Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

16 |france SAMEDI 7 MARS 2020


0123


L


e procès Fillon au tribunal
correctionnel de Paris a
débordé, jeudi 5 mars.
Plombée par l’atonie et les
imprécisions de Penelope Fillon
depuis le premier jour, piégée par
ses anciennes interviews aux airs
de balles dans le pied qu’agitent
les procureurs, peu convaincante
lors de la longue étude des préten­
dues preuves matérielles, la dé­
fense a choisi de provoquer un ac­
cident d’audience. Et, pour la pre­
mière fois, elle n’a pas donné l’im­
pression de subir les débats.
L’accident d’audience : 34 attes­
tations écrites favorables aux
époux Fillon, 34 témoignages à
décharge qui n’ont pas été re­
cueillis par les juges d’instruction,
mais envoyés « spontanément » à
la défense, assure François Fillon.
Ils n’étaient pas prévus au pro­
gramme, les avocats les ont ver­
sés au dossier juste avant l’ouver­
ture du procès, et s’apprêtent à en
donner lecture.
Aux procureurs, soudain un peu
nerveux, qui font remarquer que
ces témoins auraient pu être en­
tendus au cours de l’enquête ou à
l’audience, François Fillon op­
pose le souhait de certains d’entre
eux de rester anonymes, et sa co­

lère froide contre des juges d’ins­
truction à qui il aurait, de toute fa­
çon, été inutile de les présenter :
« On voit bien qu’il y a un biais dès
le début de cette enquête. Seuls les
témoins à charge ont été enten­
dus. Cette enquête restera dans les
annales comme un exemple de
dysfonctionnement judiciaire! »
Le ton monte. Le procureur
Bruno Nataf s’offusque : « C’est
trop facile, en fin de parcours, de
venir produire des attestations!


  • Vous avez eu les fuites [dans la
    presse], nous avons la stratégie !,
    rétorque l’avocat de François
    Fillon, Me Antonin Lévy, dont le
    collaborateur, Me Joris Monin de
    Flaugergues, entame la lecture
    des 34 témoignages de ces Sar­
    thois ayant vu Penelope Fillon à
    l’œuvre dans un rôle d’assistante
    parlementaire.


« Faire du tractage »
Les Fillon sont à la barre, la scène
va durer plus de deux heures. On
y croise un maire local pour qui
Penelope Fillon était « le relais pri­
vilégié pour toutes les demandes
adressées à François Fillon » ; un
ancien vice­président de la com­
munauté de communes qui l’a
vue « fréquemment à des inaugu­

rations ou des banquets aux côtés
de son mari, parfois même seule » ;
une dénommée Mme Deschamps,
qui atteste qu’elle a « tenu la per­
manence de François Fillon
en 2012­2013. Elle venait souvent

s’enquérir du nombre de visiteurs
et de la nature des demandes, faire
du tractage ». D’ailleurs, Mme Des­
champs a fait parvenir des photo­
graphies de Mme Fillon en train de
préparer des tracts.

Les attestations soulignent son
« évidente connaissance des dos­
siers » et sa « remarquable écou­
te ». Tel citoyen l’a vue organiser
l’installation d’une troupe de
danse baroque à Sablé­sur­Sarthe.
Tel autre a pu compter sur elle
pour faciliter l’entrée de sa mère
dans une maison de retraite. Un
patron de PME affirme qu’elle l’a
aidé à s’établir à Sablé. Après cha­
que attestation, Me Monin de
Flaugergues demande : « Est­ce
conforme au rôle que vous avez
tenu auprès de votre époux? » A
chaque fois, Mme Fillon répond :
« Oui, oui, tout à fait. » Elle ajoute
une précision de temps en temps,
pour plus de consistance.
L’accusation fait remarquer que
certaines activités mentionnées
ne concernent pas la période des
poursuites (1998­2007 et 2012­
2013). « Mais depuis notre installa­
tion dans la Sarthe, répond l’inté­
ressée, tout ce que je fais, c’est pour
François et pour les habitants. Je
ne faisais pas la différence entre les

périodes où j’avais un contrat et
celles où je n’en avais pas. » L’accu­
sation note aussi que certaines
activités relèvent moins de la cir­
conscription que de la commune
ou de la région. « Mais ça démon­
tre le rôle central de Penelope », ré­
pond son époux.
La force probante de cette lita­
nie de témoignages sur mesure et
souvent invérifiables reste à voir,
mais l’effet de masse n’est pas
neutre dans la perspective de la
défense : montrer que Penelope
Fillon a bel et bien exercé une ac­
tivité qui dépasse ce que les pro­
cureurs ont appelé le simple
« rôle social du conjoint » d’un
parlementaire.

Entretenir le brouillard
Bruno Nataf pointe une « confu­
sion entre la vie sociale de Pe­
nelope Fillon, ce qu’on nous sou­
tient être sa vie professionnelle et
la vie politique de François Fillon ».
« En politique, c’est impossible de
séparer vie privée et vie publique »,
répond ce dernier. « Vous voulez
enfermer la fonction d’assistant
parlementaire dans un cadre que
vous avez inventé, et qui n’existe
pas », lance­t­il encore aux procu­
reurs, qu’il aura fréquemment
accusés, au fil du procès, de
méconnaître les usages de la vie
politique. Mercredi, Igor Mitrofa­
noff, sa plume, était venu expli­
quer la diversité du métier d’assis­
tant parlementaire : certains rédi­
gent des amendements, certains
sont chauffeurs.
Ainsi va la stratégie de la dé­
fense : effacer la frontière entre
l’épouse et la collaboratrice, entre
les périodes sous contrat et les pé­
riodes hors contrat, entre l’acti­
vité au niveau de la circonscrip­
tion et au niveau municipal, en­
tretenir le brouillard autour des
contours du rôle d’assistant parle­
mentaire, pour en faire une vaste
zone grise dans laquelle il appa­
raîtra, au bout du compte, que
Penelope Fillon n’a peut­être pas
usurpé les 613 000 euros net
qu’elle a perçus à ce titre.
Les débats sur ce volet de l’af­
faire sont clos. Il ne reste plus à la
défense que ses plaidoiries, mer­
credi 11 mars, pour tenter une der­
nière fois d’attirer le tribunal dans
la zone grise du doute.
henri seckel

Castaner pour le maintien du renseignement à la Préfecture de police


Le ministre était auditionné, jeudi, par la commission d’enquête parlementaire formée après l’attaque qui a fait 4 morts en octobre 2019


J


eudi 5 mars, l’avenir de la di­
rection du renseignement de
la Préfecture de police de Pa­
ris (DRPP) était en débat à l’As­
semblée nationale. Le service, en­
deuillé par l’attaque perpétrée par
l’un des siens, Mickaël Harpon,
qui a assassiné, le 3 octobre 2019,
quatre fonctionnaires avant
d’être lui­même abattu, était au
centre des discussions entre les
membres de la commission d’en­
quête parlementaire et Christo­
phe Castaner.
Le ministre de l’intérieur était la
dernière personnalité entendue
par les députés, qui auront mené
au total 41 auditions – dont une
grande partie à huis clos pour pré­
server le secret sur les informa­
tions classifiées. La commission,
qui s’est formée deux semaines
après les événements, enquête
sur les dysfonctionnements mis
en lumière par cet attentat com­
mis au sein même de la Préfec­
ture de police de Paris et de son
département le plus sensible, ce­
lui des renseignements.

La tonalité des questions, bien
que formulées avec courtoisie,
laisse peu de doute sur la teneur fi­
nale du rapport. « Il y a eu une dé­
faillance collective d’une structure
qui n’a pas su se protéger », a expli­
qué, en introduction, Eric Ciotti, le
député Les Républicains des Alpes­
Maritimes, président de la com­
mission. « Notre constat est sévère
sur la série des failles qui, au fond,
ont permis de placer l’auteur de l’at­
taque dans une forme d’angle
mort, a renchéri Florent Boudié, le
rapporteur, député de Gironde et
membre de la majorité. Quelles
que soient nos sensibilités, nous
avons été consternés par un certain
nombre d’éléments qui ont pu nous
être communiqués. »
Les principaux griefs formulés
par la commission concernent la
passivité de la DRPP face à l’évolu­
tion de Mickaël Harpon depuis
l’attentat contre Charlie Hebdo,
en 2015. L’informaticien, qui offi­
ciait au sein du service de rensei­
gnement, avait justifié devant l’un
de ses collègues l’acte des frères

Kouachi. Un signalement infor­
mel avait été réalisé mais n’était
pas parvenu à la haute hiérarchie.
Le parcours de l’agent adminis­
tratif, qui s’était converti à l’islam il
y a une dizaine d’années, avant
d’adopter récemment une prati­
que plus rigoriste de sa religion,
aurait dû également, selon les élus,
alerter les autorités. Tout comme
sa fréquentation d’une mosquée à
Gonesse (Val­d’Oise), dans laquelle
prêchait un imam controversé.
« [Ces signaux] auraient dû conver­
ger et (...) auraient dû faire que Mic­
kaël Harpon ne se trouve plus dans
un service aussi sensible », a ré­
sumé Eric Ciotti.

Un fonctionnement critiqué
Christophe Castaner s’est attaché
à répondre point par point, tout
en concédant « des dysfonctionne­
ments graves en 2015 dont il faut
tirer les leçons ». Le ministre de
l’intérieur a rappelé que la
conversion à l’islam ne pouvait
pas justifier une mise à l’écart des
services de renseignement.

Tout en se défendant de prendre
la défense de l’imam de Gonesse,
Christophe Castaner a expliqué
que ce dernier avait été mis hors de
cause par l’enquête judiciaire. Il a
enfin listé les mesures prises dans
la lutte antiterroriste depuis l’arri­
vée au pouvoir d’Emmanuel Ma­
cron, indiquant que la question de
la délivrance des habilitations re­
quises pour travailler au sein des
services de renseignement (point
central du dossier) était désormais
entièrement du ressort de la Direc­
tion générale de la sécurité inté­
rieure (DGSI), alors qu’elle était
auparavant gérée par la Préfecture.
Au fil des minutes, l’interven­
tion de Christophe Castaner, soi­
gneusement préparée, s’est trans­
formée en plaidoyer en défense
de la DRPP et de sa directrice,
Françoise Bilancini, dont le nom
est revenu plusieurs fois. Car c’est
bien le fonctionnement « quasi
familial » du service de renseigne­
ment de la Préfecture de police de
Paris qui était au centre des criti­
ques des élus. Florent Boudié s’est

longuement interrogé sur la né­
cessité d’un changement profond
d’organisation, mettant les pieds
dans le plat : « Faut­il faire dispa­
raître la DRPP? Se justifie­t­elle en­
core? Faut­il clarifier certaines de
ses missions? Au vu des failles que
nous avons pu rencontrer, il n’est
pas impossible qu’il soit pertinent
de proposer une réforme structu­
relle de la DRPP. »

Trop grande indépendance?
Le sujet de la dissolution de ce ser­
vice de renseignement très parti­
culier préexiste à l’attaque du
3 octobre 2019. Pour la Préfecture,
bénéficier d’un tel outil est un
avantage opérationnel indénia­
ble. Mais nombreux sont ceux
qui critiquent sa trop grande in­
dépendance ou encore le fait que
ses missions soient trop larges, al­
lant de la surveillance des mouve­
ments sociaux à la lutte antiterro­
riste – marchant, en cela, sur les
plates­bandes de la DGSI.
Alors que la Place Beauvau ne se
montrait pas fermée, il y a quel­

ques mois de cela, à l’idée d’une
modification du périmètre d’ac­
tion de la DRPP, le ton a désormais
changé. Christophe Castaner a ex­
pliqué qu’il n’était « pas favorable à
un rattachement » de ce service à la
DGSI, estimant que les deux
étaient complémentaires. « Parce
que la Préfecture de police serait un
“Etat dans l’Etat” et que, depuis des
années, tous les ministres de l’inté­
rieur ont rêvé un jour de la clouer au
pilori, il faudrait considérer qu’il y a
une victoire à l’affaiblir, a regretté le
ministre. Je n’en tirerais aucune
gloriole et ce ne serait pas une vic­
toire si l’affaiblir fait baisser le ni­
veau standard de la sécurité. »
Les députés ont encore un mois
pour peaufiner leur rapport, qui
doit être remis le 7 avril. Mais nul
doute que les conclusions de ce­
lui­ci, si elles prônent une refonte
de la DRPP, seront scrutées de
près, alors que le gouvernement
travaille, de son côté, à un livre
blanc préfigurant une réforme de
la sécurité intérieure.
nicolas chapuis

« Je ne faisais pas
la différence
entre les
périodes où
j’avais un contrat
et celles où je
n’en avais pas »
PENELOPE FILLON

au printemps 2012, le premier ministre,
François Fillon, demande à son vieil ami
milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière de
trouver un emploi pour son épouse
désœuvrée. « Dans le domaine de l’art », si
possible, réclame Penelope Fillon, passion­
née de littérature. En mai, la voilà nommée
« conseiller littéraire » à la Revue des deux
mondes, propriété de l’homme d’affaires.
Sa mission : fournir des pistes pour relancer
cette revue, fondée en 1829, qui perd de l’ar­
gent. « On me dit que mon point de vue peut
être utile », explique­t­elle à la barre du tri­
bunal correctionnel de Paris, jeudi 5 mars.
Les preuves d’un tel travail sont rares.
Mme Fillon évoque « 5, 6, 7 réunions » avec
Marc Ladreit de Lacharrière dans les pre­

miers mois, puis plus rien à partir de 2013.
Seules traces de son aventure à la revue :
deux fiches de lecture publiées, neuf
brouillons, et 135 000 euros sur son compte
en banque (3 900 euros net par mois).
Emploi fictif? Jugés pour complicité et re­
cel d’abus de biens sociaux, Penelope et
François Fillon ont un caillou dans la
chaussure de leur défense : l’auteur de
l’abus en question, Marc Ladreit de Lachar­
rière, a été condamné pour ce délit en 2018
à huit mois de prison avec sursis et
375 000 euros d’amende dans le cadre
d’une procédure de comparution sur re­
connaissance préalable de culpabilité, qui
lui a évité l’embarras d’un procès public. Sa
lettre au Parquet national financier est ac­

cablante : « De mai à décembre 2012, il n’y a
pas eu de contrepartie suffisante à son sa­
laire (...). De janvier 2013 à sa démission en
décembre 2013, Mme Fillon n’a fourni aucun
travail en contrepartie de son salaire. »
Personne au sein de la Revue des deux
mondes, où elle n’a jamais mis les pieds, ne
savait que Penelope Fillon y était conseiller
littéraire. « Marc de Lacharrière a caché lui­
même votre mission, on ne peut pas vous le
reprocher », en conclut son avocat Me Pierre
Cornut­Gentil. François Fillon tente une
autre piste de défense : si sa femme n’a,
bien vite, plus rien fait au sein de la revue,
ce n’est pas qu’il s’agissait d’un emploi fic­
tif, mais qu’elle a été « placardisée ».
h. se.

A la « Revue des deux mondes », Penelope aurait été « placardisée »


Les attestations


inattendues


des époux Fillon


Les avocats du couple ont produit


des lettres assurant que M


me
Fillon

était bien l’assistante de son mari


ERWAN FAGES POUR « LE MONDE »
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