Le Monde De La Photo N°116 – Juin 2019

(Chris Devlin) #1

(^32 32) II LE MONDE DE LA PHOTOLE MONDE DE LA PHOTO
ÉVÉNEMENT
suis focalisée sur les choses universelles
et les qualités que nous partageons tous.
J’ai procédé de la même façon que pour
les photographies prises au Pays basque
quelques années avant. Les premiers
clichés semblent loin. Tout était
différent pour moi et je n’ai pas voulu
photographier sans que les habitants de
ces townships me donnent la permission.
Avec le temps, j’ai fini par rencontrer les
gens que j’ai photographiés à qui j’ai
aussi tenu à remettre un cliché. Le fait
de donner des images a beaucoup aidé,
car le rapport aux habitants a été plus
juste et équilibré.
Quel est le quotidien des habitants
de ces townships?
Il est dur. Lorsqu’on est une femme,
on se lève à cinq heures du matin pour
prendre le bus pendant deux heures et
travailler comme domestique dans les
banlieues blanches. Elles sont souvent
payées 12 euros par jour. Avec cet
argent, elles doivent déduire le transport
qui coute 2 euros. Les hommes quant
à eux attendent souvent dans la rue
pour avoir du travail journalier. Ils sont
aussi mal payés que les femmes et
ne peuvent pas s’en sortir. On assiste
à un Apartheid économique. En ce
qui concerne les enfants, souvent ils
vont à l’école, mais les classes sont
surchargées et les professeurs absents.
Les jeunes finissent rarement le lycée.
Le quotidien est assez rude et toutes
les semaines à Langa, une personne
est assassinée. Il y a un taux élevé de
criminalité. Mais ce n’est jamais relayé
dans la presse, car là-bas, la vie des
Noirs ne compte pas. En dehors de
l’Apartheid économique, après plus de
quarante ans d’oppression, il reste aussi
un racisme institutionnalisé. Je pense
qu’il y a beaucoup de colère face à un
manque de considération. Les gens
luttent pour survivre au quotidien. Ils
n’ont pas de pouvoir et le gouvernement
est très chaotique et corrompu. Les
femmes que j’ai rencontrées luttent pour
tenir physiquement et mentalement et
pour nourrir leurs enfants.
Depuis 2004, avez-vous pourtant
rencontré des habitants qui ont
pu sortir de cette condition?
Sindi, l’amie dont j’ai parlé tout à
l’heure a réussi à économiser pendant
longtemps afin de repartir dans sa ville
d’origine, Idutywa, pour construire une
maison traditionnelle et se marier. Elle
est considérée comme riche. C’est
malheureusement la seule que je
connaisse.
Une autre amie, par exemple, que j’ai
aussi rencontrée lors de mon premier
voyage, vit toujours à Langa dans une
pièce minuscule avec son fils de 17 ans.
En ce moment, elle attend un autre
enfant à l’hôpital gouvernemental, mais
les conditions y sont terribles.
En tant que photographe blanche
et américaine, comment avez-vous
travaillé dans ce contexte?
Ça n’a pas été compliqué, car j’étais
accompagnée de Sindi qui connaît très
bien les habitants. Les gens ont surtout
été curieux et contents. J’avais mon
appareil Hasselblad dans les mains afin
“^
Je ne voulais pas photographier la pauvreté,
la violence ou la misère. Je me suis focalisée
sur les choses universelles et les qualités que
nous partageons tous

Photo : Anne Rearick, sérieTownship Photo : Anne Rearick, sérieTownship
qu’il y ait une certaine transparence
et qu’ils voient ce que je faisais. S’ils
étaient intéressés, on collaborait.
Dans le cas contraire, je respectais
leur choix et ne prenais pas les
photos. La plupart des gens étaient
néanmoins intéressés par ce projet,
c’est la raison pour laquelle j’ai pu
continuer. Autrement, ça aurait été
compliqué de travailler sur une aussi
longue durée.
Vous avez publié ces images en
2016 dans Township, un livre paru
aux éditions Clémentine de la
Féronnière. Pensez-vous continuer
ce projet?
Oui, car dès que je commence un
projet, je tombe souvent amoureuse
d’un peuple et des gens! Je continue
même si je photographie moins
qu’avant et que le projet n’est pas
uniquement axé sur les townships. Je
travaille, par exemple, avec un groupe
de femmes de Boston composée
d’artistes, le Mama Project, qui vont
au Cap afin de travailler avec des
femmes noires et métisses d’Afrique
du Sud. Ces femmes habitent à moins
de 3 kilomètres les unes des autres,
mais elles n’ont jamais communiqué.
L’idée était de réunir tout le monde
afin de parler des luttes des femmes
ou avoir une activité artistique
ensemble. Ce projet sur le long
terme permet de réunir des femmes
et de découvrir ce qu’on partage.
J’y retourne en août pour continuer
travailler avec le Mama Project et
aussi dans l’est du Cap, le pays
d’origine Xhosa.
Comment les images seront-elles
présentées au Festival du Regard?
On a choisi les photos qui illustrent
mieux le thème. Elles seront
présentées dans le même lieu, côte à
côte. Les tirages sont carrés avec des
cadres de 50 x 60 cm. Nous avons
opté pour une unité de vision qui me
ressemble, même s’il ne s’agit pas
des mêmes séries.
En dehors du MAMA PROJECT
précédemment évoqué, quels
sont vos autres projets?
Je prends beaucoup de photos
dans l’Idaho, mon lieu de naissance.
Je suis très attachée à ce grand
espace, ses montages et sa nature.
J’explore mon enfance, la mémoire
et l’Ouest américain mythique.
C’est le projet le plus dur et le plus
personnel, car il remue beaucoup
de choses intimes. Je prévois un livre
et éventuellement une exposition.
annerearick.com

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