtus
de guenilles. Ils interprètent deux
jeunes toxicomanes désespérés. Une
porte s’ouvre, deux policiers se di-
rigent vers eux de manière menaçante.
La pièce de ce soir s’intitule Rain Behind
the Wall (La Pluie derrière le mur). Le
drame se déroule dans une République
postsoviétique en proie à la violence
policière, à la corruption et au manque
de perspectives des classes urbaines
défavorisées. Le public suit ce qui se
passe alors que la tension monte. Au
bout de deux heures, la salle vibre sous
les applaudissements. Des dizaines
d’acteurs s’inclinent, puis regagnent
leurs loges. Les spectateurs quittent la
pièce, enivrés par cette nouvelle per-
formance de la compagnie Ilkhom.
Implanté à Tachkent, capitale de
l’Ouzbékistan, Ilkhom (« inspiration »)
a été fondé en 1976 par Mark Weil, met-
teur en scène local né dans une famille
juive. A cette époque, le pays faisait
partie de l’Union soviétique, et Ilkhom
en était l’un des premiers théâtres in-
dépendants. Malgré ses pièces contro-
versées, provocantes, et son approche
directe de la réalité, il a survécu à la
chute du communisme et à la dictature
d’Islam Karimov qui a suivi, de 1991 à la
mort de ce dernier, en 2016.
Depuis sa création, le théâtre a trou-
vé refuge dans le sous-sol d’un com-
plexe semi-abandonné du centre-ville.
En dépit de son aspect délabré, l’en-
droit dégage une atmosphère unique.
« Je l’appelle le Vatican d’Ouzbékistan,
parce qu’il a son propre esprit et ses règles, explique Irina Bha-
rat, 48 ans, directrice générale adjointe d’Ilkhom. Notre fon-
dateur nous a appris à être courageux et à faire ce que nous ju-
geons juste, peu importe les conséquences. C’est comme ça que
nous avons survécu dans le temps. » L’histoire de la compa-
gnie est un exemple de lutte pour la liberté. Lorsque Mark
Weil l’a montée avec un groupe d’étudiants de théâtre, les
autorités soviétiques l’ont à peine prise en compte. Tach-
kent se situe à des milliers de kilomètres de Moscou, à
l’époque siège du pouvoir exécutif, et les germes de la sédi-
tion ne risquaient pas de faire un aussi long trajet. Ilkhom
s’est imposé comme un point de référence culturel pour
l’ensemble de l’URSS. Lors de la dislocation de celle-ci, en
1991, l’Ouzbékistan est devenu un Etat à parti unique, sans
média indépendant, mais Islam Karimov n’a pas osé toucher
à ce havre de paix. Malgré des violations généralisées des
droits de l’homme, l’ex-République soviétique s’affichait of-
ficiellement comme une démocratie, et le régime pouvait
prétendre qu’Ilkhom en était la preuve.
La démarche d’Ilkhom n’a pas changé depuis sa création :
ne pas critiquer ouvertement les autorités mais défendre
courageusement sa liberté artistique. Les pièces naissent de
la créativité et de l’imagination des interprètes. Les sujets
abordés sont universels mais font toujours référence à des
événements locaux. Dans Airport (Aéroport), donnée une se-
maine après le décès de Karimov, des extraits de ses discours
ont été lus à l’envers, créant un monologue insensé. « Les
théâtres d’Etat ne peuvent rien produire sans passer au préa-
lable par la censure, mais pas nous », poursuit Irina Bharat.
En septembre 2007, le théâtre a payé le prix de son audace.
Weil a été poignardé par de jeunes musulmans enragés par
la manière dont le metteur en scène avait dépeint le pro-
phète Mahomet dans l’une de ses pièces. Les meurtriers ont
été condamnés à des peines sévères, mais beaucoup pensent
que le gouvernement était derrière cette attaque. « Ils ne pou-
vaient rien nous faire officiellement, alors ils ont tué Mark, ex-
plique la directrice générale adjointe. Ils pensaient qu’une fois
le fondateur assassiné la troupe de théâtre serait morte. » Après
le meurtre, Boris Gafurov, un acteur âgé de 46 ans, a été choi-
si comme nouveau directeur artistique. « J’ai d’abord eu en-
vie de fuir le plus loin possible », raconte-t-il en riant. Certains
acteurs sont partis et la qualité des spectacles a chuté. Puis,
en 2010, Ilkhom a mis en scène Seven Moons (Sept Lunes),
une parabole relatant l’ascension et la chute dramatique du
chah de Perse, inspirée d’un poème du xve siècle, d’Alisher
Navoï. « A partir de ce moment-là, nous avons recommencé à
croire en nous et nous avons pris un nouveau départ. Onze ans
se sont écoulés depuis et nous sommes toujours là. »
Malgré tout, Ilkhom n’a jamais cessé de lutter : les recettes
des représentations et les frais de scolarité perçus par son
école de théâtre ne suffisent pas à couvrir les 200 000 dollars
de coûts annuels. La compagnie doit donc compter sur des
subventions et des donations pour rester à flot. Les quinze
acteurs principaux touchent un maigre salaire mensuel qui
varie entre 53 et 133 euros. Tous ont des emplois secondaires.
« Personne ne travaille ici pour l’argent » sonne comme un
mantra dans la bouche de tous. Mais la frustration de la di-
rection de ne pas pouvoir garantir aux acteurs une vie dé-
cente est perceptible. « C’est un gros problème qui ralentit
notre processus de création, assure Boris Gafurov. Quand un
acteur s’en va, nous devons le remplacer, alors nous finissons
par consacrer beaucoup de temps à la répétition des anciennes
pièces au lieu de travailler sur des nouveautés. »
L’Ouzbékistan a commencé à souffler après la mort de Ka-
rimov. Le nouveau président, Shavkat Mirziyoyev, a libéré
des prisonniers politiques et religieux, et éliminé les règles
les plus absurdes de son prédécesseur. Ce changement d’at-
titude a eu quelques effets positifs sur le théâtre aussi. Pour-
tant, l’avenir de la compagnie est loin d’être assuré. Des
quartiers entiers de Tachkent sont en passe d’être rasés pour
faire place à des résidences de luxe. Ilkhom pourrait être vic-
time de cette gentrification. Il occupe gratuitement le sous-
sol d’un hôtel. Mais demain? « Pour beaucoup, le théâtre est
simplement un espace commercial au cœur de la ville », ex-
plique Irina Bharat. La relocalisation n’est pas une option :
Ilkhom n’a pas les moyens de construire une nouvelle struc-
ture, et sa magie semble profondément liée à ce lieu. Il lui
faut donc continuer à lutter. Ce qu’il fait depuis toujours •
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