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IDÉES
SAMEDI 7 MARS 2020
0123
L’essor du national-populisme
intellectuel et médiatique
Dans la presse comme dans les médias audiovisuels,
les polémistes de la mouvance souverainiste
et identitaire s’imposent contre une prétendue dictature
de la « bienpensance ». Rééquilibrage idéologique
ou nouvelle hégémonie culturelle?
B
ien plus qu’une petite musique,
c’est une véritable offensive idéo
logique. La France semble saisie
par l’essor du nationalpopulisme
médiatique. Il ne se passe pas un
trimestre sans qu’une maison
d’édition publie un ouvrage contre la « dic
tature » de la « bienpensance » progres
siste. Pas un mois sans qu’un polémiste fus
tige le « droitdel’hommisme » des élites.
Pas une semaine sans qu’un hebdomadaire
raille la « tyrannie de la repentance » ou les
« idiots utiles » du communautarisme et de
« l’islamogauchisme ». Pas une émission
de débat sans que soit dénoncée l’emprise
du « politiquement correct » ou les dérives
du « féminisme victimaire ». Pas un jour
sans que des « chaînes infos » imposent des
problématiques à sens unique.
Le nationalpopulisme a ses partisans,
son credo, ses héros, ses réseaux, ses re
vues, ses auteurs et ses aficionados. Mais,
intellectuellement, ce courant est sorti du
ghetto. Et, médiatiquement, il se sent porté
par le vent et se répand à l’envi sur les ondes
et les écrans, pas uniquement sur des sta
tions d’extrême droite, mais aussi dans cer
taines émissions de BFMTV, CNews ou LCI.
Cette pensée qui revendique son « incor
rection » n’est pas confinée à la revue Elé
ments, magazine des idées de la « nouvelle
droite », à L’Incorrect, mensuel proche de
Marion Maréchal Le Pen, ou à Causeur, mé
dia à la tonalité nationalsouverainiste.
Mais, avec des variantes notables, cette ga
laxie « se déploie aussi à Valeurs actuelles,
journal libéral qui s’est considérablement
droitisé, et dans certaines pages du Point et
du Figaro. Son influence gagne également
d’autres journaux, historiquement ancrés au
centre ou à gauche, comme Marianne et
bien d’autres, où certains éditorialistes invi
tent à “lever les tabous” – de l’immigration le
IL NE S’AGIT PAS
UNIQUEMENT
D’UNE TENDANCE,
D’UN COURANT,
D’UNE MOUVANCE,
MAIS D’UN
« FAIT CULTUREL »
plus souvent – et à s’affranchir du “gau
chisme culturel” », remarque l’historien de
la presse Alexis Lévrier, qui publia, en 2016,
Le Contact et la distance. Le journalisme po
litique au risque de la connivence (Les Petits
Matins, 2016).
« CATÉCHISME NÉORÉACTIONNAIRE »
Il ne s’agit pas uniquement d’une tendance,
d’un courant, d’une mouvance, mais d’un
« fait culturel », analyse Pierre Rosanvallon,
professeur au Collège de France. « Ce popu
lisme intellectuel et médiatique n’a pas d’or
gane officiel et n’est pas directement associé à
un projet politique, mais se diffuse largement
dans tout l’espace public », poursuit l’histo
rien qui publie Le Siècle du populisme (Seuil,
288 pages, 22 euros). « C’est bien au cœur du
champ politique et médiatique que le caté
chisme néoréactionnaire prospère », s’alar
mait déjà l’historien des idées Daniel Lin
denberg, auteur du Rappel à l’ordre (Seuil,
2002) dans Le Monde du 16 janvier 2016.
« Ce n’est pas notre camp, mais le réel qui est
devenu réactionnaire », rétorque Elisabeth
Lévy, directrice de la rédaction du magazine
Causeur. Après « des années de déni de la
gauche intellectuelle sur l’islamisation des ci
tés ou la question identitaire, il est devenu
presque impossible de ne pas voir ce que l’on
voit, d’où le rééquilibrage des rapports de
force idéologiques auxquels nous assistons,
poursuit la journaliste – qui se définit
comme « libéralenationale ». Ainsi, insiste
telle, « l’effondrement de la gauche ne vient
pas de la victoire des réacs, mais du fait
qu’elle n’a rien à dire sur ce qui nous arrive ».
Mais comment nommer cette mouvance
où des éditorialistes de droite et des essayis
tes classés à gauche communient dans le re
jet de « l’immigrationnisme » et parfois dans
la confusion entre islam et islamisme, voile
et terrorisme? Forgée par le philosophe
PierreAndré Taguieff, la notion de Nouveau
NationalPopulisme (CNRS Editions, 2012),
qui désigne « la forme prise par la démagogie
dans les sociétés contemporaines » lorsque
« la dimension nationaliste » s’avère « cen
trale », pourrait s’appliquer.
C’est « une dénomination possible » du phé
nomène, assure Clément Viktorovitch, qui
enseigne la rhétorique à Science Po et tient
une chronique télévisuelle dans l’émission
Clique sur Canal+. A ceci près qu’il s’agit d’un
« populisme identitaire » d’en haut, celui
d’une partie des élites médiatiques. « Ne
les laissons pas récupérer la “nation” ni le
“peuple” en les qualifiant de “nationauxpo
pulistes”, tempête JeanFrançois Kahn, au
teur de Droit dans le mur! (Plon, 188 pages,
20 euros). Non, cette galaxie hétéroclite est
composée de chevénementistes droitisés, de
réactionnaires, de maurrassiens, mais aussi,
disonsle, d’authentiques néofascistes qui ar
ticulent autoritarisme de droite, xénophobie
et antilibéralisme de gauche ».
La bataille pour l’hégémonie culturelle de
l’extrême droite est d’ailleurs aujourd’hui
clairement affichée. Rédacteur en chef de la
revue Eléments, directeur de La Nouvelle Li
brairie et essayiste qui glorifie le « fascisme
en haut débit » du mouvement néofasciste
italien CasaPound, François Bousquet l’as
sure : « C’est l’espace public qu’il nous faut
squatter » (Courage! Manuel de guérilla cul
turelle, La Nouvelle Librairie, 2019). Dans le
sillage du « gramscisme de droite » théorisé
en 1981 par Alain de Benoist, il s’agit, à la ma
nière du philosophe communiste italien
Antonio Gramsci (18911937), de conquérir
« l’hégémonie culturelle », à savoir « la fa
culté de transformer l’idéologie d’un groupe
social en sens commun, en croyances sponta
nément acceptées », indique Bousquet.
Il n’y a plus de Palais d’hiver et les Bourses
ressemblent à des déserts. Ainsi le pouvoir
se prendil aujourd’hui par la société civile,
les réseaux sociaux, la rhétorique, les mé
dias et la culture populaire. L’ambition est
d’imiter le militantisme des minorités
- postcoloniales ou LGBT (lesbien, gay, bi,
trans...) –, nourri par la French Theory – du
nom de cette pensée française, qui, de Fou
cault à Derrida, s’est notamment imposée
sur les campus américains –, afin de servir la
cause identitaire. Sans oublier la référence
appuyée à « l’armée des trolls de Trump ».
Car, sur le modèle de la « révolution con
servatrice » américaine qui permit à Ronald
Reagan de prendre le pouvoir dans les an
nées 1980 et celui de la nouvelle droite
étatsunienne qui, à coups de « propagande
réactionnaire » radiophonique et télévi
suelle – notamment sur la chaîne Fox
News –, a préparé, dans les années 1990
2000, la victoire de Trump, « le nouvel extré
misme droitier cherche par cette guérilla cul
turelle et médiatique incessante à favoriser
l’arrivée au pouvoir en France de Marine Le
Pen ou de Marion Maréchal », indique l’his
torien Antoine Lilti, auteur de L’Héritage des
Lumières. Ambivalences de la modernité
(Seuil, EHESS, Gallimard, 2019).
« C’EST DEVENU CHIC! »
Eléments – revue soustitrée « Pour la civili
sation européenne » – est devenue l’un des
épicentres des nouveaux rapprochements
intellectuels, où politistes et essayistes, de
droite et de gauche, sont interviewés, entre
un article sur le « romantisme fasciste », une
publicité pour un dossier sur la « paléogéné
tique des IndoEuropéens » et une charge
contre « le parti des médias ». « C’est devenu
chic, l’extrême droite! », ironise Jean Jacob,
maître de conférences en science politique à
l’université de Perpignan. Ce politologue a
relevé cette tendance parmi les jeunes géné
rations (Eugénie Bastié, Alexandre Devec
chio, Natacha Polony, etc.) comme au sein
des plus anciennes, « apparemment tétani
sées par d’effroyables réformes sociétales me
nées par la gauche, mais que le fait de conver
ser avec la nouvelle droite ne semble guère re
buter » (Le Monde du 9 mai 2019).
On peut de fait lire dans Eléments le philo
sophe Marcel Gauchet estimer que « l’im
migration est un de ces sujets tabous sur le
quel la réflexion fait défaut » (n° 164) ; l’his
torien Jacques Julliard assurer que « le
débat sur la place des immigrés dans la so
ciété actuelle a été complètement esca
moté » (n° 159) ; le géographe Christophe
Guilluy expliquer que « la diabolisation du
FN est un révélateur de classe sociale »
(n° 165) ; le politologue Jérôme SainteMarie
considérer que JeanLuc Mélenchon
« rend[e] impossible toute stratégie popu
liste majoritaire », tant que la question mi
gratoire sera « niée » par les « insoumis », ou
bien encore le politologue Jérôme Fourquet
dans certaines émissions de télévi
sion où la punchline est de mise, la com
plexité n’est pas permise. Bien souvent
conçues sur le modèle de l’émission de
radio « On refait le match », sur RTL,
créée par le journaliste sportif Eugène
Saccomano en 2001 et notamment re
prise par Pascal Praud en 2012, ces émis
sions cherchent « le buzz, la polémique
et le coup d’éclat par des joutes savam
ment orchestrées », observe l’historien
de la presse Alexis Lévrier.
Ainsi, « par cynisme, clientélisme ou
idéologie, la mouvance extrême droitière
est souvent majoritaire dans nombre
d’émissions des chaînes d’info », analyse
Samuel Gontier, critique télévisuel pour
Télérama et auteur de Ma vie au poste
(La Découverte, 2016), recueil de chroni
ques sur les médias audiovisuels qu’il
suit depuis dix ans.
« Sur les plateaux de Laurence Ferrari
ou de Pascal Praud, sur CNews, le rap
port entre “progressistes” et “réaction
naires” est de 1 pour 4 », poursuitil.
« Même si le centre de gravité est à
droite, il n’y a pas d’unité dans l’espace
médiatique, et certaines chaînes ou
émissions respectent davantage le plu
ralisme », tempère le politologue Clé
ment Viktorovitch, qui a pu – et su –
contrer à maintes reprises les sophis
mes des polémistes droitiers, notam
ment sur le plateau de Pascal Praud.
Cela dit, le rapport de force est souvent
« déséquilibré », reconnaîtil. Lors d’une
émission sur le voile, par exemple, « si
vous invitez un éditorialiste du Figaro à
côté d’un autre de Marianne, d’un troi
sième de La République en marche qui
estime, comme le ministre de l’éduca
tion, JeanMichel Blanquer, que “le voile
en soi n’est pas souhaitable dans notre
société”, et que le quatrième est un
membre de Boulevard Voltaire ou de
L’Incorrect – médias dont les présenta
teurs omettent de dire qu’ils sont d’ex
trême droite –, les mêmes idées sont re
présentées sur le même sujet, le tout
sous le couvert du pluralisme », insiste
Samuel Gontier.
Façonnage des consciences?
« Les représentants du camp du bien ont
été tellement habitués à débattre entre
eux, et à considérer que leur point de vue
était la vérité, qu’ils n’en sont toujours
pas revenus que leurs contradicteurs
aient le droit de s’exprimer !, ironise la
polémiste Elisabeth Lévy. D’où la musi
que de l’hégémonie qui aurait changé de
camp. Il y a eu un rééquilibrage évident
dans le débat public, mais l’hégémonie
ne se joue pas au temps de parole. Du
reste, je ne suis pas certaine de vouloir as
sister à ce basculement, prévientelle.
L’entresoi, le sentiment d’avoir toujours
raison rendent con, pardon de l’expres
sion, et ça vaut aussi pour “les réacs” ».
Mais d’où provient ce grand retourne
ment? D’abord de l’importance politi
que prise par le Rassemblement natio
nal (RN), de nouveau présent au second
tour de l’élection présidentielle en 2017,
et qui fit 23,3 % des voix aux élections
européennes en 2019. « Le problème,
c’est que ces débats répétés ad nauseam
sur l’islam font de l’audience, à l’image
de cet abject esclandre du député RN Ju
lien Odoul humiliant une accompagna
trice voilée, et que Zemmour et Praud
dopent les audiences de leur chaîne », re
marque Alexis Lévrier.
Loi de l’offre et de la demande? Ou fa
çonnage des consciences et imposi
tion de problématiques? « Il est indé
niable que ces émissions fabriquent une
partie de l’opinion publique », estime
Samuel Gontier. Ce grand bascule
ment relève ensuite de « la responsabi
lité des médias qui ont joué avec le feu et
avec la flamme du FN », regrette la jour
naliste Audrey Pulvar. La première dé
faite? « Le moment où JeanMarie
Le Pen est invité à “L’Heure de vérité”
sur Antenne 2 », le 13 février 1984, la
grande émission de légitimation poli
tique du service public. Son parti at
teindra quatre mois plus tard 10,95 %
des voix lors des élections européen
nes. « Ce fut pour moi un choc d’enten
dre ces horreurs xénophobes à la télé.
Mais maintenant, à force de l’avoir ba
nalisé, il est impossible de l’ignorer. »
Enfin, cette mutation idéologique pro
vient de la structuration du champ mé
diatique avec l’arrivée des chaînes d’info
dans les années Sarkozy, qui placent les
questions identitaires au premier plan,
durant lesquelles Patrick Buisson (sur
LCI, au Figaro et sur la chaîne Histoire),
Etienne Mougeotte (sur TF1, au Figaro
puis au groupe Valmonde, qui édite Va
leurs actuelles) ou Charles Villeneuve
(TF1 et Valeurs actuelles), trois hommes
de médias, « aux idées droitières et aux
valeurs masculinistes, sont à la
manœuvre », analyse Audrey Pulvar.
« Discours de classe »
Il faut remplir et même « meubler » les
grilles de LCI, CNews ou BFMTV, expli
que Samuel Gontier, car « ces chaînes di
tes “d’info” ne produisent en réalité que
six minutes d’information par heure, le
reste étant du commentaire qui coûte
beaucoup moins cher que du reportage
ou de l’investigation ». D’où l’émergence
des polémistes, analyse Clément Vikto
rovitch, « dont il faut reconnaître qu’ils
sont plus nombreux au sein de la droite
radicale et du centre libéral ».
Mais où sont passés les débatteurs de
gauche à la télé? De Pierre Jacque
main (rédacteur en chef de la revue Re
gards) à Alexis Corbière (député La
France insoumise), ils sont régulière
ment invités, mais leurs troupes sont
clairsemées. « Il faut dire que, pour les
patrons de chaîne et les journalistes qui
les animent, il est plus facile de défendre
la génération identitaire que les zadistes
de NotreDamedesLandes », observe
un chroniqueur.
Ces éditorialistes produisent « un dis
cours de classe », fait remarquer Alexis
Lévrier, comme la grande peur d’une ré
volution sociale portée par le mouve
ment des « gilets jaunes » l’aurait illus
tré. « Il y a d’évidence un effet de milieu
social. Ces polémistes se confortent idéo
logiquement et se cooptent dans des
émissions qui sont des tremplins profes
sionnels », analyse Samuel Gontier.
Alors, fautil continuer à y aller?
« Oui, car la confrontation publique des
arguments, même dans le conflit, fait
vivre le débat public, assure Clément
Viktorovitch. Mais il y a une règle à re
tenir, prévientil : on n’est jamais plus
fort que le dispositif, notamment lors
que le plateau est idéologiquement dé
séquilibré. » D’où la réticence de nom
breux intellectuels « progressistes » à
venir sur ces plateaux où ils seront pris
en étau. « C’est pourquoi le néofascisme
est sans doute plus médiatique qu’intel
lectuel », résume l’ancien directeur de
Marianne JeanFrançois Kahn.
nicolas truong
Des polémistes droitiers omniprésents sur les chaînes d’info