Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

6 |france DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020


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Retraites : jeu de dupes à l’ombre du 49.


Même si les débats progressent, la majorité et l’opposition attendent la décision de l’exécutif


V


endredi 28 février, Bru­
no Millienne, député
MoDem, ose un aveu.
« Je voudrais rappeler
que par moments on a des débats
absolument fructueux et in­
téressants », assume­t­il en plein
examen du projet de loi retraites
dans l’Hémicycle de l’Assemblée
nationale. Alors que la majorité
est d’habitude plus encline dans
ces discussions à dénoncer « l’obs­
truction » des groupes de gauche,
M. Millienne relativise : « Dire que
ces débats ne servent à rien, ce n’est
pas vrai mais il faut reconnaître
que de temps en temps, on s’éloi­
gne un peu du sujet. »
Après une première semaine
d’échanges erratiques et décou­
sus, ponctués d’invectives et d’in­
terruptions de séance, les discus­
sions ont presque retrouvé un
cours normal ces derniers jours.
Les députés ont longuement
débattu sur les fonctionnaires,
vendredi, en abordant l’article 7
consacré aux régimes spéciaux,
après en avoir fait de même sur
les enseignants, agriculteurs ou
avocats les jours précédents. Six
articles du projet de loi ont été
adoptés en cinq jours, après plus
d’une semaine passée sur le co­
pieux article premier.

Ambiance « de cour d’école »
La nature du début du texte n’est
pas étrangère à ce changement
d’atmosphère. L’article 1 porte sur
les principes généraux de la ré­
forme, ce qui a incidemment
rendu les échanges plus dispara­
tes. Mais la stratégie politique de
l’opposition a elle aussi évolué,
sur fond de menace d’utilisation
du 49.3. Le déclenchement de
cette procédure, prévue dans la
Constitution et qui permet au
gouvernement de faire adopter
un texte sans vote – mais le sou­
met au risque d’une motion de
censure –, ne semble plus guère
faire de doute.
Forcer le gouvernement à avoir
recours à cet outil symbole de pas­
sage en force était d’ailleurs un ob­
jectif assumé notamment par le
groupe de La France insoumise
(LFI), auteur à lui seul de pas
moins de 23 000 amendements
sur les 41 000 déposés sur ce texte


  • un record pour cette législature.
    Après avoir rendu cette perspec­


tive incontournable, l’opposition
semble avoir cherché cette se­
maine à la rendre injustifiable en
montrant que les débats avancent.
Le rythme d’examen des amende­
ments s’est considérablement ac­
céléré, passant de 20 à l’heure à 50
à l’heure en fin de semaine.
Les échanges n’en sont pas
moins éruptifs, régulièrement in­
terrompus par des accrochages,
en particulier entre les « insou­
mis » et la majorité. Exemple ven­
dredi où, manifestement agacée,
la députée LRM Catherine Fabre a
invité ses collègues à « revenir sur
le fond des amendements » et de­
mandé « un peu de cohérence » à
l’opposition. Réponse immédiate
de Jean­Luc Mélenchon, président
du groupe LFI, qui a dénoncé des
« interventions ouin­ouin », des
« pleurnicheries sur le thème “ve­
nez sur le fond” » et un « ton inimi­
table du mépris ». De quoi agiter
les bancs de la majorité, Brigitte
Bourguignon, présidente LRM de

la commission des affaires socia­
les, critiquant une ambiance « de
cour d’école ».
« Il y a un jeu du chat et de la sou­
ris », résume un pilier de la majo­
rité reconnaissant que le rôle du
félin changeait régulièrement de
camp, les Macronistes y prenant
leur part. Mardi soir, alors que les
débats se déroulaient sans invec­
tive depuis la veille, la majorité a
spectaculairement quitté l’Hémi­
cycle pour dénoncer l’obstruction
de la gauche. Depuis plusieurs
jours elle s’agace de la nature de
nombreux amendements de l’op­
position, transformant un mot
par un synonyme, simple prétexte
pour prendre la parole
La soirée s’est ensuite enveni­
mée, le rapporteur MoDem Nico­
las Turquois s’emportant et lan­
çant à l’opposition, en référence à
une phrase de M. Mélenchon :
« Certains ont dit “la République,
c’est moi”. Eh bien, la République
c’est nous et vous, vous n’êtes rien. »

Une sortie qui a déclenché la fu­
reur et poussé le centriste à s’excu­
ser. Ces incidents ont permis à
l’opposition d’accuser à son tour
la majorité d’obstruction, ralentis­
sant les débats, toujours pour ren­
dre inévitable le 49.3.

Accusations de conflit d’intérêts
Malgré ces quelques incidents,
l’apaisement des discussions a
rendu plus audibles les questions
et zones d’ombre soulevées à
droite comme à gauche. Vendredi,
un amendement déposé par le
rapporteur général LRM du texte,
Guillaume Gouffier­Cha, a une
nouvelle fois permis à l’opposi­
tion de mettre en cause le terme
d’« universalité » du futur système.
Et pour cause : il vise à retarder
l’entrée des fonctionnaires des as­
semblées parlementaires dans le
nouveau régime. « Est­ce que vous
avez eu peur, peut­être, d’une grève
des personnels de l’Assemblée
nationale? », a ironisé Clémentine

Autain (LFI). La députée (Les Répu­
blicains) Marie­Christine Dalloz a,
elle, critiqué la multiplication des
« régimes dérogatoires ».
La majorité a surtout dû gérer
les accusations de conflit d’inté­
rêts formulées par la députée LFI
Mathilde Panot à l’égard de l’un
des corapporteurs du texte, le
macroniste Jacques Maire, qui
détient un copieux portefeuille
d’actions chez Axa, leader fran­
çais sur le marché de l’épargne­re­
traite. Sollicitée en urgence par le
député des Hauts­de­Seine, la
déontologue de l’Assemblée a
jugé jeudi que M. Maire pouvait
continuer à exercer ses fonctions
car le titre dont il a la charge ne
concerne pas l’épargne­retraite,
tout en estimant qu’il aurait dû
faire preuve d’une « plus grande
transparence ».
Malgré la progression des dé­
bats, la masse d’amendements à
examiner restait colossale, sa­
medi, à l’orée d’un deuxième

week­end d’examen du projet de
loi. Dimanche soir, sauf surprise,
les députés ne devraient pas avoir
atteint le tiers du texte. La majo­
rité compte sur ces données pour
justifier le recours au 49.3. Reste à
savoir quand celui­ci serait utilisé
par le gouvernement qui ne peut
prendre cette décision qu’en
conseil des ministres. Sur France
Inter jeudi matin, Gilles Le Gen­
dre, président du groupe LRM, a
insisté sur le fait que le record de
durée d’examen d’un texte sous la
Ve République serait battu « en dé­
but de semaine ».
Le plus long débat recensé date
de la loi sur la presse en 1984. Les
députés avaient alors siégé près de
167 heures, une durée qui ne sera
en fait pas atteinte avant la fin de
la semaine prochaine pour le pro­
jet de loi retraites. L’exécutif atten­
dra­t­il cette échéance pour faire
jouer l’alinéa impopulaire de la
Constitution? Ou profitera­t­il du
fait que le conseil des ministres
est avancé d’une journée, à mardi
au lieu de mercredi, pour y avoir
recours? En pleine inquiétude sur
la propagation du coronavirus,
cela sera « peut­être un peu moins
coûteux » politiquement, veut
croire un cadre macroniste.
Dans ces conditions, une proba­
ble motion de censure serait
discutée entre jeudi et vendredi.
Restera à examiner le projet de loi
organique qui accompagne la
réforme. Un texte beaucoup plus
court mais sur lequel le gouverne­
ment ne pourra pas utiliser le 49.3,
qui ne peut être déclenché que sur
un texte par session parlemen­
taire. Vendredi, un cadre de la ma­
jorité se voulait optimiste quant à
la possibilité de boucler le tout en
quelques jours. Objectif : tourner
la douloureuse page des retraites
avant un autre moment redouté
par la majorité, les élections mu­
nicipales des 15 et 22 mars.
raphaëlle besse desmoulières
et manon rescan

Belloubet promet aux avocats une hausse de l’aide juridictionnelle


Après huit semaines de grève, la ministre de la justice a annoncé la création d’une mission. Mais le mouvement de protestation continue


L


a justice s’apprête à affron­
ter une neuvième semaine
de grève des avocats contre
la réforme des retraites. Le mouve­
ment de protestation de cette pro­
fession libérale qui refuse d’aban­
donner son système autonome de
retraites équilibré pour rejoindre
le régime universel est historique
et perturbe durablement un
grand nombre de juridictions.
Pour tenter de calmer la colère,
la ministre de la justice Nicole Bel­
loubet a reçu, vendredi 28 février,
les représentants de la profession.
Près de trois heures qui n’ont pas
permis de rapprocher les points
de vue sur la retraite ni de faire
émerger de nouvelles pistes pour
accompagner la transition d’un
régime à l’autre. « Je sais que la
profession reste opposée à cette ré­
forme », a déclaré la garde des
sceaux à l’issue de la réunion. Elle
estime que le gouvernement a
fait suffisamment pour compen­
ser l’impact la hausse des cotisa­
tions retraites par la baisse des
autres charges sociales pesant sur
les avocats, même si elle se dit
ouverte à d’autres propositions.
C’est donc sur un autre terrain
que Mme Belloubet est allée. Elle
promet désormais « une hausse

significative de l’aide juridiction­
nelle », ce dispositif d’indemnisa­
tion par l’Etat des avocats des per­
sonnes les plus démunies. La mi­
nistre a annoncé la création d’une
« mission opérationnelle » à Do­
minique Perben. Aujourd’hui
avocat, l’ancien garde des sceaux
de Jacques Chirac de 2002 à 2005
va devoir remettre d’ici à la fin du
mois d’avril des propositions
concrètes sur ce sujet ultrasensi­
ble pour les jeunes avocats et les
cabinets les plus fragiles.

« On acte un petit pas »
« On attendait un geste fort de la
garde des sceaux compte tenu des
difficultés économiques ren­
contrées par une partie de la pro­
fession, on nous propose une mis­
sion », réagit Christiane Féral­
Schuhl, présidente du Conseil na­
tional des barreaux. « J’aurais
préféré que la hausse significative
soit chiffrée, dit la porte­drapeau
des avocats en colère. On acte un
petit pas », concède­t­elle, mais
« on n’appelle pas à la suspension
du mouvement. »
Les données de l’équation sur la­
quelle M. Perben va pouvoir tra­
vailler sont connues. Outre une
éventuelle revalorisation de

l’unité de valeur, la tarification de
chaque acte peut être révisée,
autrement dit le nombre d’unités
de valeur attaché à une garde à
vue, une comparution immé­
diate, un divorce contentieux, etc.
L’avocat qui doit parcourir 80 ki­
lomètres pour se rendre à une
garde à vue pourrait par exemple
être mieux indemnisé.
Si les pistes formulées en juillet
par les députés Philippe Gosselin
(Les Républicains) et Naïma Mout­
chou (La République en marche) à
l’issue d’une mission d’informa­
tion sur l’aide juridictionnelle
sont retenues, le nombre de justi­
ciables susceptibles d’en bénéfi­
cier augmenterait sensiblement
puisque le seuil d’éligibilité serait
fixé au niveau du smic, soit 20 %
de plus qu’aujourd’hui. La hausse
de l’indemnisation des avocats et
l’élargissement de ce marché de la
justice aidée seraient financés par
le rétablissement d’un droit de
timbre. Cette taxe sur les actions
en justice, supprimée en 2014,
existe dans la plupart des pays de
l’Union européenne.
Mme Belloubet promet d’étudier
trois autres sujets confiés à la mis­
sion Perben : le taux de TVA appli­
qué aux honoraires d’avocats, les

conditions dans lesquelles un
acte d’avocat pourrait revêtir un
caractère exécutoire, comme un
acte notarié ou une décision de
justice, et le recouvrement plus
rapide de leurs honoraires.
Il aura fallu huit semaines d’une
grève inédite et des milliers de
procès renvoyés pour que le sujet
de l’aide juridictionnelle, certes
sans relation directe avec la ré­
forme des retraites, soit pris à
bras­le­corps par le gouverne­
ment. Pourtant, l’inspection gé­
nérale de la justice et l’inspection
générale des finances avaient fait
des propositions sur le sujet dé­
but 2019 à la garde des sceaux.
Au sujet des retraites, le gouver­
nement a fait voter mercredi

26 février un amendement qui
permettra à la Caisse nationale
des barreaux français, maintenue
dans le régime universel, de gérer
un dispositif de solidarité entre
avocats. Selon la ministre de la
justice, ce dispositif permettra de
prendre en charge toute la hausse
des cotisations pour les avocats
dont le revenu est inférieur à
80 000 euros par an. Il devra s’ap­
pliquer à partir de 2029, alors que
les deux tiers du chemin vers l’ali­
gnement des cotisations des avo­
cats sur le régime général auront
été financés par le rééquilibrage
des charges.

Certaines juridictions à l’arrêt
En défendant cet amendement à
l’Assemblée nationale mercredi,
Laurent Pietraszewski, secrétaire
d’Etat chargé des retraites, a es­
timé qu’il « permettra de trouver
une issue heureuse à l’ensemble
des discussions que nous avons
eues avec les représentants des
avocats ». Ce n’est pas le cas. La
profession souligne qu’on lui de­
mande de financer elle­même
cette transition.
Sur le terrain, alors que chacun
des 164 barreaux est indépen­
dant, certaines juridictions res­

tent à l’arrêt sous l’effet d’une
grève totale des avocats tandis
que d’autres ont repris leur cours
presque normal. Hélène Fon­
taine, présidente de la Conférence
des bâtonniers, dit aujourd’hui ne
plus être en mesure de décompter
les barreaux qui font la grève des
audiences ou des désignations
pour les permanences pénales.
A Paris, des opérations de dé­
fense massive ont été organisées
par les avocats aux audiences de
comparution immédiate en fin de
semaine, mais le conseil de l’ordre
a décidé de suspendre la grève des
désignations dans les contentieux
de la liberté (garde à vue, compa­
rution immédiate, premier inter­
rogatoire devant un juge d’ins­
truction, tribunal pour enfants,
hospitalisation d’office, etc.).
Avec la fatigue et les contraintes
économiques, la grève prend ici
ou là une forme moins intense
sur le fond, avec moins de renvois
de procès, mais plus dure sur la
forme avec des actions d’éclat.
Une façon de s’organiser pour du­
rer. De son côté, la ministre de la
justice estime « nécessaire que les
juridictions puissent reprendre
une activité normale ».
jean­baptiste jacquin

La grève prend
ici ou là une
forme moins
intense sur le
fond, avec moins
de renvois de
procès, mais plus
dure sur la forme

Lors du débat sur le projet de réforme des retraites, à l’Assemblée nationale, le 17 février. BENOIT TESSIER/REUTERS

« Il y a un jeu
du chat et
de la souris »,
résume un pilier
de la majorité
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