Q
uand Octave, futur Auguste, voit
le jour sur le Palatin, le 23 septem-
bre 63 avant Jésus-Christ, Rome
est une formidable puissance,
maîtresse de la Méditerranée et
de l’Occident. Mais aussi un en -
semble désaccordé dans lequel
chaque élément s’use à com-
battre les autres. La République,
vieille de plus de quatre siècles, est déliquescente.
Au II siècle avant notre ère, l’historien grec Polybe
justifi e, pourtant, l’invincibilité de Rome par l’ex-
cellence de son organisation politique qui atteint,
estime-t-il, au parfait équilibre entre les trois types
de régimes connus : l’aristocratie incarnée par le
Sénat, la monarchie par les consuls, la démocra-
tie par les comices populaires. En réalité, le sys-
tème est ankylosé et de démocratie il ne porte que
le nom. Le Sénat gouverne et le peuple – paysans,
artisans, commerçants, soldats – fait de la fi gura-
tion. Le système l’exclut du vote au profi t des plus
riches. Le Sénat veille ainsi jalousement à préser-
ver son pouvoir des appétits de la multitude plé-
béienne, mais il redoute plus encore de le voir
tomber entre les mains d’un seul : sous haute sur-
veillance, mandatés pour une seule année, les
deux consuls, plus hauts personnages de l’exécu-
tif, se contrôlent mutuellement.
C
es institutions, aussi bridées soient-elles,
n’ont certes pas empêché la République de
conquérir, entre les IV et I siècles av. J.-C.,
le Latium, puis toute la péninsule italienne,
l’Illyrie, la côte africaine de la Libye au Maroc, la
Macédoine et la Grèce, l’Hispanie, la Gaule, la Syrie,
bref l’essentiel du monde connu en Occident. Dans
son Histoire de la Rome antique, Yann Le Bohec,
spécialiste de l’Antiquité romaine, attribue la «ter-
rible effi cacité» des légions romaines à la qualité
de leur recrutement, à leur entraînement régulier,
leur armement adapté, leurs tactiques et straté-
gies de combat, et plus que tout à leur nombre. Un
avantage démographique qui trouve son origine
en l’an 338 avant notre ère, observe-t-il, dans «un
événement aux conséquences politiques et mili-
taires considérables» : après avoir défait une coa-
lition de ses voisins latins et campaniens, Rome,
au lieu de réduire les vaincus en esclavage selon
les usages de l’époque, leur accorde la citoyenneté
romaine. Naît alors un Etat plus grand, plus peu-
plé, qui va fournir une multitude de légionnaires.
Et assurer le succès des futures conquêtes.
Par un implacable retour des choses, ce sont ces
mêmes conquêtes qui vont le détruire. L’annexion
de territoires nouveaux entraîne, en eff et, des
bouleversements dans l’économie et la société
romaines. Les disparités sociales se creusent. Le
blé abondant, importé à bon marché de Sicile ou
d’Afrique, dévalorise la production des petits
propriétaires latins, concurrencés dans leur travail
par l’affl ux massif des esclaves ramenés à titre de
butin des contrées conquises. Durant la seule
campagne des Gaules, César a réduit un million
de personnes en esclavage! Du côté des nantis, de
la nobilitas, on tire inversement profi t de la situa-
tion : on rachète à bas prix les parcelles des agri-
culteurs ruinés tout en accaparant le domaine
public, l’ager publicus, que l’Etat, pour fi nancer
les guerres, concède aux grandes familles en
échange de monnaie sonnante et trébuchante. Il
est convenu que les cessions seront provisoires,
que les bénéfi ciaires des terres les
restitueront au bout d’un temps
donné. Mais loin de les rendre, ils
s’en servent au contraire pour
constituer d’immenses exploita-
tions agricoles, les latifundia,
sur lesquelles ils emploient la
main-d’œuvre servile. Ainsi
s’eff ace, en même temps que les
idéaux républicains de frugalité
et de simplicité, l’emblématique
fi gure du soldat paysan qui ren-
trait autrefois de la guerre pour
reprendre sa charrue – et qui
rejoint à présent, déclassé, les
rangs grossissants de la plèbe
urbaine. Beaucoup, dans cette
masse d’hommes sans emploi, n’ont d’autre choix
que de se mettre au service des puissants du
moment, prêts à les soutenir dans leurs entreprises
en échange d’un repas quotidien ou de quelques
sesterces. Le peuple se déchire.
D
ans les années 130 av. J.-C., les scissions
gagnent l’aristocratie sénatoriale. Deux
frères issus de la haute noblesse romaine,
Tiberius et Caius Gracchus, proposent, à
dix ans d’intervalle, une réforme agraire visant à
redistribuer les terres aux plus pauvres et, plus lar-
gement, à réformer le système social romain. Des
tentatives avortées dans le sang, avec le massacre
des deux tribuns et de leurs partisans. Mais la ligne
de fracture qui oppose les populares – partisans
d’un partage des terres plus équitable – aux opti-
mates – hostiles au changement – demeure. Le
monde romain entre dans une guerre civile qui va
durer un siècle. Chaque camp cherche des
Durant son
règne, le
peuple de
Rome connaît
l’ordre et
la stabilité
LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE
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