Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1

26 |culture JEUDI 12 MARS 2020


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« La Ménagerie » brisée d’Ivo van Hove


A l’Odéon, la mise en scène de la pièce de Tennessee Williams manque de sensibilité


THÉÂTRE


I


l est des soirées de théâtre
dont on sort triste comme
une pierre, avec un senti­
ment de gâchis. Ainsi en
est­il allé, vendredi 6 mars, lors de
la première de La Ménagerie de
verre à l’Odéon ­ Théâtre de
l’Europe. L’équation de cette
soirée semblait simple : une
grande pièce – une des plus belles,
des plus déchirantes de Ten­
nessee Williams –, une grande ac­
trice – Isabelle Huppert –, un
grand metteur en scène – le Belge
Ivo van Hove, demandé partout
sur la planète.
Au théâtre, art du vivant et de
l’humain par excellence, les
équations ne donnent pas
toujours le résultat mathémati­
quement escompté. Et cette
Ménagerie a laissé le sentiment
d’écraser sous son rouleau com­
presseur la poésie de la pièce, son
réalisme magique et onirique,
son amour pour la fragilité
d’êtres brûlés par la vie, mais ren­
dus plus intensément humains
par cette brûlure même.
Les choix opérés par Ivo van
Hove laissent rêveur, qui concou­
rent à briser en mille mor­
ceaux une pièce aussi délicate
que les animaux en verre que
collectionne Laura, la jeune hé­
roïne. Le décor, d’abord, d’une
laideur rare, que signe pourtant
Jan Versweyveld, un des meil­
leurs scénographes de théâtre
d’aujourd’hui.

Réalisme basique
Est­ce pour déjouer les clichés du
« Vieux Sud » souvent attachés
à la pièce? L’appartement de
Saint­Louis, Missouri, d’où s’en­
fuira Tom, le héros, comme
Tennessee lui­même, est devenu
ici une sorte de terrier en terre, sur
les murs duquel apparaissent des
figures floues, peut­être pour sug­
gérer le magma de la mémoire.
Dans ce décor abstrait, Ivo van
Hove a introduit un élément

très concret, celui de la cuisine
où Amanda, la mère, jouée par
Isabelle Huppert, semble passer
sa vie, éminçant des légumes
sur une planche et jetant des
poulets entiers dans un grand fai­
tout. Tout le spectacle se tient
dans cet étrange mélange entre
abstraction et réalisme basique,
mélange qui sied particulière­
ment mal au théâtre de
Tennessee Williams.
Tout ceci ne serait pas très grave,
si le travail sur le jeu et les person­
nages ne donnait le sentiment
d’avoir été bâclé. Toute la beauté
de cette tragédie ordinaire qu’est
La Ménagerie de verre tient à ces
fils invisibles qui courent à l’inté­

rieur du trio familial, où Ten­
nessee Williams convoque les
fantômes de sa propre histoire.
Celle d’une mère, Amanda, aban­
donnée par son mari et ressas­

sant ses rêves de grandeur passée.
Celle de sa fille, Laura, fragile et
solitaire, se réfugiant dans l’ima­
ginaire et dans sa collection de
petits animaux en verre. Et celle
de Tom, poète et employé dans
une usine de chaussures pour
faire vivre sa famille, et qui ne
rêve que de s’enfuir.
La névrose familiale, la peur face
à la vie, le non­dit de l’homo­
sexualité, le sort des femmes dans
une société où elles ne peuvent
survivre sans mari... Aucun de ces
enjeux ne s’incarne vraiment,
dans une représentation où
chacun des acteurs semble jouer
isolément des autres, sans direc­
tion précise – à l’exception de la

scène entre Justine Bachelet
(Laura) et Cyril Guei (Jim, le « ga­
lant » invité par la mère pour es­
sayer de caser sa fille).

Absence quasi totale de vision
Même Isabelle Huppert, avec son
métier et son talent, ne peut pas
grand­chose, face à cette absence
quasi totale de vision de la pièce.
Livrée à elle­même, elle cabotine,
et compense par une forme de
suractivité le déficit d’incarna­
tion réelle. Tout autant livré à lui­
même, Nahuel Pérez Biscayart,
bel acteur remarqué dans 120 bat­
tements par minute (2017), le film
de Robin Campillo, offre son
corps souple et félin à l’adoration

des spectateurs, sans parvenir à
tenir son personnage tout au long
de la représentation.
Mais c’est le traitement grossier
du personnage de Laura qui est ici
le plus contestable, et atteste du
manque de sensibilité de la mise
en scène d’Ivo van Hove. De ce
personnage inspiré par sa propre
sœur, atteinte de schizophrénie,
Tennessee Williams a eu la délica­
tesse de faire une des plus belles
figures dramatiques qui soient,
portrait d’une jeune fille brisée
par une société étouffant les
sensibilités hors normes.
Pour Ivo van Hove, Laura est pu­
rement et simplement une ma­
lade, une autiste passant la moitié
de son temps couchée à terre,
comme un animal. Le talent de la
jeune actrice qui la joue, Justine
Bachelet, n’est pas en cause, bien
au contraire : elle laisse entrevoir
à plusieurs moments quelle mer­
veilleuse Laura elle aurait pu être,
sans ce contresens commis à
l’égard de son personnage.
La scène centrale qu’elle
partage avec Cyril Guei est d’ail­
leurs la seule à offrir un peu
d’émotion au cours de cette soi­
rée, même si elle aurait pu, là
aussi, être nettement plus imagi­
native, dans la vision de la ména­
gerie de Laura. Mais Cyril Guei,
qui est l’acteur le moins connu
de la bande, est aussi celui qui
s’en tire le mieux : il est sobre,
juste, humain. Dans le contexte,
c’est déjà beaucoup.
fabienne darge

La Ménagerie de verre,
de Tennessee Williams.
Mise en scène : Ivo van Hove.
Odéon ­ Théâtre de l’Europe,
place de l’Odéon, Paris 6e.
Jusqu’au 26 avril, du mardi
au samedi à 20 heures, dimanche
à 15 heures. De 6 € à 40 €.
Puis tournée française
et internationale :
Clermont­Ferrand, Anvers,
Londres, Tokyo, Hambourg,
Luxembourg et Athènes.

Deux concerts le même soir, une idée qui divise les producteurs


Pour éviter l’annulation des dates, due au coronavirus, certains proposent à leurs artistes de faire deux sessions devant un public restreint


L


es rassemblements de plus
de 1 000 personnes inter­
dits par décision gouverne­
mentale ce week­end pour parer
au coronavirus? « Dès 9 heures du
matin, lundi, les téléphones se sont
mis à sonner à tout­va, raconte Cla­
risse Arnou, codirectrice du label
Yotanka. On ne s’attendait pas à ce
qu’ils mettent la jauge aussi bas... »
Mars est un gros mois de pro­
grammation, et l’annulation des
concerts à la dernière minute est
un vrai défi pour ce secteur aux
économies fragiles. Elle­même a
sur le feu la pop électro de Kid
Francescoli, dont les concerts en
Italie ont déjà été annulés, et le
show électro de Thylacine, qui affi­
chait complet à l’Olympia. Par con­

séquent, tout le monde est à la re­
cherche d’un plan B. Mais les re­
ports sont compliqués. Les dates
dans les salles sont souvent prises
en option huit mois à l’avance, si
ce n’est plus.
Apprenant la nouvelle, dès di­
manche soir, Matthew Caws,
le guitariste­leader­fondateur de
Nada Surf, un groupe de rock indé
new­yorkais venu défendre en
France son neuvième album et
qui devait jouer devant une Cigale
complète (jauge de la salle pari­
sienne : 1 400 places), propose à
Dominique Revert, d’Alias, son
tourneur – ainsi qu’on appelle
dans le milieu les organisateurs
de concerts –, de donner deux
concerts là où un seul était prévu.

Dominique Revert négocie avec
La Cigale qui, moyennant un bud­
get supplémentaire en salaires et
en sécurité, a tout à gagner à ne
pas annuler ce concert.
Résultat : Nada Surf jouera deux
fois ce mercredi : à 19 heures et à
21 h 15. Deux fois une heure et de­
mie, le temps prévu du set origi­
nal, sans première partie, avec
seulement trois quarts d’heure
pour se remettre entre les deux
concerts, sans cachet supplémen­
taire, réinventant par la force du
coronavirus un système qui exis­
tait déjà autrefois.

Jusqu’au début des années 1980
Dans les années 1950 et jusqu’à la
fin des années 1970, les vedettes
de la chanson, du jazz ou du rock
avaient en effet souvent au pro­
gramme de leurs tournées un
concert en fin d’après­midi (early
show) et un autre en soirée (late
show) pour répondre à la de­
mande du public, dans des salles
dont les jauges étaient majoritai­
rement, à l’époque, comprises en­
tre 1 000 et 2 000 places. Tout cela
était prévu, avec des billetteries
distinctes, et les cachets en tenant
compte. L’on trouve ainsi ces
mentions de deux concerts dans
un même lieu le même jour dans
la liste des concerts passés d’Ella
Fitzgerald, de Miles Davis, d’Otis
Redding, de James Brown, des
Rolling Stones, de Frank Zappa,
coutumiers de cela jusqu’au dé­
but des années 1980.

Remise aux nécessités du jour,
l’idée séduit. Suivant l’exemple de
Nada Surf, Kid Francescoli devrait
donner deux concerts pour le
prix d’un à La Cigale. Sous réserve
de confirmation de la salle Ste­
reolux à Nantes, le saxophoniste
Maceo Parker a donné son accord
pour y faire de même. Et si la me­
sure semble difficilement appli­
cable au circuit des Zéniths ou à
des salles comme l’Olympia
(2 800 places), cette dernière a re­
pris l’idée au bond. Le concert de
Van Morrison qui s’y est tenu ce
mardi 10 mars est devenu deux
concerts. Morrison, sur le circuit
depuis le début des années 1960,
y a longtemps été habitué.
Mais l’idée divise aussi. Si elle
enthousiasme Dominique Re­
vert, le tourneur de Maceo Parker
(« Qu’un musicien de 77 ans pro­
pose de faire deux sets, je trouve ça
supercool »), elle choque Olivier
Poubelle (Astérios), dont le con­
cert le 19 mars de Mademoiselle K

affiche aussi complet à La Cigale.
« Par rapport à l’idée que je me fais
d’un concert, je n’en ai pas envie »,
confie­t­il. Entre ceux qui voient
dans la nécessité de maintenir
des concerts coûte que coûte un
geste rock’n’roll presque militant
face à la déprime ambiante, et
ceux qui pensent qu’on va encore
« nous taxer de mercantilisme », ça
discute ferme : il faudra évacuer
les salles à toute vitesse, il n’y
aura pas de cachets supplémen­
taires pour les artistes, lesquels,
s’ils donnent tout sur scène, en
général, en sortent vidés, plai­
dent ces derniers.

Perte sèche
Et, plus largement, tout le monde
de se désoler que le milieu, par
l’intermédiaire de son syndicat, le
Prodiss, n’ait pas trouvé le moyen
d’afficher un front commun. « En
ce moment, chacun s’arrache la
tête pour relire les contrats d’assu­
rance et discuter de ce qu’est une
épidémie : si c’est un risque ma­
jeur, comme une tempête ou un
tremblement de terre, à partir de
quand commence­t­elle? Tout ça
va se finir autour d’une table avec
les assureurs, mais on aimerait
que le gouvernement soit un peu
présent à nos côtés », déclare l’un
de ses membres. « Il reste que ce
sont les plus gros qui sont les
mieux protégés, analyse un pro­
ducteur. Et ce sont eux qui, finale­
ment, vont peut­être y gagner.
Quand les petits auront mis la clé

sous la porte, les gros se parta­
geront les artistes que les petits ont
fait fructifier. »
Les assurances pour risques ma­
jeurs sont en effet très chères et
souvent pas contractées par des
producteurs aux économies fra­
giles. Annuler est, pour eux, syno­
nyme d’une perte sèche. Ainsi,
chacun cherche la parade. D’un
peu plus de 90 salles sur le terri­
toire qui étaient visées par les me­
sures d’interdiction au­delà de
5 000 personnes, on est passé,
lundi, à plusieurs centaines vi­
sées. Outre l’effet Nada Surf, cer­
taines salles imaginent limiter
leur jauge à 950 pour contourner
l’interdiction de rassemblement.
« Parce que le virus s’arrête à
950 personnes? Faut être sérieux :
il y a un risque ou non? », déclare
en souriant un directeur parisien.
Au fond, le milieu cherche, dans
tout ça, un sens et une ligne de
conduite. « Qui nous dit que, de­
main, l’interdiction ne va pas des­
cendre à 800 places, ou ne sera pas
totale, comme c’est le cas dans
certains départements, à la merci
d’une décision du préfet ou du
maire? Qu’est­ce que je dis à mes
salariés, jusqu’à quand c’est viable
et quid des intermittents? », s’in­
quiète un tourneur. « C’est dépri­
mant, soupire Clarisse Arnou,
chez Yotanka. On se prépare à an­
nuler Le Printemps de Bourges. En
fait, on se prépare à tout. »
laurent carpentier
et sylvain siclier

« Ce sont les plus
gros qui sont les
mieux protégés.
Et ce sont eux
qui, finalement,
vont peut-être
y gagner », analyse
un producteur

Isabelle Huppert,
Justine Bachelet
et Nahuel Pérez
Biscayart.
JAN VERSWEYVELD

Livrée
à elle-même,
Isabelle Huppert
compense
par une forme
de suractivité
le déficit
d’incarnation

http://www.colline.fr
15 rue Malte-Brun, Paris 20e
métro Gambetta

5 mars – 5 avril 2020


Yasmina Reza


création
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