LE MONDE DE LA PHOTO I 39Godard fut au cinéma, celui qui a
brisé les règles et qui a fait de la
subjectivité le cœur de son dispositif
narratif. Il sera aussi un précurseur
du livre photo, en peaufinant lui-
même pendant de longs mois ses
maquettes. Pour « Les Américains »,
il sélectionne dans ses 750 films de
36 vues, mille photos à tirer, puis
il réduit son choix à 83 images. Il
ne garde pas les « meilleures »
photos, mais celles qui ensemble
« dire » quelque chose. Comme
un montage de film, comme une
structure de roman.
Avec Frank, la photographie est
devenue un langage autonome. On
oublie les légendes, les explications,
on se laisse porter par un récit
poétique qui se suffit à lui-même.
Aujourd’hui, chaque fois que je
me lance dans la maquette d’un
nouveau livre photo, je feuillette
certains de ses ouvrages et je
trouve toujours des idées à glaner.Mais c’est surtout dans son rapport
à la technique et à la matière
photographique que Frank m’aura
marqué. Il pousse son appareil à la
limite de la sortie de route. Frank
se moque du mythe de la belle
image, il vise vite, sans s’occuper de
la géométrie, ou de la composition,
il photographie dans toutes les
lumières, ne craignant ni le soleil de
face, ni l’obscurité, ni le grain excessif.
Frank n’obéit à personne. Ce n’est
pas l’appareil qui commande, c’est
l’auteur. La poésie de ses images naît
de cette prise de risque incessante.
La recherche de la perfection
technique est parfois l’ennemi n°1 du
photographe créatif. Car elle nous
incite à rester dans notre zone de
confort. De là naissent l’académisme
et l’ennui qui en découle... Frank
nous apprend à accepter l’erreur et
l’accident, à laisser la porte ouverte
au hasard. Autant de notions qui sont
pour moi devenues essentielles.BIO
1924 Naissance à Zurich
(Suisse)
1947 Arrive à New York,
travaille pour Harper’s Bazaar
1955 Travaille avec Walker
Evans. Reçoit la bourse
Guggenheim pour attaquer le
projet « Les Américains »
1958 Publication à Paris, par
Robert Delpire du livre Les
Américains
1959 Se lance dans le cinéma
avec Pull My Daisy
1972 Sortie du livre The Lines of
My Hand
1976 Découvre le film Polaroid
noir et blanc
2008 L’éditeur Steidl se lance
dans la réédition de l’intégralité
des œuvres de Robert FrankN E W-YO RK ,
1997
Des adolescents qui
dorment dans le bateau
qui rejoint Hoboken.
Avec la présence du
drapeau américain
sur le tee-shirt de
l’un d’eux... Au-delà
du sujet lui-même,
cette photographie
m’a toujours semblé
« Frankienne ». Sans
doute en raison de
cette lumière laiteuse,
due au contrejour que
l’on retrouve souvent
dans Les Américains.
Tout comme ce rendu
granuleux et incertain
qui crée ce sentiment
de fragilité propre à la
photo argentique.Photo
: Jean-Christophe Béchet