Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

CLINT EASTWOOD


LE 31 MARS 1966, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT

LE NOM DE CLINT EASTWOOD apparaît
pour la première fois dans Le Monde
le 31 mars 1966, dans une courte critique
de Pour une poignée de dollars de Sergio
Leone. L’Américain, dont la trente-huitième
réalisation, Le Cas Richard Jewell, est sortie
le 19 février, n’est alors pas cinéaste, mais
acteur. Un acteur inconnu, seulement aperçu
dans des seconds rôles au cinéma et à la télé-
vision. À l’époque, le western spaghetti est
perçu comme une incongruité : « C’est un
western, plutôt une copie de western, écrit la
critique de cinéma Yvonne Baby, réalisée par
Sergio Leone – alias, pour l’occasion, Bob
Robertson – dans des décors qui rappellent
le Nouveau-Mexique et la Sicile. » Dans cet
article, le nom de Clint Eastwood est men-
tionné entre parenthèses. Si l’incarnation du
cow-boy sans nom du western de Leone pos-
sède bien un patronyme, Eastwood ne sort
pas pour autant de l’anonymat.
L e 13 mars 1968, dans sa recension du Bon,
la Brute et le Truand – sorti en décembre 1966
en Italie –, le point d’orgue de la collaboration
Leone/Eastwood, le nom de ce dernier appa-
raît de nouveau entre parenthèses, aux côtés
de ceux de ses acolytes Lee Van Cleef et Eli
Wallach. À l’écran, Eastwood constitue pour-
tant le fil rouge de la « Trilogie du dollar »,
jouant pour ainsi dire le même personnage
dans les trois westerns de Leone, mais cet
acteur remarquable n’est toujours pas remar-
qué par le quotidien. En mars 1968, il est
pourtant déjà l’un des comédiens les plus en
vue du cinéma hollywoodien.
Le nom de Clint Eastwood réapparaît le
20  août 1971, avec une critique élogieuse,
à nouveau signée Yvonne Baby, des Proies
de Don Siegel. Ce dernier est devenu l’autre
maître, avec Sergio Leone, du futur réalisateur
Eastwood. Dans Les Proies, un summum de
misogynie, Siegel offre à Eastwood son rôle le

plus complexe à l’écran, un soldat nordiste
blessé échoué dans un pensionnat de jeunes
filles. L’acteur hérite, une fois encore, d’une
simple mention entre parenthèses.
En revanche, un entretien avec Don Siegel
publié en appui de la critique met en avant,
pour la première fois dans le journal, son
importance. « C’est un acteur sous-estimé,
explique Siegel. Il est un peu dans la situation
de Gary Cooper au début de sa carrière. On lui
demandait : “Tu aimes ton cheval? – Ouais !” ;
“Tu aimes cette fille? – Ouais !” Pourtant,
Eastwood est un acteur exceptionnel par les
temps qui courent. Pensez, il n’est ni drogué,
ni ivrogne, ni homosexuel, ni fou. » Ces propos,
qui portent la marque de leur époque, sou-
lignent ce qu’Eastwood n’est pas. Mais ils ne
précisent pas qui il est.
Bientôt, la critique américaine et européenne
trouvera la réponse : avec L’Inspecteur Harry,
toujours de Don Siegel, où le comédien
incarne un flic de la police de San Francisco
aux méthodes considérées comme expédi-
tives, Eastwood ne devient rien de moins que
l’incarnation du fascisme à l’écran. Mais Le
Monde fera exception. Sans doute parce que
le passage de l’acteur derrière la caméra y a
été remarqué dès son premier film, Un frisson
dans la nuit. Dans l’édition du 19 janvier 1972,
Jean de Baroncelli écrit avec enthousiasme,
au sujet de ce thriller où Eastwood se met lui-
même en scène en disc-jockey victime d’une
admiratrice psychopathe : « Une Californie
radieuse, trop radieuse peut-être, trop ouatée,
trop confortable, sert de décor à cette sombre
histoire. Clint Eastwood a-t-il voulu rappeler
que ce faux paradis donnait naissance à
d’étranges maladies du cœur et de l’âme?
(...) Le vrai bonheur n’est pas celui qui
engendre l’ennui, l’hystérie, la violence. Voilà
ce qu’à mots couverts suggère le réalisateur.
Tandis que le drame envahit l’écran et que

nous frissonnons. » Un mois plus tard, dans
Le Monde du 23 février 1972, dans une notule
signée du même Jean de Baroncelli et consa-
crée à L’Inspecteur Harry, c’est avec une tona-
lité apaisée, si on la compare à l’opprobre dont
l’acteur américain se retrouvait alors couvert,
qu’est décrit l’un des films les plus importants
des années 1970 : « Don Siegel multiplie
les scènes de violence et réussit à nous tenir
en haleine, malgré les grosses ficelles et
les incohérences du scénario. »
Le soutien au cinéaste restera constant dans
les colonnes du Monde. Par exemple, pour
son cinquième film en tant que réalisateur,
Josey Wales hors-la-loi, alors qu’Eastwood
traîne toujours son image droitière, Jacques
Siclier, le 27 octobre 1976, fait preuve d’un
élan inédit, en France comme aux États-Unis :
« Ce western (...) suit l’évolution actuelle du
western américain. Les mythes sont morts et
l’on piétine dans la boue d’un monde crépus-
culaire. Les paysages sont noyés de pluie ou
balayés de poussière, les personnages sont
sales et frustes et la loi appartient à celui qui
tire le plus vite. Semé d’incidents de parcours
qui amènent autant de scènes de violence trai-
tées avec réalisme mais sans effets tapageurs,
ce film est marqué d’une mélancolie poi-
gnante. Comme si les routes de l’Ouest
étaient, désormais, celles de la tristesse. »
La reconnaissance de l’œuvre d’Eastwood,
débarrassée de son étiquette de « fasciste »,
interviendra au mitan des années 198 0 , ave c
la présence de Pale Rider en compétition
au Festival de Cannes. Force est de dire que,
sur la question d’Eastwood artiste, Le Monde
se trouvait en avance sur beaucoup.

Texte Samuel BLUMENFELD

27

LA SEMAINE
Free download pdf