Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 5 Mars 2020


M


ince. On s’est peut-être
trompé de destination.
Car quand on la voit du
haut du Guizay, colline qui la sur-
plombe au sud, Saint-Etienne n’a
rien d’une «ville rétrécissante». Tra-
duit de l’anglais shrinking cities, le
terme désigne des agglomérations
confrontées une triple perte : de po-
pulation, d’activités économiques
(souvent à cause de la crise indus-
trielle) et de richesse. Un phéno-
mène qui touche principalement
des villes petites et moyennes,
comme Roubaix, Thiers, Ambert ou
Châlons-en-Champagne : elles sont
mises au défi d’inventer un nou-
veau cadre de vie hors des injonc-
tions habituelles à la croissance
démographique et au dynamisme
économique. Bien qu’elle soit de
taille plus grande – elle a le titre de
«métropole» –, Saint-Etienne est
aussi concernée. Mais on a beau
savoir que la ville des Verts a perdu
50 000 habitants depuis 1968 (elle
culminait alors à 223 000 adminis-
trés), on a beau voir les crassiers
(l’équivalent stéphanois des terrils)
colonisés par la végétation, on est
surtout frappé en cette matinée
froide et ensoleillée par les centai-

CRÊT
DE ROC

TARENTAIZE

Stade Geoffroy-Guichard

Gare de
Saint-Étienne
Châteaucreux

Cité du
design

Musée
de la Mine

MONTREYNAUD

Saint-Étienne
1 km

Par
THIBAUT SARDIER
Envoyé spécial à Saint-Etienne
Photo
MARTIN COLOMBET

nes de pavillons qui parsèment
plaines et collines. «L’agglomération
consomme 29 hectares pour
1 000 habitants, plus du double de
la plupart des villes françaises» ,
explique Yoan Miot, chercheur en
géographie et urbanisme à l’univer-
sité de Marne-la-Vallée (1). La ville
rétrécissante est donc en expan-
sion. «C’est la raison pour laquelle
nous parlons de villes en décrois-
sance plutôt que de villes rétrécis-
santes» , précise Christelle Morel-
Journel, géographe à l’université de
Saint-Etienne et coautrice d’une So-
ciologie de Saint-Etienne (edi-
tions La Découverte), invitant à en-
trer dans la ville pour observer les
traces du «déclin» et les efforts dé-
ployés pour le surmonter. «C’est
aussi ça, le rôle de la recherche»,
glissent les deux chercheurs, en
grève contre une réforme de l’ensei-

gnement supérieur qui les inquiète
(lire pages 16-19).
La première étape est un passage
obligé : le musée de la mine, installé
dans les bâtiments du puits Couriot
au nord du quartier Tarentaize-
Beaubrun. En 1973, il est le dernier
puits à cesser son activité minière,
devenant à la fois le symbole du
passé industriel et celui du déclin de
la ville qui s’amorce alors à bas bruit.
«Dans les années 70, la baisse de la
population commence, mais on se dit
que c’est normal car le déclin démo-
graphique des centres-villes est assez
général» , dit la géographe. «Mais
dans les années 90, la situation de-
vient atypique car les autres métro-
poles connaissent un regain massif
et rapide.»

DÉMOLITIONS
Ville noire, ville pauvre, et désor-
mais ville en déclin : Saint-Etienne
cumule les tristes titres et collec-
tionne appartements vacants et bâ-
timents en sale état. Certains sont
visibles dès les abords du musée.
«La décroissance urbaine a des effets
destructurants sur le marché immo-
bilier des villes en question : le man-
que d’investissement généré par la
perte de revenu des propriétaires dé-
grade le parc de logements, et crée de
la vacance» , observe Miot. A
«Sainté», 16 % d’appartements pri-
vés sont potentiellement indignes.
Plutôt que de risquer d’acheter dans

une copropriété de centre-ville où il
faudra peut-être beaucoup investir
pour rénover, beaucoup préfèrent le
pavillon de périphérie : on com-
prend que la ville «rétrécisse» et se
dilate en même temps.
A quelques mètres, une affiche pu-
blicitaire montre deux ouvriers te-
nant leur perceuse comme un flin-
gue. Les deux bricolos incarnent les
programmes de démolition menés
par les pouvoirs publics pour ré-
pondre au problème. «Cela marque
un tournant dans la prise en compte
de la décroissance. La municipalité
planifie des démolitions et le fait sa-
voir», confirme Morel-Journel.
Avant de tempérer : «Le discours ne
consiste pas à assumer la décrois-
sance, mais à dire que les démoli-
tions vont améliorer le cadre de vie
et permettre de retrouver la crois-
sance.» Comme dans beaucoup de
villes «en déclin», il reste difficile de
concevoir l’urbanisme hors du mo-
dèle du développement : avec le ra-
lentissement du déclin démogra-
phique stéphanois, beaucoup
rêvent encore de retrouver l’étiage
des 200 000 habitants grâce à une
attractivité retrouvée. Cette vision
explique les grands projets de dé-
molition déjà menés. Dans le quar-
tier de Tarentaize-Beaubrun, des
îlots ont été rasés, alors que le taux
de vacance des logements est faible.
Mais ce quartier de centre-ville,
paupérisé et ethnicisé, renvoie une

image peu flatteuse. Plus en péri-
phérie, dans les quartiers de grands
ensembles de Montreynaud et de
Beaulieu-Montchovet, on a rasé,
malgré l’attachement des habitants,
la tour Plein Ciel et la «Muraille de
Chine», deux immenses immeubles
de logements.

UN ÉLAN BÂTISSEUR
A chaque fois, on prévoit de recons-
truire, de façon moins dense mais
en évitant de laisser des trous dans
la ville. On voit ainsi apparaître des
équipements publics, comme des
gymnases, ou des appartements de
meil leure qualité. Mais toutes les
«dents creuses» ne se remplissent
pas : «On crée du vide dans le tissu
urbain, ce qui dégrade le cadre de
vie, faute d’avoir anticipé le temps
de latence entre démolition et re-
construction. Les preneurs qui ap-
paraissent au début des projets
jettent parfois l’éponge car la com-
mercialisation est un échec», expli-
que Morel-Journel. Des friches
grillagées se maintiennent plu-
sieurs années, et restent inaccessi-
bles aux riverains. «Les profession-
nels de l’aménagement et de
l’urbanisme craignent la mauvaise
occupation. Ils préfèrent une friche
plutôt qu’une occupation qu’il fau-
dra gérer voire évacuer si le marché
revient et qu’on a besoin de capter la
rente foncière», commente Miot.
Dans le nord de la ville, le vent de

Saint-Etienne,

le Vert

Perte d’activités économiques, de population


et de richesse : l’ex-bastion industriel est-il une


«ville rétrécissante»? C’est plutôt une cité en


décroissance, qui doit relever le défi de se


réinventer sans grandir, entre ambitions


métropolitaines et initiatives citoyennes.


IDÉES/


à moitié plein

LES MOTS COMMUNAUX, ÉPISODE 3


«Municipalisme», «biorégions», «localisme», «villes rétrécissantes»...
Jusqu’aux municipales de mars, Libération s’intéresse à ces notions au
croisement entre l’action politique locale et les débats qui agitent la société.
Car c’est aussi – et peut-être d’abord – à l’échelle de nos communes
que se trouvent les solutions à la crise écologique et démocratique.
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