Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 12 MARS 2020 économie & entreprise| 21

Les difficiles premiers


pas de l’hydrogène vert


A Fos­sur­Mer, les responsables du projet Jupiter 1000


ont la lourde charge de prouver que ce gaz pourrait jouer


un rôle dans le remplacement des énergies fossiles


fos­sur­mer (bouches­
du­ rhône) ­ envoyé spécial

S


es promoteurs y
croient dur comme
fer : ici, dans cette
zone industrielle coin­
cée entre l’étang de
Berre et la Méditerran­
née, se joue une pièce maîtresse
de la transition énergétique. A
Fos­sur­Mer (Bouches­du­Rhône),
le principal gestionnaire du ré­
seau de gaz en France, GRTgaz, a
installé le seul démonstrateur in­
dustriel d’hydrogène vert. Le pro­
jet Jupiter 1000 se veut une pre­
mière brique pour prouver le rôle
que l’hydrogène pourrait jouer
dans le remplacement des éner­
gies fossiles. « C’est le premier pro­
jet de cette dimension en France,
s’enthousiasme Anthony Maz­
zenga, directeur gaz renouvela­
bles chez GRTgaz, cela va nous per­
mettre de tester des choses à
grande échelle. »
Actuellement, la quasi­totalité
de l’hydrogène utilisé dans l’in­
dustrie est « grise », c’est­à­dire
produite à partir d’énergies fossi­
les, comme le gaz ou le charbon.
Mais l’idée d’en générer avec des
énergies renouvelables fait son
chemin depuis plusieurs années.
Objectif : remplacer l’essence des
véhicules, stocker l’électricité sur
le long terme et contribuer à dé­
carboner le gaz naturel.
Jupiter 1000 doit lancer le déve­
loppement de cette filière dite
« Power­to­Gas » (convertir l’élec­

tricité en gaz) en France. « Il y a en­
core beaucoup à apprendre », pré­
vient M. Mazzenga. A Fos, GRTgaz
s’est associé au réseau de trans­
port d’électricité, RTE, et à plu­
sieurs partenaires industriels
pour financer ce projet d’une
puissance d’un mégawatt, pour
un budget d’environ 31 millions
d’euros.

TESTER LA CAPACITÉ DU RÉSEAU
Dans un enchevêtrement de
tuyaux et de conteneurs balayés
par le mistral, Patrick Prunet, le di­
recteur du projet, explique le prin­
cipe : deux électrolyseurs fournis
par le groupe français McPhy – l’un
des partenaires – sont connectés
au réseau électrique et produisent
de l’hydrogène. « Nous allons tes­

ter deux technologies différen­
tes pour savoir comment ils s’adap­
tent à la variabilité de la production
électrique », explique M. Prunet.
C’est l’un des enjeux majeurs de
l’hydrogène « vert » : profiter des
surplus de production d’électricité
peu onéreux de l’éolien et du so­
laire pour faire fonctionner les
électrolyseurs. « Une fois que l’élec­
trolyse de l’eau est faite, il y a un
processus de compression, puis on
injecte l’hydrogène dans le réseau
de gaz », détaille M. Prunet.
C’est la première étape de ce
processus complexe : de petites
quantités d’hydrogène vert sont
mélangées au gaz naturel dans
le réseau de transport, ce qui
permet de limiter la teneur en
carbone du gaz.

Il est ensuite utilisé par deux
gros clients industriels de la zone,
qui se sont engagés à participer à
ce test grandeur nature. « On va
commencer à injecter 0,5 %, puis
1 % puis progressivement monter à
6 % », explique Patrick Prunet.
Une première étape qui peut sem­
bler décevante : dans le réseau,
l’hydrogène se mélange au gaz na­
turel, et l’impact sur les émissions
à effet de serre est quasi nul.
« L’objectif est de décarboner pro­
gressivement le gaz utilisé dans
l’industrie », argumente Anthony
Mazzenga. Une logique proche de
celle des agrocarburants, pour les­
quels le pétrole est mélangé à une
quantité limitée d’huile issue de
produits agricoles – un procédé
qui est soumis à de vives critiques.
Jupiter 1000 est aussi une ma­
nière de tester la capacité du ré­
seau à résister à l’hydrogène, un
gaz dont les propriétés sont diffé­
rentes du gaz naturel. L’existence
d’un vaste réseau en France est un
argument fort pour développer
l’hydrogène vert, puisqu’il serait
ainsi possible de le transporter à
travers le pays. Le sujet est crucial
pour les gaziers : la France, tout
comme l’Union européenne, s’est
fixé comme objectif d’atteindre la
neutralité carbone à échéance
2050, ce qui signifie que le gaz fos­
sile doit progressivement dispa­
raître. « Promouvoir l’hydrogène
et le gaz renouvelable ; c’est une
manière de tenter de sauver l’inté­
rêt des infrastructures gazières »,
explique un acteur du secteur,
sceptique sur la possibilité de me­
ner cette transition à son terme.
« On peut envisager à terme de
convertir totalement nos réseaux
à l’hydrogène », explique M. Maz­
zenga de GRTgaz, mais cela de­
mandera des investissements im­

portants pour éviter de fragiliser
l’acier. « Ce sera quand même
moins cher que de construire com­
plètement de nouveaux réseaux »,
assure­t­il.
Surtout, un autre avantage de
l’hydrogène réside dans sa capa­
cité à stocker de l’électricité sous
forme de gaz, souligne­t­il. De fait,
il s’agit de l’une des seules solu­
tions qui permettent de conser­
ver sur la longue durée le surplus
de production que peuvent géné­
rer les énergies renouvelables.
On peut imaginer, par exemple,
qu’une partie de l’électricité esti­
vale des panneaux solaires soit
ainsi conservée pour être réutili­
sée pendant les pointes de con­
sommation en hiver. Seul pro­
blème : la déperdition d’énergie
est très importante et les coûts
restent très élevés.

SÉQUESTRATION CARBONE
« Le modèle économique n’est pas
encore connu, reconnaît M. Maz­
zenga. Mais on peut imaginer
qu’avec la multiplication des re­
nouvelables électriques, les prix
vont baisser fortement à certains
moments. De même, le coût des
électrolyseurs va lui aussi dimi­
nuer, dès lors qu’on sortira d’un
marché de niche. » En attendant,
les prix du gaz naturel sont actuel­
lement tellement bas que seul un
prix du carbone très élevé ren­
drait cette option compétitive.
Dans la même installation de
Fos­sur­Mer, les promoteurs du
projet testent une autre idée, en
partenariat avec le Commissariat
à l’énergie atomique et aux éner­
gies alternatives (CEA) : produire
du gaz de synthèse à partir de car­
bone et d’hydrogène. A travers un
système de séquestration car­
bone, Jupiter 1000 récupère le CO 2
produit par l’usine sidérurgique
Ascometal voisine. Il est ensuite
mélangé à l’hydrogène vert, pour
produire du méthane de syn­
thèse, équivalant au gaz naturel
dans sa composition. « On peut
alors l’injecter sans problème dans
le réseau », s’enthousiasme Pa­
trick Prunet. Avec un bémol tou­
tefois : lorsqu’il sera réutilisé, il
émettra des gaz à effet de serre,
tout comme le gaz naturel d’ori­
gine fossile. « Mais il est produit
grâce à des émissions évitées, puis­
qu’on a empêché le CO 2 produit par
l’usine Ascometal d’atteindre l’at­
mosphère », souligne M. Prunet.
Cette seconde partie du projet de­
vrait débuter dans le milieu de
l’année 2020.
nabil wakim

« L’objectif est
de décarboner
progressivement
le gaz utilisé
dans l’industrie »
ANTHONY MAZZENGA
directeur gaz renouvelables
chez GRTGaz

PLEIN  CADRE


Poste d’injection
de l’installation
Jupiter 1000
de GRTgaz,
à Fos­sur­mer,
dans le Rhône,
en décembre 2019.
JÉRÔME CABANEL/GRTGAZ

le pays semble prêt à donner sa chance à
l’hydrogène vert. C’est en tout cas ce qu’a
expliqué la ministre de la transition écolo­
gique et solidaire, Elisabeth Borne, lors
d’une audition au Sénat, mi­février : « C’est
très important que la France se positionne
sur cette technologie d’avenir. Nous avons
une ambition très large sur l’hydrogène vert
pour l’industrie, la mobilité, mais aussi pour
le stockage. » Elle a aussi évoqué, à plusieurs
reprises, une utilisation possible de l’hydro­
gène comme carburant dans l’aviation, scé­
nario qui ne semble toutefois pas envisa­
geable à moyen terme.
Dans la programmation pluriannuelle de
l’énergie (PPE) – c’est­à­dire la feuille de
route énergétique du pays pour la décennie
à venir –, l’hydrogène n’occupe pas une
place prépondérante et s’apparente davan­
tage à de la recherche et développement à
grande échelle. Plusieurs pistes sont po­
sées, reprenant les grandes lignes du plan

élaboré par Nicolas Hulot en 2018, lorsqu’il
était ministre. L’objectif prioritaire est d’at­
teindre 10 % d’hydrogène décarboné dans
l’industrie en 2023, et de 20 % à 40 %
en 2028. Il s’agit également de multiplier les
projets « Power­to­gas » – qui convertissent
l’électricité en gaz – du type de Jupiter 1000,
à Fos­sur­Mer (Bouches­du­Rhône) : de 1 à
10 démonstrateurs (des usines en phase de
test) d’ici à 2023, de 10 à 100 d’ici à 2028. Le
document évoque par ailleurs la mobilité,
prévoyant 5 000 véhicules utilitaires
en 2023 et jusqu’à 50 000 en 2028, ainsi que
200 véhicules lourds à hydrogène en 2023
et jusqu’à 2 000 en 2028.

Vigilance sur les budgets
Ces perspectives réjouissent les profession­
nels de la filière, même s’ils restent vigi­
lants quant aux budgets associés à ces déve­
loppements. Le plan Hulot annoncé en 2018
tablait sur un investissement de 100 mil­

lions d’euros par an sur trois ans. La PPE en­
visage une contribution publique avoisi­
nant les 50 millions d’euros annuels, dont
les contours sont relativement flous selon
la progression des projets.
Parallèlement, plusieurs expérimenta­
tions ont été menées dans les transports –
une vingtaine de bus sont déjà concernés,
notamment à Pau (Pyrénées­Atlantiques) –
et un appel à projets lancé par l’Agence de
l’environnement et de la maîtrise de l’éner­
gie devrait déboucher sur des initiatives
concrètes. Des groupes privés sont aussi sur
les rangs. Hydrogène de France monte un
projet de centrale en Guyane qui mixe pro­
duction d’électricité renouvelable et d’hy­
drogène. Le groupe souhaite construire une
usine de piles à combustible à Bordeaux. Un
autre acteur français, Lhyfe, veut se mettre à
la production d’hydrogène vert à petite
échelle en Vendée, près d’un parc éolien.
na. w.

La France investit prudemment dans cette énergie

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