Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

22 |disparitions JEUDI 9 AVRIL 2020


0123


28 MAI 1952 Naissance
(Cyrénaïque, est de
la Libye)
2007 Dirige le bureau
du développement éco-
nomique sous le régime
de Kadhafi
2011 Premier ministre
de la transition libyenne
5 AVRIL 2020 Mort
au Caire

Mahmoud Jibril


Ex­premier ministre de transition de la Libye


L


a photo l’avait propulsé
sur le devant de la scène.
Courte taille, cheveu rare
et cravate jaune pâle,
Mahmoud Jibril serrait la main
d’un Nicolas Sarkozy tout sourire
sur le perron de l’Elysée. Ce
10 mars 2011, il apparaissait aux
yeux du monde comme le visage
de la révolution libyenne, alors
que Paris devenait la première ca­
pitale à reconnaître comme « re­
présentant légitime » du peuple li­
byen le Conseil national de transi­
tion (CNT), l’organe naissant de la
révolution anti­Kadhafi, du « co­
mité exécutif » duquel il était le
chef et l’émissaire à l’étranger.
Mahmoud Jibril est décédé, di­
manche 5 avril, dans un hôpital
du Caire, des suites du Covid­19. Il
était âgé de 67 ans. Avant d’être
emporté par la maladie, celui
qu’on a présenté durant les huit
mois de l’insurrection (février­
octobre 2011) comme le premier
ministre provisoire de la Libye re­
belle avait fini – comme tant
d’autres acteurs – par être broyé
par la mécanique infernale de la
fragmentation post­Kadhafi.
Après avoir frôlé les sommets, il
sera écarté de la scène, notam­
ment par ses adversaires islamis­
tes. Il finira dépité par le jeu des
Occidentaux en Libye, auxquels il
reprochera leur manque de vigi­
lance face au danger posé par des
milices surarmées.
Né le 28 mai 1952 en Cyrénaïque
(est de la Libye) dans une famille
issue de la grande tribu Warfallah,
Mahmoud Jibril a étudié au Caire
puis à Pittsburgh (Pennsylvanie,
Etats­Unis), où il décroche un

doctorat de sciences politiques
en 1985. Au milieu des années
2000, son expertise en matière de
planification stratégique finit par
attirer l’attention de Saïf Al­Islam
Kadhafi en cette période critique
où le fils du Guide, Mouammar
Kadhafi, incarne l’aile réforma­
trice de la Jamahiriya (« Etat des
masses »).
En 2007, Mahmoud Jibril ac­
cepte la proposition de prendre la
tête du Bureau national du déve­
loppement économique, le cercle
de réflexion rattaché à Saïf Al­Is­
lam Kadhafi, dont il devient un
collaborateur. Il est chargé de pro­
poser des politiques d’ouverture
vers le secteur privé et vers
l’Ouest. Dans un des télégrammes
divulgués par WikiLeaks, l’ambas­
sadeur américain alors en poste à
Tripoli le présente comme sensi­
ble à la « perspective américaine »,
bien que critique des interven­
tions militaires de Washington au
Moyen­Orient.

Brève lune de miel
La lune de miel avec le régime
Kadhafi est de courte durée.
Découragé par la résistance des
durs de la Jamahiriya, Mahmoud
Jibril jette l’éponge début 2010.
Un an plus tard, il annonce son
ralliement à la révolution tout
juste amorcée en février dans le
sillage des « printemps arabes ».
Au sein du CNT, Mahmoud Jibril
travaille sous l’autorité du prési­
dent en titre de cette direction
autoproclamée de la rébellion,
Moustapha Abdeljalil, lui aussi
transfuge du régime de Kadhafi.
Formellement chef du « comité

exécutif » du CNT, sorte de gou­
vernement officieux, Mahmoud
Jibril est en outre chargé des rela­
tions extérieures, ce qui le con­
duit à sillonner les capitales ara­
bes et occidentales en quête de
soutiens à la cause de la rébellion.
A ce titre, il doit gérer les tensions
entre les pays de l’OTAN, qui s’im­
patientent devant les faibles pro­
grès de l’insurrection face à un ré­
gime de Kadhafi résilient, et les
groupes combattant sur le ter­
rain, qui se plaignent d’un sou­
tien insuffisant des Occidentaux.
Mais surtout, il se heurte à
l’émergence du pôle islamiste au
sein du camp rebelle. Soucieux
d’« éviter le chaos » de la « phase de
transition », il inspire un docu­
ment du CNT – dite « feuille de
route du 5 mai 2011 » – proposant
une accélération de la séquence
d’installation du nouveau ré­
gime, quitte à reporter le recours
aux urnes à une phase ultérieure.

Il souhaite en outre négocier le
départ de Kadhafi avec des élé­
ments de son régime disposés au
dialogue. Ses adversaires au sein
du CNT chercheront à l’embarras­
ser en exhumant le passé de sa
collaboration avec Saïf Al­Islam
Kadhafi.
Dans le débat qui fait alors rage
sur les modalités de la prise de Tri­
poli, il met en garde sur le danger
de la prolifération des armes, qui
compromet à ses yeux la stabilité
de l’après­révolution. Il interpelle
notamment les pays de l’OTAN,
considérant que leur décision de
« mettre fin » à leur mission en
Libye fin octobre 2011 est préma­
turée au regard des armes tou­
jours en circulation. « Il a estimé
que la Libye avait été trahie et
abandonnée par l’OTAN », rap­
porte l’analyste libyen Mohamed
Eljarh, qui l’avait souvent rencon­
tré avant sa mort : « Il a plaidé en
vain pour que l’OTAN demeure en
Libye une année supplémentaire,
afin de retirer toutes ces armes de
la circulation. »

Hostile à l’islam politique
Comme il l’avait annoncé, Mah­
moud Jibril démissionne de ses
fonctions à la tête du CNT le jour
même de la proclamation de la
victoire de la révolution, le 23 oc­
tobre 2011, dans la foulée de l’as­
sassinat de Mouammar Kadhafi,
lynché dans un canal de drainage
à Syrte. Il fonde alors un parti, l’Al­
liance des forces nationales (AFN),
hostile à l’islam politique prêché
par les Frères musulmans du
Parti de la justice et de la cons­
truction (PJC). A rebours des élec­
tions en Egypte et en Tunisie, où
l’exercice électoral profite aux is­
lamistes, le scrutin législatif en Li­
bye voit la victoire, en juillet 2012,
des anti­islamistes de l’AFN. Mais
sa majorité n’est que relative au
sein de la nouvelle assemblée, le
Congrès général national (CGN),
et le jeu des élus indépendants fi­
nira par lui coûter le poste de pre­
mier ministre qu’il convoitait.
C’en est fini de ses ambitions
politiques. D’autant que le CGN
décide, sous la pression des isla­
mistes et des groupes « révolu­
tionnaires » de Misrata les plus in­
transigeants, d’interdire tout an­
cien cadre du régime de Kadhafi
d’activité politique. Dans cette af­
faire, l’AFN de Mahmoud Jibril
commet une erreur de calcul,
concédant une version dure de
cette loi d’« isolement politique »
de figures de l’ex­régime dans
l’espoir de l’assouplir dans un se­
cond temps – une manœuvre qui
échoua. Dès lors, les amis de Jibril
se lancent dans une stratégie de
blocage du CGN, encouragé par le
coup d’Etat contre le président is­
lamiste Mohamed Morsi dans
l’Egypte voisine. Lorsque la
guerre civile éclate, l’été 2014, en­
tre factions rivales de l’ex­rébel­
lion, Mahmoud Jibril voit avec
sympathie la campagne militaire
déclenchée par un « homme fort »
en pleine ascension, Khalifa Haf­
tar, au nom de la nécessité de faire
barrage aux islamistes.
Mais quand le même Haftar, en
pleine dérive militariste, partira,
cinq ans plus tard (avril 2019), à
l’assaut de Tripoli, où siège un
gouvernement reconnu par la
communauté internationale, il
conservera un silence circons­
pect. Il semble désavouer cette
logique de guerre sans toutefois
le proclamer ouvertement, « afin
de maintenir les contacts avec
toutes les parties », précise Moha­
med Eljarh. Il s’efforce en effet de
lancer une médiation en cou­
lisse. Mais ses tentatives ne pè­
sent plus guère. Après sa retraite
des années 2012­2013, Mahmoud
Jibril n’aura pas réussi à revenir
dans le jeu alors que la Libye
post­Kadhafi n’en finit pas de se
désagréger.
frédéric bobin

En septembre 2011. LEON NEAL/AFP

Leïla Menchari


Décoratrice


L


eïla Menchari, la créatrice
tunisienne célèbre pour
ses décorations flam­
boyantes des vitrines
d’Hermès, est morte, samedi
4 avril, à Paris, des suites du Co­
vid­19, à l’âge de 92 ans.
Sa longue vie a des airs de conte
de fées. Née le 27 septembre 1927 à
Tunis, Leïla Menchari est la fille
d’Abderrahman Menchari, avocat
francophile et riche propriétaire
terrien du nord de la Tunisie ; sa
mère, Habiba Ben Djellab, petite­
fille du dernier sultan de Toug­
gourt, est une greffière de justice
connue pour ses conférences sur
l’émancipation féminine dans le
monde musulman et pour avoir
été la première femme tuni­
sienne à enlever le voile.
L’enfance de Leïla Menchari ne
ressemble pas à celle de la plupart
des jeunes Tunisiennes des an­
nées 1930 : elle a la chance de pou­
voir se balader, d’aller au cinéma,
quand ses cousines, elles, ne sor­
tent jamais. Elle est autorisée à
pratiquer la natation à haut ni­
veau, et c’est d’ailleurs en se bai­
gnant dans le golfe d’Hammamet
qu’elle fait une rencontre décisive,
celle de Violet et Jean Henson. Ce
couple américano­britannique
voyageur, fou d’art, d’archéologie
et de nature lui ouvre les portes de
sa villa au jardin magnifique. Au
milieu des arbres fruitiers, des
eucalyptus, Leïla Menchari s’ini­
tie à l’horticulture, aux senteurs,
aux couleurs, rencontre le gratin
artistique de l’époque – Man Ray,
Jean Cocteau, Luchino Visconti.
Leïla Menchari passe le diplôme
de l’école des Beaux­Arts de Tunis,
puis enchaîne avec celle de Paris,
où elle est l’élève du peintre Roger
Chapelain­Midy, et se lie d’amitié
avec le sculpteur César. Elle décou­
vre la vie bohème du Saint­Ger­
main­des­Prés des années 1950, où
elle rêve de décors de théâtre, re­
trouve son ami d’enfance le coutu­
rier Azzedine Alaïa. Son compa­
triote lui fait découvrir le milieu de
la couture française ; en 1957, elle
devient mannequin fétiche de
Guy Laroche. Un travail qu’elle ac­
cepte sans grand enthousiasme,
mais qui lui apprend les codes de
l’élégance parisienne. Et lui donne
l’assurance, à 34 ans, de se rendre
chez Hermès en quête d’un travail
pour subvenir à ses besoins. En
1961, elle y rencontre Annie Beau­
mel, créatrice des vitrines du
24 Faubourg­Saint­Honoré, qui la
met à l’épreuve en lui demandant :
« Dessinez­moi vos rêves! »
Les rêves de Leïla Menchari, fous,
grandioses, orientaux, sont a
priori peu compatibles avec l’insti­
tution française du luxe sobre que
représente Hermès. Mais parfois,

les contraires s’attirent. Annie
Beaumel lui commande « une ca­
lèche de rêve » pour le parfum Ca­
lèche, alors sur le point d’être
lancé. Leïla Menchari lui propose
un attelage d’hippocampes tirant
une calèche givrée. Son projet est
retenu – même si les hippocampes
sont remplacés par des libellules.
Elle devient l’assistante puis la
première dessinatrice d’Annie
Beaumel, avant d’être nommée
par le PDG Jean­Louis Dumas,
en 1978, à la tête de la décoration
d’Hermès. Jusqu’en 2013, quatre
fois par an, Leila Menchari met en
scène son univers singulier, dans
une synthèse harmonieuse de
l’art et de l’artisanat, de l’Orient et
de l’Occident, au travers des seize
petites et grandes vitrines de la
maison mère du 24 Faubourg­
Saint­Honoré.

Une exposition au Grand Palais
Elle les transforme en théâtres de
poche aux couleurs chatoyantes,
alternant minimalisme et déme­
sure, laissant libre cours à son
imagination. On y a vu défiler
une grande vague sculptée dans
du marbre de Carrare, une fon­
taine aux dauphins de nacre, une
fresque de huit mètres réalisée
par des orphelins de guerre au
Soudan, un rhinocéros blanc en
polystyrène, une cabane de pê­
cheur en racines de palétuvier...
Leïla Menchari a également pré­
sidé le comité de la couleur de la
soie d’Hermès, une position hau­
tement stratégique car directe­
ment liée aux « carrés » qui font le
succès de la maison. En 2017, Her­
mès a fait l’apologie de ces décen­
nies de collaboration réussie à tra­
vers une exposition au Grand Pa­
lais, « Hermès à tire­d’aile – Les
mondes de Leïla Menchari ».
Mais le plus bel hommage vient
de son ami le romancier Michel
Tournier, qui disait d’elle : « Quand
j’ai écrit mon roman sur les Rois
Mages, j’ai compris que Leïla Men­
chari enrichissait mon univers ima­
ginaire selon deux sources. En Tuni­
sie, elle est l’âme d’un jardin magi­
que dont les essences tropicales dé­
ferlent sur la plage. A Paris, sa
fonction chez Hermès l’entoure
d’objets rutilants et odorants : l’or,
l’encens et la myrrhe, bien sûr, mais
aussi le cuir, la soie et le cachemire.
Leïla ou la Reine Mage... »
elvire von bardeleben

27 SEPTEMBRE 1927
Naissance à Tunis
1961 Entre chez Hermès
1978 Nommée à la tête de la
décoration de la maison
4 AVRIL 2020 Mort à Paris

En 2010.
CAROLE BELLAICHE
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