Le Monde De La Photo N°116 – Juin 2019

(Chris Devlin) #1

(^38) I LE MONDE DE LA PHOTO
INFLUENCES
S’INSPIRER DE...
ROBERT FRANK
(1924)
Maître à penser, et à photographier,
de toute une génération de
photographes (au-delà du seul
domaine du reportage), Robert
Frank doit une grande partie de sa
célébrité à un livre, sorti en 1958
intitulé Les Américains. D’abord
publié en France par Robert
Delpire, puis aux États-Unis avec
une formidable préface de Jack
Kerouac, ce livre est un des
plus marquants de l’histoire de
la photographie. Constamment
réédité, analysé, et disséqué depuis
sa parution, ce recueil de 83 images
noir et blanc donne à voir une
En publiant un livre consacré à ses propres influences
photographiques, Jean-Christophe Béchet propose une belle
traversée de l’histoire de la photographie, de Eugène Atget
né en 1857 à Stéphane Couturier, né cent ans plus tard. Dix
décennies qui ont façonné l’esthétique photographique, entre
courants, controverses et expérimentations. Jean-Christophe
a retenu 51 noms pour cette petite histoire de la photographie,
à la fois pratique et autobiographique. Chaque mois,
vous retrouvez un chapitre de ce livre en suivant l’ordre
chronologique des années de naissance. Avec à l’esprit
cette phrase du grand philosophe, écrivain et essayiste
italien Umberto Eco qui a écrit : « Les grands écrivains sont
des grands lecteurs de dictionnaires : ils nagent à travers
les mots. On apprend en lisant, comme les peintres ont
d’abord toujours copié leurs aînés. La source d’inspiration,
à condition de ne pas mener au plagiat, est essentielle ».
vision désenchantée et subjective
du territoire américain. Bénéficiant
d’une bourse Guggenheim, Frank
avait pu arpenter pendant deux
ans, en 1955 et 1956, le pays d’est
en ouest, du nord au sud au cours
de trois périples. Négligeant les
paysages grandioses des parcs
nationaux et le folklore local, il
dresse avec son petit appareil un
portrait désabusé du rêve américain,
insistant sur certains motifs
récurrents comme le nationalisme
(à travers la présence obsédante du
drapeau national) ou la ségrégation
entre les Noirs et les Blancs. Il va
aussi porter son regard décalé sur
les juke-box, les stations-service,
les Diner’s défraîchis. Il montre des
cowboys fatigués et des couples
qui s’ennuient...
En 1972, son livre The lines of
my hand marque son retour à la
photographie (après une longue
éclipse où il s’est consacré au
cinéma). Marqué par les épreuves
de la vie, et notamment par des
drames familiaux, il va alors
utiliser le film instantané Polaroid
noir et blanc pour créer des
polyptyques énigmatiques où
l’image et le texte s’affrontent
dans des compositions sombres
et poétiques. Avec la même
subjectivité que pour son périple
américain, Frank photographie
à la « première personne », mais
jamais l’anecdote ou le souvenir ne
l’emporte sur la puissance visuelle.
Chaque image est une cicatrice,
une trace laissée sur le temps.
Frank est un franc-tireur solitaire
et mélancolique, un auteur central
qui a érigé le voyage photographique
en véritable école esthétique.
LE DYNAMITEUR
MÉLANCOLIQUE
Toute l’œuvre de Frank évite le
systématisme, la redondance, la
facilité de refaire ce que l’on sait
déjà bien faire. Ainsi il a déclaré :
« Il me paraissait logique d’arrêter
la photographie au moment où le
succès venait. J’allais me répéter.
J’avais trouvé mon style et je m’y
étais installé... » Aujourd’hui, il
ne faut pas réduire l’héritage de
Robert Frank aux seules images des
« Américains ». Ses premières photos
au Pérou, en Espagne, à Paris ou
en Grande-Bretagne, restent de
puissantes sources d’inspiration
pour tous les « poètes » de l’image
fixe. Il est au photoreportage ce que

rank nous apprend à accepter F
l’erreur et l’accident, à laisser
la porte ouverte au hasard. Autant
de notions qui sont pour moi
devenues essentielles

INFLUENCES,
APPRENDRE
DES GRANDS
PHOTOGRAPHES
Par Jean-Christophe
Béchet
Éditions de
La Martinière
22 x 28,5 cm
160 pages
29 €
Par Jean-Christophe Béchet

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