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JEUDI 12 MARS 2020 horizons| 23Le prince
évangélique
des forains
Son père, Marcel Campion, avait prévu pour lui
un empire et une carrière musicale. Mais Chriss
a donné son cœur à une femme manouche et son âme
à Jésus. En décembre 2019, il a fondé sa propre Eglise
perpignan envoyé spécialQ
uand j’avais 20 ans, des
évangéliques sont venus
ici, au marché de Noël. Je
les ai jetés dehors en di
sant : “On veut pas de ça
chez nous !” », se souvient
Chriss Campion, sous la
tonnelle d’un restaurant moulesfrites, en
plein cœur des Tuileries, à Paris. « Depuis, je
me suis converti, je suis devenu pasteur et, avec
James, nous avons évangélisé en France une
centaine de fêtes foraines. » « Pasteur Chriss »
passe une main sur son bouc et tourne ses
yeux bleus pour confirmation vers James
Franchitto, alias « Pasteur James ». Les deux
trentenaires se sont convertis à un mois d’in
tervalle, il y a douze ans. Dans leur vie précé
dente, ils étaient frères de beuveries et de ba
garres, au point de toujours garer leurs cara
vanes côte à côte.
Après un simple échange via son compte
Instagram @tout_est_possible_avec_jesus,
Chriss Campion nous a ouvert une porte de
son royaume : le marché de Noël du jardin des
Tuileries. Enfin, pas tout à fait le sien, celui de
son père, Marcel, ce fort en gueule que la
presse surnomme depuis des décennies « le
roi des forains ». Son dernier fait d’armes :
s’aligner au départ de la course à la Mairie de
Paris. Une réponse à Anne Hidalgo, qui avait
mis un bâton dans sa grande roue de Paris en
supprimant son emplacement habituel, place
de la Concorde. « Mon père, résume Chriss, si
on lui ouvre pas la porte, il la casse. » Le patriar
che a en effet trouvé le moyen de remonter
son vertigineux manège (60 mètres d’alti
tude) à deux pas de là, aux Tuileries.
Chriss, lui, détient dans ce jardin classé par
l’Unesco un stand de crêpes, un second de vin
chaud et un toboggan bleu multipiste. Trois
business situés durant les fêtes de Noël entre
les ChampsElysées et le Louvre, soit l’avenue
et le musée les plus visités au monde. Une
manne. Seule une église manque à l’appel,
comme celle qu’il a pu installer sous un cha
piteau à la Foire du Trône (autre fête gérée par
son père, comme la Fête à NeuNeu de
NeuillysurSeine et celle de la Grande Halle
de La Villette). Afin d’offrir tout de même aux
forains un lieu pour prier, Chriss loue une
salle au Théâtre des Mathurins, à quinze mi
nutes à pied des Tuileries.
Dans les soussols de ce « théâtreéglise »,
Pasteur Chriss joue du piano pour une tren
taine de gens du voyage venus de banlieue. La
salle entonne des cantiques intitulés « L’Im
mensité de ta grandeur » et « Un cadeau im
mérité ». Comme au karaoké, les paroles ap
paraissent sur un écran géant. Puis le silence
se fait, et il s’approche du micro. « Jésus ne
peut pas venir si tu ne l’accueilles pas », entame
le forain. − Amen! crie quelqu’un. − Gloire à
Dieu! » renchérit une autre. « Il faut être aussi,
je vous l’accorde, en contact avec les bonnes
personnes. » Sa bonne personne à lui s’appelle
Doris ; il a croisé sa route il y a douze ans, dans
son ancienne vie de musicien.RÉVÉLATION ET FORMATION
A partir de l’âge de 15 ans, Chriss a grandi avec
une guitare dans les mains. Il faut dire que
son père – encore lui – est amateur de jazz ma
nouche et propriétaire de La Chope des Puces,
un bar mythique de SaintOuen, où il fait ve
nir ses amis musiciens, méconnus ou célè
bres (Charles Aznavour, Thomas Dutronc,
Sanseverino) pour taper le bœuf. En 2008,
Marcel connecte son fils avec le guitariste
Steeve Laffont. Ce dernier vient au rendez
vous avec sa sœur, une certaine Doris.
« Chriss m’a appelée juste après notre pre
mière rencontre pour me dire : “Je veux venir te
voir à Perpignan”, raconte aujourd’hui Doris
Campion, mère de LilyRose (5 ans) et Moïse
(10 mois). Moi, j’ai prié le Seigneur, car si nous
avions plein de points communs, je ne voulais
pas d’un fiancé non chrétien. » Doris a des
yeux marron, un visage à la fois serein et dé
terminé. Elle est issue d’une famille manou
che de Perpignan. Grâce à sa récente conver
sion, elle venait alors de se débarrasser du
Lexomil, de la cigarette et d’un compagnon
porté sur la boisson. « Chriss était encore
“dans le monde”, comme on dit, poursuitelle.
Il fumait trois paquets de clopes et buvait deux
bouteilles de whisky par jour. »
Chriss Campion et James Franchitto sautent
dans un avion, destination Perpignan. Sur
place, Doris convainc les deux fêtards d’assis
ter à une réunion évangélique. Chriss en sort
en colère – « J’étais orgueilleux et je ne croyais
pas en Dieu » –, mais son acolyte est touché
par la foi, au point d’abandonner bientôt l’al
cool et la fête. Attaché à Doris, Chriss retentel’expérience un mois plus tard. Cette fois, en
sortant de l’église en briques rouges, il entend
une voix dans sa tête : « Père, pardonneleur
car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Les paroles
du Christ sur la croix, telles que rapportées
dans l’Evangile selon Luc. Ces mots l’obsèdent
et, sans prévenir, tout en prenant ses billets à
l’aéroport, un flot de larmes le submerge. Il
ressort en courant, retrouve sa future femme
et crie : « Je suis chrétien! »
Du jour au lendemain, en 2008, Chriss Cam
pion arrête la cigarette, la boisson et sa car
rière musicale naissante. « Il avait sorti un al
bum chez Universal et joué à l’Olympia, se sou
vient Marcel Campion. J’étais déçu pour lui car
il avait, et il a, du talent. Mais sa conversion, je
la vis facilement car c’est mon fils. » Lequel
nuance : « Ça n’a pas été facile au début avec
mon père. Mais comme j’ai toujours eu un ca
ractère excessif, quand il m’a vu me mettre à
fond dans la religion, il s’est dit que ça me pas
serait. » En réalité, sa nouvelle passion vire
vite au projet de vie.
En 2014 et 2015, il suit une formation pour
devenir pasteur. Il intègre l’église Vie et Lu
mière, association rattachée à la Fédérationprotestante de France, dont la mission est de
convertir les Tziganes. Cette église, indique au
Monde Mario Holderbaum, son secrétaire na
tional, revendique 120 000 fidèles en France,
320 lieux de culte et environ 1 000 conver
sions par an. « Je connais bien Chriss, précise
til, c’est un garçon merveilleux qui a été trans
formé. Pourquoi le comparer à son père? Le fils
de Sarkozy ne sera jamais Nicolas Sarkozy,
chacun a sa personnalité. »
A deux pas de l’aéroport de Perpignan, un
portail automatique disparaît derrière de
hauts murs. Un Range Rover noir flambant
neuf se gare devant une longue maison de
plainpied. Dans l’entrée, un écran diffuse en
continu les images fournies par les multiples
caméras extérieures. Tout semble neuf, les ca
napés et les chaises sont plastifiés. « Après no
tre mariage, nous nous sommes installés ici
avec notre caravane, se souvient Doris Cam
pion, il n’y avait rien sur ce terrain. »
Aujourd’hui, il y a leur villa avec piscine.
Dans la véranda, Chriss s’installe en bout de
table. Face à lui, un grand tableau représente
Jérusalem, une autre œuvre montre Jésus qui
tend la main à son apôtre Pierre. Marcel a offert la scène biblique à son fils. Un signe de
respect pour son choix de vie? « Ou un truc
dont il voulait se débarrasser chez lui », blague
Chriss. En vérité, le sujet n’est pas léger pour le
prince forain, et le renvoie à une inquiétude
profonde.
Chriss Campion croit désormais à la vie
éternelle après la mort. Problème, seuls les
convertis y ont accès. Dit autrement, son père
en est exclu. « Quand tu as un caractère ins
tallé comme lui, reconnaître à 80 ans qu’il y a
quelqu’un audessus de toi, quelqu’un de plus
fort que toi, c’est dur. Je prie tous les jours pour
qu’il se convertisse, mais mon père se dit non
croyant. » De fait, l’intéressé l’assure au
Monde : « Moi, je suis comme saint Thomas, je
crois ce que je vois! Moi, j’ai connu la misère.
Pour manger, il a fallu aller au boulot. Et pour
faire mes affaires, ça a été une lutte, donc je ne
perdrai pas mon temps à faire des prières. »PRÊCHES ET MIRACLE
Au volant du bolide aux vitres fumées, Chriss
nous présente la ville de Perpignan à travers
ses églises évangéliques, « une vingtaine au
total, la moitié fréquentée par des gens du
voyage ». Depuis décembre 2019, il a ouvert la
sienne. Dans l’immense hall d’entrée, une ta
ble basse accueille une couronne d’épines.
Derrière un long bar, deux barbus costauds et
souriants offrent des cafés à volonté. A gau
che, une salle de jeux pour les enfants ; au
fond, la grande salle de prêche, équipée
comme une salle de concerts – une batterie,
des micros, trois écrans plats accrochés au
plafond. Sur un mur, une toile affiche le nom
de l’église de Chriss : « Tout est possible avec Jé
sus. » La maxime est tirée de l’Evangile de
Marc qui dit : « Tout est possible à celui qui
croit! » Chriss tenait à insérer le mot Jésus
« pour ne pas se tromper de religion, car il n’y
en a qu’une ». Le logo est une flamme rose et
jaune ressemblant étrangement à celle de
l’application de rencontres Tinder, avec une
croix en son milieu.
Chriss a une angine. Pas de prêche ce soir, il
restera à la guitare. Une soixantaine de per
sonnes s’installent. Pasteur James lève ses
bras, le public se lève. Les mains frappent au
rythme des instruments et de la chorale, pas
du gospel mais plutôt une musique romanti
que à la Disney. Seul Alonzo, 23 ans, reste con
centré sur l’écran de sa caméra perchée sur un
trépied. Ce jeune homme à la mèche bien pei
gnée capture chaque séance pour la diffuser
ensuite sur le compte YouTube de l’église. Six
ans plus tôt, il a été gagné par une forte an
goisse. « Je me suis mis à voir la vie en noir et
blanc », résumetil. En famille, avec Doris, il
rencontre Chriss et se fait baptiser par son
nouvel ami pasteur. Depuis, Alonzo dit avoir
converti huit personnes de sa famille, dont
son père, sa mère, son grandpère et bientôt
sa grandmère.
La ferveur retombe. Pasteur James appelle
un jeune homme à venir témoigner. Un so
lide gaillard monte sur l’estrade. Il est en
sueur, tremblant. « C’est dur, pardon...
− Amen! » l’encourage quelqu’un. Sa gorge se
noue, puis se dénoue. « Dix ans en arrière, j’ai
laissé la main du Seigneur et je suis tombé dans
la drogue, tous les jours. Aujourd’hui, j’ai été
auréolé du SaintEsprit, je n’ai plus d’an
goisse. » « Alléluia! » crie une femme.
Beaucoup de futurs fidèles arrivent ici souf
frants, voire à terre. « Je le regrette, mais c’est
logique, reconnaît Chriss Campion. On va
chez le docteur quand on se sent malade, non?
Jésus est un docteur de l’âme, de l’esprit et du
corps. » Car ici, on promet la guérison. Chriss
croit aux miracles. Il dit avoir vu « des aveu
gles retrouver la vue et des paralytiques se le
ver de leurs chaises roulantes pour marcher.
Bien sûr, il faut d’abord y croire, il n’y a pas plus
aveugle qu’un noncroyant ».
Luimême affirme avoir vécu un miracle.
Trois ans après sa conversion, il souffre d’une
pancréatite aiguë, probable reliquat de ses an
ciens excès d’alcool. Après dix mois allongé
sur un lit d’hôpital, lui qui pesait 100 kg n’en
faisait plus que 45. « Même ses sondes ne te
naient plus dans ses veines, se souvient son
épouse. Il était à bout de force. » Les avis médi
caux divergent. Chriss écoute sa femme et Jé
sus ; il choisit de se faire ôter le pancréas. Il de
vient diabétique à vie mais, quinze jours plus
tard, il sort enfin sur ses deux pieds. En revan
che, lui qui croit « à la guérison divine et to
tale » l’admet : « Je ne suis pas entièrement
guéri, et cela reste un mystère pour moi. »
En janvier, il a assisté au prêche du pasteur
évangélique congolais Marcello Tunasi. Le Zé
nith de Paris affichait complet. Pourraitil, lui
aussi, passer sa vie à prêcher? « J’ai un métier
et je reste forain, confie Chriss. Mais si j’en
avais la possibilité, je ne ferais plus que ça. »
geoffrey le guilcherChriss Campion devant une église évangélique, à Perpignan. JUSTINE ROQUELAURE POUR « LE MONDE »« QUAND TU AS
UN CARACTÈRE
INSTALLÉ COMME
[MON PÈRE],
RECONNAÎTRE
À 80 ANS QU’IL
Y A QUELQU’UN
AUDESSUS DE TOI,
QUELQU’UN DE PLUS
FORT QUE TOI,
C’EST DUR »
CHRISS CAMPION