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SAMEDI 7 MARS 2020 idées| 27
LE POUVOIR SE
PREND AUJOURD’HUI
PAR LA SOCIÉTÉ
CIVILE, LES
RÉSEAUX SOCIAUX,
LA RHÉTORIQUE,
LES MÉDIAS ET LA
CULTURE POPULAIRE
SERGIO AQUINDO
relever « la surenchère promigrants perma
nente » de Benoît Hamon (n° 175). « Je n’ai
aucune mauvaise conscience à contribuer à
Eléments, assure Jacques Julliard, non seu
lement parce que Alain de Benoist est un
homme cultivé, mais également parce que,
ma vie durant, je me suis battu contre ceux
qui m’ont dit : “En faisant ça, tu fais le jeu
de...” D’autant que beaucoup d’intellectuels
de renom sont sollicités par cette revue de
très bonne tenue. »
A l’image du philosophe Michel Onfray,
qui enchaîne les couvertures d’Eléments,
mais aussi du Point ou de Valeurs actuelles.
« C’est pourquoi il est impossible de réduire
cette galaxie à la seule extrême droite, re
marque le sociologue Luc Boltanski, tant
des convergences entre des sensibilités rele
vant de la droite dure et des sensibilités ve
nues plutôt de courants se réclamant de la
gauche, voire de l’extrême gauche, sont
nombreuses. » Leur point de rencontre ou
de convergence? « Une sorte de haine du
“système”, mot qui rappelle de mauvais sou
venirs, poursuit l’auteur de Vers l’extrême.
Extension des domaines de la droite (avec
Arnaud Esquerre, Ed. Dehors, 2014). Car
c’est ainsi que, dans les années 1930, en Alle
magne, les opposants de tous bords dési
gnaient la république de Weimar. »
Une migration intellectuelle qui touche
également l’ancienne famille de la gauche
modérée. « Face à la désertion de la gauche
sur la question de l’islamisme, du commu
nautarisme et de l’antisémitisme, il s’est en ef
fet constitué un tiers parti intellectuel où l’on
retrouve JeanPierre Le Goff, Alain Finkielk
raut ou Pascal Bruckner, des auteurs qui ne se
reconnaissent pas dans la droite, mais qui
écrivent dans des journaux de droite », expli
que Jacques Julliard, éditorialiste à Marianne
et chroniqueur au Figaro.
GRAMMAIRE ANTITOTALITAIRE»
Autre indicateur de la sortie du ghetto : une
légitimation politique qui vient du sommet
de l’Etat. Du président de la République lui
même, qui accorda, le 31 octobre 2019, un en
tretien à Valeurs actuelles sur la question mi
gratoire où Emmanuel Macron désigna les
représentants des associations de défense
des migrants comme des « droitsdel’hom
mistes la main sur le cœur ». Un adoubement
venu également de certains membres du
gouvernement qui, à l’image de Marlène
Schiappa, s’empresse de débattre avec Eric
Zemmour, polémiste deux fois condamné
pour provocation à la haine raciale, dans
l’émission « Face à l’info », le 10 février, sur
CNews, où celuici l’exhorta notamment « à
aller voir dans certaines régions de France si le
“grand remplacement” n’existe pas ». « On n’a
pas assez relevé à quel point, en accordant
une telle interview à Valeurs actuelles, et dans
des conditions qu’aucun autre journal n’a ob
tenu – en tête à tête, sans conseiller ni relec
ture –, Emmanuel Macron a légitimé les pré
jugés de cette galaxie extrêmedroitière », in
siste Alexis Lévrier.
Bien sûr, la volonté présidentielle de ré
duire l’opposition au « parti de la réaction »
est manifeste. Tout comme la stratégie de ré
sumer l’affrontement politique à celui entre
progressistes et populistes, Macron vs Le
Pen, LRM face au RN, est évidente. Mais,
comme le dit l’historien Patrick Boucheron,
« désigner son adversaire revient à choisir son
successeur » (Le Journal du dimanche, 16 no
vembre 2019). Sans compter qu’à ce jeulà
« on croit poser une digue alors qu’on lance un
pont ». C’est pourquoi l’interview du prési
dent à Valeurs actuelles, hebdomadaire
connu pour ses couvertures sur « Naturali
sés, l’invasion qu’on nous cache » (26 sep
tembre 2013), « Najat VallaudBelkacem,
l’ayatollah » (4 septembre 2014), « La nouvelle
terreur féministe » (15 mai 2019) ou bien en
core sur le philanthrope hongrois George So
ros, « Le milliardaire qui complote contre la
France » (9 mai 2018) est déjà, en soi, affirme
Patrick Boucheron, « une manière d’enfoncer
la digue ».
Le nationalpopulisme médiatique réem
ploie et détourne ainsi la rhétorique de l’an
titotalitarisme. Tout est qualifié de « totali
taire » : le féminisme, l’écologie ou les mino
rités. La façon de disqualifier la jeune
militante écologiste suédoise Greta Thun
berg est, à cet égard, éclairante. Car l’icône
mondiale de 17 ans n’est pas seulement criti
quée pour ses idées, elle est renvoyée à son
totalitarisme supposé : « Tous les enfants ont
du génie sauf Greta Thunberg. Je la sens fana
tisée », déclare Jérôme Béglé, directeur ad
joint de la rédaction du Point (CNews, 23 sep
tembre) ; son « idéologie » est « d’essence tota
litaire », renchérit, sur le même plateau, Ivan
Rioufol, chroniqueur au Figaro, alors que le
directeur des rédactions du quotidien, Alexis
Brézet, considère quant à lui sur LCI : « On a
connu, à l’époque de Mao, les gardes rouges
qui dénonçaient leurs parents. Là, on a une
génération de gardes verts. »
L’usage de la grammaire antitotalitaire est
un classique en la matière, notamment ana
lysé par le philosophe Jacques Rancière.
Après la chute du mur de Berlin, en 1989, une
partie de l’intelligentsia a retourné sa criti
que de l’Union soviétique vers les formes pri
ses par l’individualisme démocratique, per
ceptible dès les années 1990, lors de la que
relle scolaire qui opposa les « pédagogues »
aux « républicains », au cours de laquelle les
instituts universitaires de formation des
maîtres (IUFM) furent parfois qualifiés de
« goulags des savoirs ».
Les effets de la démocratisation scolaire, de
l’égalisation des conditions ou de l’appari
tion des signes religieux des populations is
sues de l’immigration ont été, selon Jacques
Rancière, les révélateurs d’une véritable
Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005).
D’où le recours à un vocable qui rappelle à la
fois celui de l’anticommunisme et du
marxisme : la critique des « idiots utiles » (de
l’islamisme) renvoie à celle des « idiots uti
les » (du communisme), expression qui dési
gnait les « compagnons de route » du Parti
communiste français, alors que la dénoncia
tion des « bobos » multiculturalistes fait
écho à celle des « petitsbourgeois » autrefois
vilipendés par la vulgate marxiste, dont une
frange de ces polémistes est issue.
LE MONDE EN NOIR ET BLANC
A la « rhétorique de l’inversion » pointée par
l’historien Gérard Noiriel (« les minorités
sont majoritaires »), à celle de la « résis
tance » et de la « dissidence » (face à la « nou
velle Inquisition » des « Torquemada » du
« politiquement correct ») s’ajoute une « ar
gumentation par l’exemple », explique Clé
ment Viktorovitch : « On essentialise le com
portement d’une population à partir d’un fait
divers. » Dans cette rhétorique, ce sont
moins les victimes (de viol ou de discrimi
nation) qu’il faut protéger que « l’idéologie
victimaire » qu’il convient de dénoncer.
Tout, pour cette mouvance, n’est que cen
sure (« on ne peut plus rien dire ») et coerci
tion (« on ne peut plus rien faire »). « Oui, il
y a quelque chose de totalitaire dans la gau
che Mediapart qui livre des noms propres
au tribunal médiatique et dans le courant
décolonial qui prétend interdire, y compris
par la force, la libre discussion dans les uni
versités, qui réclame sans cesse des exclu
sions et des bannissements », s’emporte la
journaliste Elisabeth Lévy.
Pourtant, Eric Zemmour et Alain Finkielk
raut continuent librement de s’exprimer. Le
premier officie au Figaro et sur CNews, et le
second dans Causeur et sur France Culture.
Sans compter que « la gauche est quasiment
inexistante politiquement », reconnaît la po
lémiste. « Mais la machine à lyncher fonc
tionne à plein régime, en particulier sur toutes
les questions liées aux violences sexuelles,
poursuitelle. Une accusation de harcèlement
ou un soupçon de pédophilie peuvent vous
valoir la mort sociale sans la moindre preuve.
Alors, oui, c’est une forme de terreur, même s’il
n’y a pas de goulag. »
Ajoutons à ces procédés rhétoriques une
forme de cécité idéologique. Ainsi, à la suite
de l’affaire Matzneff, la journaliste du Fi
garo, Eugénie Bastié, a voulu attribuer la dé
criminalisation de la pédophilie au « gau
chisme culturel » des années 19601970, qui,
de Sartre à CohnBendit, aurait couvert ces
crimes immoraux, omettant au passage de
signaler que la droite littéraire, notamment
incarnée par Jean d’Ormesson, écrivain
qu’on ne peut raisonnablement pas quali
fier de soixantehuitard, louait, comme tant
d’autres, Gabriel Matzneff, cet « amateur de
beautés » qui était pour lui « le chantre des
moins de 15 ans et de la francophonie réunis »
(Le Figaro littéraire, 1994). Le nationalcon
servatisme médiatique est une pensée bor
gne, partiale et partielle.
Une idéologie, qui, comme le disait Han
nah Arendt, consiste à soumettre la réalité
à la logique d’une idée. Et à voir le monde
en noir et blanc, de part et d’autre d’une
frontière qui sépare les bons et les mé
chants. Car on peut parfaitement critiquer
le discours sur « l’invasion migratoire »,
tout en refusant les dérives du communau
tarisme, comme on peut défendre la pré
somption d’innocence tout en dénonçant
les ravages du sexisme.
L’emprise du nationalpopulisme média
tique n’est pas une fatalité. Elle ne touche
évidemment pas l’ensemble de la presse ni,
loin de là, toutes les émissions de télévi
sion. D’autant que, face au conformisme
idéologique droitier, d’autres médias se
créent. Mais, comme disait le philosophe
allemand Theodor Adorno (19031969), qui,
dans Le Nouvel Extrémisme de droite (une
conférence de 1967, publiée aux éditions
Climats en 2019), rappelait que nos sociétés
n’étaient pas immunisées contre la régres
sion identitaire, « il faut observer avec une
vigilance particulière les symptômes de la
réaction culturelle ». Car, si, pour l’heure,
elle se cantonne notamment à la sphère
médiatique et audiovisuelle, elle pourrait
bien être un jour le programme politique
d’un pouvoir bien réel.
nicolas truong