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SAMEDI 22 FÉVRIER 2020 idées| 29
Intelligence artificielle | par serguei
Guerre identitaire dans
la littérature américaine
D
ans l’Amérique de 2020, William Shakespeare, auteur blanc
créateur d’un Othello noir, auraitil pu conter les amours
contrariées d’un Maure et d’une jeune Vénitienne? Pas si
sûr, si l’on en croit les récentes polémiques mêlant défense des
minorités, soupçon de racisme et « political correctness » qui agitent le
milieu littéraire américain.
Jeanine Cummins n’est sans doute pas une nouvelle Shakespeare
- certains critiques l’ont quand même comparée à John Steinbeck
pour sa description de la misère sociale –, mais cette auteure
américaine incarne désormais, à son corps défendant, une forme de
tribalisme qui n’épargne pas le monde de la création. Son roman
American Dirt (Flatiron Books, non traduit), qui retrace les tentatives
d’une Mexicaine et de son fils pour entrer illégalement aux Etats
Unis, a suscité une vague de critiques telle que son éditeur, évoquant
des « menaces ciblées contre des librairies et l’auteure », a annulé
sa tournée de promotion.
Qu’une de ses grandsmères soit portoricaine (quoique d’une famille
aisée) et qu’elle ait passé plusieurs années à enquêter sur les migrants
n’ont apparemment pas suffi à conférer à cette auteure de trois autres
livres une légitimité suffisante pour écrire une fiction sur ce sujet poli
tique et identitaire. Le fait qu’elle se soit librement inspirée d’auteurs
mexicains pour trousser son roman a même signé son crime : tentative
d’appropriation culturelle.
Alors que plusieurs maisons d’édition
s’étaient battues pour le publier, que le ro
man avait reçu un bon accueil dans la
presse et que des tractations étaient lan
cées pour en tirer un film, des critiques
émanant d’écrivains et de journalistes
d’origine latina ont coupé court au conte
de fées. Myriam Gurba, écrivaine amé
ricaine d’origine mexicaine, a ironisé sur sa
consœur qui, utilisant « la justice so
ciale comme cachesexe », prétend « donner
une voix aux sansvoix » : « Nous avons écrit
ces mêmes histoires. Mais personne n’y
porte attention car nous ne sommes pas blancs. » Non sans ironie, Jea
nine Cummins avait précisé dans une note : « J’aurais aimé que quel
qu’un d’un peu plus foncé que moi écrive ce livre. »
« Fatras raciste »
Au nom de la défense des minorités, d’autres ont aussi souligné les dif
ficultés des auteurs latinos à trouver une audience pour conter leur
propre histoire, dénoncé un roman de gare non dénué de stéréotypes,
relevé des incohérences dans les descriptions du Mexique ou des dra
mes vécus par les candidats à l’immigration. Bref, un ouvrage naïf écrit
par une Américaine blanche pour un public d’Américains blancs.
Quelques semaines auparavant, le monde policé des auteurs de ro
mans à l’eau de rose avait, lui aussi, été secoué par une polémique
racialolittéraire. Courtney Milan, une écrivaine américaine d’origine
chinoise, membre de la respectable association Romance Writers of
America, avait qualifié un ancien ouvrage de l’une de ses consœurs
blanches, Kathryn Lynn Davis, de « fatras raciste », lui reprochant ses
descriptions « caricaturales » de femmes asiatiques « aux yeux bridés »,
« sages et silencieuses, marchant les yeux baissés ».
Ses propos lui ont valu une exclusion du comité d’éthique de l’asso
ciation. Avant qu’une bronca, menée par des auteurs choqués que la
« dénonciation du racisme » soit ainsi punie, n’oblige les dirigeants à re
venir sur leur décision... et à démissionner. Dans l’intervalle, la banale
romance de Davis, Somewhere Lies the Moon (Pocket Books, non tra
duit), est temporairement sortie de l’anonymat. Quant à American Dirt,
il caracole en tête des meilleures ventes, et nul ne saurait dire si
l’auteure doit cet honneur à ses qualités littéraires ou au bruit médiati
que sur la couleur de sa peau.
stéphanie le bars (washington, correspondance)
UN ROMAN
SUR UNE MIGRANTE
MEXICAINE RELANCE
LES POLÉMIQUES SUR
L’APPROPRIATION
CULTURELLE
ANALYSE
Q
u’il semble loin, le 26 avril 2017...
Ce jourlà, lors de l’entredeux
tours de l’élection présidentielle,
le Financial Times s’enthou
siasme pour Emmanuel Ma
cron. Dans les colonnes du quotidien britan
nique, celui qui vient de balayer « l’ancien
monde » est décrit comme un homme « plein
d’énergie et d’optimisme, proposant une
France nouvelle et un Paris dynamique ». De
puis, le cap de mimandat est passé et le jour
nal anglosaxon s’inquiète. Dans une chroni
que au titre crépusculaire – « Le ciel s’assom
brit pour le RoiSoleil » – publiée le 7 février,
Philip Stephens s’alarme sur l’état de tension
sociale en France. Selon lui, le président de la
République « avait raison dans son ordon
nance, mais il s’est trompé dans la façon de soi
gner ». « M. Macron pourrait perdre en 2022.
Dangereusement, la candidate de l’extrême
droite pourrait l’emporter », prévientil.
Une angoisse partagée par certains mem
bres de la majorité. En marge des élections
municipales, les stratèges autour du prési
dent scrutent les courbes d’opinion et com
mencent à évoquer 2022. Et, avant même de
se projeter sur un nouveau duel face à Marine
Le Pen, ils s’inquiètent pour le premier tour.
Dans beaucoup de communes, l’éclatement
du paysage politique provoque une efflores
cence de listes, et la poussée verte vient per
turber le jeu dans l’arc républicain. Si cette
tendance se confirme, la qualification au
second tour pourrait se faire au plus bas ni
veau entre plusieurs noms.
D’où l’importance pour le président de
conserver un socle solide et suffisamment
haut. Or, depuis 2017, son capital électoral a
muté. Il s’est effrité tout en se droitisant. Em
manuel Macron avait été élu en aspirant les
voix socialesdémocrates, orphelines de
François Hollande et inquiètes du pro
gramme de Benoît Hamon. Selon les enquê
tes d’opinion d’Ipsos, 47 % des électeurs de
François Hollande en 2012 ont voté pour lui
au premier tour. Il était apparu aussi comme
le candidat préféré des sympathisants du PS
(42 %), tout en attirant le centre et le centre
droit (46 % des suffrages du MoDem, 36 % ve
nus de l’UDI). Ses soutiens originels apparte
naient donc à la gauche réformiste et au cen
tre. Seuls 17 % des électeurs de Nicolas
Sarkozy en 2012 l’avaient ainsi choisi.
Trentequatre mois d’exercice du pouvoir,
les réformes économiques (marché du travail,
SNCF, suppression de l’ISF...) et deux crises
sociales importantes (« gilets jaunes » et
réforme des retraites) ont fait évoluer ce socle.
Lors des élections européennes, ce bloc s’était
déjà franchement déplacé vers la droite. Tou
jours selon l’Ipsos, 27 % des électeurs de Fran
çois Fillon de 2012 avaient cette foisci décidé
de voter pour la liste de la majorité présiden
tielle conduite par Nathalie Loiseau (seule
ment 7 % des électeurs de M. Hamon en 2012).
Cette donnée explique l’assèchement du parti
Les Républicains (8,5 %) lors de ce scrutin. Ses
soutiens de gauche, eux, ont fui. Seuls 22 %
des socialistes ayant voté Macron en 2017 ont
voté pour Mme Loiseau.
Cette droitisation se ressent à la lecture des
courbes de popularité de ces dernières semai
nes. Dans le tableau de bord de l’IFOP de
janvier, 54 % des électeurs de François Fillon
approuvaient son action, soit environ
20 points de plus que la moyenne des Fran
çais. « L’équilibre “et de gauche et de droite” est
une fiction », affirme ainsi, dans une interview
à L’Obs (6 février), Brice Teinturier, directeur
général délégué d’Ipsos, qui estime que le
président est maintenant soutenu par seule
ment 13 % de sympathisants de gauche.
Préoccupations environnementales
En s’ancrant à droite, M. Macron devient
fortement dépendant de cet électorat.
Comme ses prédécesseurs, le chef de l’Etat
gouverne avec une popularité faible (elle est
passée de 66 % au début de son mandat à 34 %
en février, selon l’IFOP). Fait rare pour un pré
sident de la République, il arrive parfois à re
monter légèrement la pente, le plus souvent
grâce au flanc droit de son socle. L’abandon de
la hausse de la CSG pour les retraités les plus
modestes lui a ainsi permis de regagner des
points chez les seniors, et la réforme des re
traites a, dans un premier temps, fait bondir
sa popularité à droite, à l’automne 2019.
A contrario, la temporisation sur l’âge pivot
défendu par Edouard Philippe, son premier
ministre issu de LR, a été immédiatement
sanctionnée en début d’année, avec un recul
net chez les retraités (de 5 points, à 42 %) et les
cadres supérieurs (de 11 points, à 45 %), chez les
sympathisants LR (de 6 points, à 36 %) ou chez
les électeurs de M. Fillon (de 4 points, à 50 %).
Même si les oppositions républicaines sem
blent toujours aussi faibles, la mutation du so
cle du président l’expose à deux dangers élec
toraux. D’un côté, la renaissance d’une droite
réformiste capable de proposer une alterna
tive ou de lui grignoter de précieux points en
cas de premier tour serré. De l’autre, l’émer
gence d’une candidature de gauche qui saura
répondre aux préoccupations environnemen
tales. « Il y a trois ans, Emmanuel Macron re
composait le paysage politique. Aujourd’hui,
c’est au tour de l’écologie », prédit ainsi le dé
puté européen Yannick Jadot dans Les Echos
du 20 février.
Martingale électorale et formidable levier
pour conquérir le pouvoir en 2017, le « en
même temps » est devenu un cassetête politi
que. Comment ne pas faire fuir les ralliés de la
droite en tentant d’attirer à nouveau la gau
che? Conscient de cette situation, le chef de
l’Etat a théorisé la façon dont il veut à nouveau
se servir de « ses deux jambes ». Le 11 février, il a
expliqué aux députés de sa majorité que ses
« futures priorités » seront « le régalien et l’écolo
gie ». Puis il a enchaîné avec un déplacement
au chevet des glaciers du MontBlanc, avant
d’aller à Mulhouse proposer ses solutions pour
lutter contre le « séparatisme islamiste ». Une
stratégie claire pour essayer de recimenter « en
même temps » les deux flancs de son socle.
matthieu goar
(chef adjoint du service politique)
MARTINGALE
ÉLECTORALE ET
FORMIDABLE LEVIER
POUR CONQUÉRIR
LE POUVOIR EN 2017,
LE « EN MÊME
TEMPS » EST DEVENU
UN CASSETÊTE
POLITIQUE
Pour Emmanuel Macron, la bataille du premier tour a déjà commencé
LES NOUVELLES
DE L’ARCHÉOLOGIE,
« LES NOUVELLES
ONT 40 ANS ! »
n° 157-158,
septembre-
décembre 2019,
Editions de la
Maison des sciences
de l’homme,
160 p., 24 €
L’ARCHÉOLOGIE EXPLORE D’AUTRES CHAMPS
LA REVUE DES REVUES
L
ancée en 1979, la revue Les
Nouvelles de l’archéologie
vient de fêter ses 40 ans.
L’occasion pour elle, dans un nu
méro double, de dresser le bilan
de la profonde mutation qu’a su
bie l’archéologie française au
cours de ces quatre décennies. Le
principal bouleversement de la
période a incontestablement été
la loi du 17 janvier 2001, grâce à la
quelle la France s’est enfin organi
sée pour étudier et préserver son
patrimoine enfoui en amont des
grandes opérations d’aménage
ment du territoire. Cela s’est tra
duit par la création de l’Institut
national de recherches archéolo
giques préventives (Inrap), qui a
donné un cadre financier et pro
fessionnel aux fouilles dites d’ur
gence, au cours desquelles les
chercheurs interviennent avant
les bulldozers.
En parallèle, les pratiques scien
tifiques ont aussi connu leur pro
pre révolution, l’archéologue se
détachant de ses traditionnelles
disciplines tutélaires (l’histoire et
l’histoire de l’art) pour se dépor
ter, au gré d’un « bricolage inter
disciplinaire », vers des sciences
plus « dures ». Ainsi que le retrace
Anne Augereau (Inrap), les nou
velles approches sur le terrain in
tègrent « la plupart du temps des
études spécialisées – sur les pro
ductions lithiques, céramiques,
métalliques, sur les restes fauni
ques et l’archéozoologie, sur les
vestiges du bâti et de l’architecture,
sur les questions d’implantation,
etc. –, les analyses bio et géoar
chéologiques (...) prenant, parallè
lement, un essor inédit ».
Loin d’un Indiana Jones
On est donc loin de la figure cari
caturale d’un Indiana Jones creu
sant le sol afin d’en déterrer de
prestigieux vestiges. Si elle fas
cine toujours le public, la décou
verte du somptueux artefact, de
la belle ruine, n’est plus l’alpha et
l’oméga de l’activité archéologi
que. « Des axes de recherche ont
bénéficié d’avancées très impor
tantes, poursuit Anne Augereau :
l’exploitation, à travers les âges,
des matières premières végétales,
animales et minérales, l’archéolo
gie des paysages, l’archéologie des
villes, les réseaux d’échanges, l’his
toire des climats, etc. » De la même
manière, des périodes histori
ques récentes, comme la pre
mière et la seconde guerre mon
diale, se sont ouvertes à la disci
pline, qui s’était souvent canton
née à des temps plus reculés.
Voilà pour le bilan. Dans un arti
cle sombre intitulé « Retour vers
le futur », Laurent Olivier, conser
vateur en chef du patrimoine, fait
remarquer que l’essor de l’archéo
logie préventive « est le produit in
direct de la “Grande Accélération”
de la pression anthropique sur les
milieux terrestres ». Apparenté à
un « âge de la Dévastation », l’an
thropocène – l’ère géologique ac
tuelle, où l’humanité imprime
physiquement son sceau sur la
Terre – « dévaste également les res
sources archéologiques, en même
temps qu’elle confronte la pratique
de la discipline à une telle inflation
de données et de restes que l’on ne
sait plus comment les traiter ni les
gérer ». L’archéologie pourrait
donc toucher à ses propres limi
tes, tout comme nous touchons à
celles de la biosphère.
pierre barthélémy
VIE DES IDÉES