Les Echos - 09.03.2020

(Steven Felgate) #1

12 // IDEES & DEBATS Lundi 9 mars 2020 Les Echos


art&culture


Rave générale au Châtelet


En scène, un monde vacillant, les rave-parties, la violence, le désastre
écologique et la force solidaire du groupe. Photo Cyril Moreau/Théâtre du Châtelet

Philippe Chevilley
@pchevilley

Le plafond semble se met-
tre à trembler, le grand
lustre central clignote. Le
Châtelet est comme pris de
convulsions. Le temps de
« Room With a View », la
salle parisienne s’est transformée en dance-
floor apocalyptique. Une vingtaine de dan-
seurs du Ballet national de Marseille et le
musicien Rone s’y sont donné rendez-vous
pour en découdre avec une société – la
nôtre – sur le point de s’effondrer. A l’image
de ce beau décor blanc (Julien Pleissel habi-
tué des pièces de Vincent Macaigne,) pas si
éloigné d’une banquise à la dérive ou d’un
temple grec qui vient d’imploser.
Le collectif (LA) HORDE (Marine Brutti,
Jonathan Debrouwer et Arthur Harel) tout
juste nommé à la direction du Ballet natio-
nal de Marseille appelle à cette « guerre des
imaginaires », comme l a décrit A lain D ama-
sio, figure de la littérature de science-fic-
tion. Fidèle au principe de récupération, le
trio met en scène un monde vacillant, les
rave-parties, la violence, le désastre écologi-
que et la force solidaire du groupe. Cela fait
beaucoup pour une soirée et pourtant (LA)
HORDE fait mouche à plusieurs reprises.
On pense à ces scènes inspirées des grands-
messes rock avec les corps comme portés

en sacrifice ou ces effets de
ralenti pour des tableaux
vivants stupéfiants.

Concentré d’énergie
La jeunesse des interprètes,
avec comme meneuse la
bondissante Sarah Abicht,
fait plaisir à voir. Férus de
technologie et d’Internet, Marine Brutti,
Jonathan Debrouwer et Arthur Harel
s’emparent aussi des codes de la mode avec
un déluge fluo dans les costumes ou des
coiffures signées par Charli Le Mindu, plus
habitué au podium des stylistes. « Room
With a View » a quelques passages plus fai-
bles. Dans les meilleurs moments, on pense
à « Crowd », le beau spectacle de la choré-
graphe Gisèle Vienne sur le « clubbing », ou
aux « Indes galantes » de Clément Cogitore
pour ce concentré d’énergie palpable.
Sauf qu’ici le baroque est supplanté par la
bande-son électro de Rone (Erwan Castex
de son vrai nom), dont l’album du même
nom sortira dans la foulée. Plus qu’un ballet,
« Room With a View » se vit comme une
performance musicale. Et si le décalage
avec les ors du Châtelet amuse au premier
abord, on rêve de vivre cette création dans
les conditions d’un concert live en plein air,
bras levés, visage extatique. Ce sera
d’ailleurs chose possible cet été à Lyon aux
Nuits de Fourvière.n

SPECTACLE
Room With a View
A Paris, Châtelet
(01 40 28 28 05),
jusqu’au 14 mars.
Lyon, Les Nuits
de Fourvière,
les 20 et 21 juillet

« Manon » façon années folles


à l’Opéra Bastille


Philippe Venturini

« Vincent Huguet s’attache à
déconstruire les idées reçues
et à renouer avec la tension
originelle des œuvres qu’il
aborde en leur redonnant
une nécessité d’être racon-
tées aujourd’hui », annonce
très sérieusement le pro-
gramme de l’Opéra de Paris. En l’occur-
rence, le hardi metteur en scène a choisi de
quitter le XVIIIe siècle original, celui de la
Régence, pour les années folles. L’idée n’est
pas sotte. L’abbé Prévost et son adaptation
pour la scène lyrique dénoncent la crise des
valeurs et le rôle corrupteur de l’argent. Le
XXIe siècle aurait aussi bien pu convenir.
Mais les années 1920 permettent d’évoquer
Joséphine Baker, que l’on entend durant un
long changement de décor (pourquoi,
d’ailleurs ?), une sexualité libérée, illustrée
par des accolades à connotation homo-
sexuelle et quelques cravaches. Pareille jus-
tification reste bien mince. En tout cas, il n’y
a pas de quoi affoler ni déranger les foules.
La mise en scène joue plutôt sur la grandeur
des espaces art déco (Aurélie Maestre),
façon palais de Chaillot, la splendeur des
costumes chamarrés (Clémence Pernoud)
et la subtilité des lumières (Bertrand Cou-
derc). Voilà un spectacle promis à de nom-
breuses reprises. Peut-être engagera-t-on
alors un chef un peu plus stylé que Dan
Ettinger, qui a tendance à faire sonner un
peu trop la fosse et à ne pas valoriser
l’orchestration si délicate de Massenet?

Comme sa contempo-
raine Carmen, également
découverte à l’Opéra-Comi-
que (1875), Manon incarne
la femme qui veut vivre sa
vie, mais elle n’en a pas le
charme vénéneux : « Je ne
suis pas mauvaise, mais sou-
vent on m’accuse / Dans ma
famille d’aimer trop le plai-
sir », chante-t-elle. Le plaisir qu’elle connaî-
tra facilement auprès du riche Brétigny.
Cette jeune femme instinctive trouve en
Pretty Yende une interprète idéale. La
soprano sud-africaine lui prête en effet son
charme naturel, une candeur et une lumière
dans la voix parfaitement irrésistibles. Ben-
jamin Bernheim, dont on avait déjà admiré
le Des Grieux dans la mise en scène, plus
audacieuse, d’Olivier Py à Bordeaux en avril
2019, reste un modèle d’élégance, de grâce,
d’éloquence et de diction française.

Fusillée...
Lescaut (le cousin de Manon) est campé
royalement par Ludovic Tézier, au charisme
toujours imposant. On regrette le français
mâchonné de Roberto Tagliavini en comte
des Grieux (le père), mais on admire le
formidable talent d’acteur-chanteur de
Rodolphe Briand e n Guillot de Morfontaine,
le vieux libertin pathétique qui poursuit
Manon de ses assiduités. Ladite Manon
meurt non pas dans les bras de Des Grieux,
mais fusillée. Sans doute pour dénoncer « le
conservatisme et la réaction de la société »,
comme l’avance le programme...n

OPÉRA
Manon
de Jules Massenet.
Direction musicale :
Dan Ettinger. Mise en
scène : Vincent Huguet.
Opéra Bastille
(08 92 89 90 90). Jusqu’au
10 avril, 3 h 50.

LE POINT
DE VUE

d’Axel Gautier


Pas de Brexit


pour les électrons


Q


ue va changer le Brexit pour le
marché européen de l’électri-
cité, encore en construction?
La réponse à cette question dépendra
en partie des négociations sur le futur
partenariat entre l’Union européenne
(UE) et le Royaume-Uni.
Ces défis résident en particulier dans
le « trilemme énergétique » : sécurité,
environnement, équité, qui constituent
des objectifs souvent contradictoires. Il
s’agit en premier lieu d’assurer la sécu-
rité d’approvisionnement : en août der-
nier, la Grande-Bretagne a connu sa
plus grave panne d’électricité depuis
plus de dix ans, tandis qu’en octobre, en
France, RTE a exigé des clients indus-
triels qu’ils soient interruptibles pour
éviter une panne.
En deuxième l ieu, l e marché de l ’ élec-
tricité doit intégrer les énergies renou-
velables intermittentes. Le Royaume-
Uni a annoncé en mars 2019 que plus de
30 % de l’électricité britannique sera
produite par le seul éolien offshore d’ici
à 2030, alors qu’en France la loi de 2015
prévoit que les sources d’énergie renou-
velables représenteront plus de 40 % de
la consommation finale d’électricité
d’ici à 2030. Or pour faire converger et
baisser globalement les prix, une plus
grande intégration des marchés natio-
naux est nécessaire.
Il existe une réponse clé à ce tri-
lemme : les interconnexions électri-
ques, qui permettent à l’électricité de
circuler entre les réseaux nationaux.
Avec le couplage des marchés, elles per-

mandé de construire les projets d’ores
et déjà décidés, tout en étant plus pru-
dente sur de futurs projets, dans la
mesure o ù les conditions de fonctionne-
ment des interconnexions dépendront
des contours du futur partenariat.
Tel est le cas de l’interconnexion Elec-
Link entre la France et le Royaume-Uni,
actuellement en cours de construction
dans le tunnel sous la Manche. Une fois
mis en service, en 2020, comme prévu,
ce projet générera une capacité de
1.000 mégawatts, soit une augmenta-
tion de 50 % de la capacité d’échange
avec la France et une augmentation de
25 % avec l’Europe continentale.
Le projet ElecLink a une spécificité
notable : c’est l’une des rares intercon-
nexions marchandes (ou non régulées)
en Europe. Contrairement aux inter-
connexions régulées, la société ElecLink
supporte 100 % des coûts et des risques
directs du projet, en échange de la capta-
tion de la « rente de congestion », qui
dépend de la différence de prix entre les
deux zones interconnectées à tout
moment. En captant la rente de conges-
tion, ElecLink contribue à une meilleure
intégration des marchés au profit des
consommateurs. Ce modèle d’intercon-
nexions marchandes doit être encou-
ragé pour permettre une meilleure inté-
gration des marchés nationaux et, par
là, faciliter la transition énergétique.

Axel Gautier est professeur
d’économie à l’université de Liège
et à HEC Liège.

mettent d’intégrer davantage le marché
européen de l’électricité. Elles minimi-
sent les risques de pénurie d ’é lectricité e t
de pannes en important de l’électricité
lorsque la capacité de production sur le
marché intérieur est insuffisante, elles
assurent une meilleure gestion des sour-
ces d’énergie renouvelables, en expor-
tant l’excédent potentiel de production
et elles permettent aux acheteurs d’un
marché de trouver des fournisseurs sur
d’autres marchés à un prix inférieur.

Compte tenu de ces avantages, l’UE a
fixé des objectifs ambitieux en matière
d’interconnexion, à savoir au moins
10 % de la capacité de production d’élec-
tricité installée de chaque Etat membre
d’ici à 2020, puis 15 % d’ici à 2030. Toute-
fois, le Royaume-Uni est actuellement
en retard sur ses objectifs et reste isolé
du reste d u marché européen, malgré l a
récente mise en service de l’inter-
connexion Nemo avec la Belgique.
Malgré les incertitudes causées p ar le
Brexit, les interconnexions resteront
essentielles à l’avenir. La Commission
de régulation de l’énergie a ainsi recom-

Pour faire converger
et baisser globalement
les prix, une plus grande
intégration des marchés
nationaux
est nécessaire.

LE POINT
DE VUE

de Nicolas Boudeville
et Arnaud Robinet

Sauvons nos urgences


grâce à la santé


de proximité!


C


onfronté à un mouvement
social historique, le gouverne-
ment a annoncé un effort consi-
dérable en soutien aux urgences hospi-
talières (hausse du budget de 1,5 mil-
liard d’euros, reprise du tiers de la dette
par l’Etat, revalorisations salariales...).
Si elles sont indispensables à court
terme, ces mesures doivent être com-
plétées par une réflexion stratégique
sur les causes de la crise actuelle et sur
les solutions à apporter à long terme.
Tout d’abord, un constat lucide
s’impose : l’hôpital public atteint la satu-
ration car il supporte l’essentiel du par-
cours de soins alors que ses contraintes
budgétaires se multiplient. En effet,
l’accès à la médecine de ville s’est
dégradé : en huit ans, l e délai d’obtention
d’un rendez-vous avec un spécialiste est
passé de 44 à 67 jours et certains méde-
cins traitants accompagnent jusqu’à
900 patients. Quant aux déserts médi-
caux, les aires urbaines sont désormais
aussi touchées que les milieux ruraux
(–25 % de généralistes à Paris depuis
2010). Rétifs face au manque d’attracti-
vité de certains territoires isolés ou la
cherté des loyers des métropoles, l es jeu-
nes médecins souhaitent exercer leur
activité avec moins d e contraintes admi-
nistratives et davantage de souplesse.
Leurs aspirations étant souvent insatis-
faites, les d éparts à la retraite des généra-
listes sont d e moins e n moins r emplacés
(25 % des médecins ont plus de 60 ans).
L’hôpital se retrouve donc en pre-
mière ligne et accueille un nombre
croissant de patients pouvant être pris
en charge par les cabinets médicaux

capable de désengorger les urgences et
d’assurer le suivi post-opératoire. Le
remboursement des téléconsultations,
le déploiement du dossier médical par-
tagé (DMP) et les outils numériques
sont l’occasion de repositionner l e géné-
raliste ainsi que le patient au cœur de la
chaîne de soins, e n rompant avec les tra-
vers du modèle français comme le
transport sanitaire et la mauvaise
observance des traitements (6 Français
sur 10 ne suivent pas les prescriptions
de leur médecin).
Notre société vieillit, ce qui appelle à
mieux anticiper le traitement des mala-
dies chroniques. En 2020, ces dernières
concerneront 550.000 personnes sup-
plémentaires par rapport à 2015, avec
une augmentation importante des
maladies cardio-vasculaires (+13 %) et
respiratoires (+10 %), tandis que plus de
4 millions de personnes seront tou-
chées par le diabète. Dès lors, les mai-
sons de santé connectées pourront faci-
liter le maintien à domicile et la prise en
charge précoce des pathologies, grâce à
des outils de détection connectés asso-
ciant le patient, l’hôpital et la maison de
santé. La prévention implique enfin la
reconnaissance de l’activité physique,
ce que le gouvernement encourage à
travers l’appel à projets de 100 maisons
sport-santé.

Nicolas Boudeville est président du
groupe de maisons de santé Sagéo.
Arnaud Robinet est maire de Reims,
membre du comité scientifique de
Sagéo, président de la Fédération
hospitalière de France Grand Est.

(43 % des arrivées aux urgences, selon
le ministère de la Santé). Le gouverne-
ment est ainsi obligé de débloquer des
crédits exceptionnels, entraînant du
même coup une dérive budgétaire de
l’Ondam hospitalier (+2,4 % pour 2020
au lieu de 2,1 %, comme annoncé en
octobre dernier).
Notre système de santé doit donc
choisir entre deux orientations : soit la
poursuite des dépenses au service d’un
modèle hospitalo-centré, dont le ser-
vice médical sera inégal et rapidement
dépassé ; soit le pari d’une médecine de
proximité performante, ancrée dans le

territoire et reliée aux hôpitaux comme
aux cliniques. Ce modèle implique la
réalisation d’un plateau homogène et
intégré, autour d’une infrastructure
technique et numérique de pointe. Pra-
ticiens, élus, investisseurs et économis-
tes, nous avons pensé Sagéo dans ce but,
sur la base de partenariats solides avec
des généralistes, des groupes de spécia-
listes de dimension nationale (ophtal-
mologie, radiologie, laboratoires médi-
caux, dentistes...) et des paramédicaux,
auxquels nous assurons une meilleure
rémunération.
Cette nouvelle structure, déployée
sur trois sites d’ici au printemps 2020,
va c onstituer u n avant-poste hospitalier

Repositionner
le généraliste ainsi
que le patient au cœur
de la chaîne de soins.

Bon début de semaine avec « Les Echos »!

Illustration Mailys


Glaize pour « Les Echos »

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