12 |coronavirus DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
Ecole à distance : « Je ne crois pas que j’y arriverai »
Dans les territoires difficiles, la communauté éducative craint l’exacerbation des inégalités
TÉMOIGNAGES
I
l y a les familles pour les-
quelles la « continuité péda-
gogique », après deux semai-
nes d’école à distance, est
déjà sur des rails : on s’y lève
« comme pour un jour d’école », on
découvre « ensemble » le mail de
la maîtresse, on établit un « plan
de travail » quotidien... Et puis il y
a toutes celles dont les ensei-
gnants disent ne pas trop savoir
ce qui s’y passe et comment on s’y
organise scolairement. Parce que
le lien « avec le système » était déjà
difficile à maintenir avant le con-
finement ; parce que l’équipe-
ment informatique et les possibi-
lités d’accompagnement man-
quent ; parce que la barrière de la
langue et la précarité jouent.
« Chez nous, on n’a pas d’ordina-
teurs, pas de mails... En quinze
jours, je suis allée chercher les de-
voirs deux fois à l’école », raconte
une mère de cinq enfants qui a re-
quis l’anonymat. Dans cette
famille serbe − la maman est au
foyer, le père au chômage −, ins-
tallée en Rhône-Alpes, on met sur
le même plan les obstacles maté-
riels et linguistiques. « Je ne parle
pas très bien le français, parfois je
ne comprends pas les exercices,
alors j’appelle la maîtresse, expli-
que la mère. On fait comme on
peut, mais c’est très difficile. »
Les parents de Léandro, 8 ans,
scolarisé dans la banlieue greno-
bloise, peuvent, eux, s’appuyer
sur leur aînée, Claudia, 18 ans. Nés
au Portugal, « ils n’ont pas fait
d’études et ne sont pas à l’aise avec
Internet, confie leur fille. Moi, j’ai
eu mon bac ; les choses que j’ai déjà
faites, je peux les montrer à mon
petit frère. Pour l’instant, le plus
dur c’est de le motiver »...
A quatre sur un smartphone
Chez les Kerras, à Vaulx-en-Velin
(Rhône), on essaie de se « dé-
brouiller avec les moyens du
bord », explique la maman, Ibtis-
sem, 33 ans. Des moyens qui se ré-
sument à un smartphone − le
sien − sur lequel travaillent « par
roulement » ses quatre enfants
déjà scolarisés de 5, 9, 10 et 12 ans.
Un casse-tête à gérer, dit-elle, avec
un bébé de 11 mois dans les bras.
« On était sur le point d’acheter
un ordinateur quand le confine-
ment a démarré. On n’a pas eu le
temps... » Pas d’imprimante à la
maison ( « on en a une au salon de
coiffure de mon mari, mais il a
fermé »). Alors il faut « s’abîmer les
yeux » sur l’écran du téléphone,
raconte-t-elle. Accepter de ne
ment appellent, aujourd’hui, à
faire baisser cette pression. A
« temporiser », disent-ils, pour te-
nir au moins jusqu’à début mai
− le « cap » pour l’instant fixé
pour un retour en classe par le mi-
nistre de l’éducation. A « décélé-
rer », pour ne pas accroître les iné-
galités entre les élèves proches de
la « culture scolaire » et ceux qui
en sont les plus éloignés.
Pour pallier le fossé, rectorats et
collectivités se sont engagés à
équiper au plus vite les 5 % d’élè-
ves – sur 12,7 millions − qui n’ont
pas le matériel pour suivre des
cours à distance. Mais la « fracture
sociale » ne peut se résumer à
cette « fracture numérique ».
« On compte entre 1,2 million et
1,3 million d’enfants dont les fa-
ques jours, j’ai reçu par SMS, en
photo, tous les exercices deman-
dés, recopiés à la main par une ma-
man, et complétés par l’élève, sur
des feuilles volantes de cahier arra-
chées, raconte-t-il. Douze pages en
tout. La famille n’avait pas de quoi
racheter une cartouche d’encre...
j’en ai pleuré de rage! »
Chargé d’un CP-CE1 dans une
école de la Croix-Rousse, à Lyon,
Raphaël Vulliez se démène pour
rester en contact avec les 23 fa-
milles qui composent sa classe.
Cinq n’ont pas Internet. Pour
deux d’entre elles, il n’a ni télé-
phone ni adresse. Et plus aucune
nouvelle depuis le 13 mars, der-
nier jour d’école. « Vouloir mainte-
nir une classe virtuelle me semble
un peu illusoire, dit-il. Une classe,
ce sont d’abord des interactions
sociales. » Pour les parents qui
n’ont pas de quoi imprimer à la
maison, Raphaël Vulliez met
à disposition des « pochettes de
travail », dans un chariot laissé à
l’entrée de l’école.
« Ne rien imprimer »
Marie-Hélène Plard, directrice
d’une maternelle en Seine-Saint-
Denis, défend une autre option :
« Ne rien imprimer. » « Toutes les
activités que nous proposons
doivent pouvoir être faites avec
des ressources déjà à la maison »,
explique la porte-parole départe-
mentale du syndicat SNUipp-FSU.
Avant le confinement, elle et ses
collègues ont distribué tout le
matériel − les manuels, les livres −
à disposition dans l’école. « De-
puis, on anime une sorte de veille,
dit-elle ; une veille humaine, so-
ciale et sanitaire auprès de fa-
milles pour qui le confinement est
particulièrement difficile ... La pé-
dagogie, on en refera en classe! »
Car, même si la date n’est pas
encore connue, tous ont en tête
l’objectif du retour à l’école. « Il
faudra tenir compte de tout ce qui
se sera passé pendant le confine-
ment, et de tout ce qui ne se sera
pas passé pour certains élèves »,
pointe l’inspecteur Alain Pothet.
Le ministre de l’éducation
nationale, Jean-Michel Blanquer,
a d’ores et déjà évoqué une « re-
mise à niveau pour tous ». « Je veux
croire que la reprise se fera tran-
quillement, défend Anne-Lise,
enseignante en élémentaire près
de Lyon. Un peu comme un retour
de grandes vacances, quand il faut
se remettre doucement dans le
bain... et qu’on est tous heureux de
se retrouver. » p
mattea battaglia
et chloé ripert
Les travailleurs étrangers en première ligne face au coronavirus
Les secteurs du nettoyage, de la sécurité ou de la livraison recourent beaucoup aux travailleurs issus de l’immigration, parfois sans papiers
H
amidou Sow prend le
bus, le RER et le métro
tous les matins. Depuis
la Seine-Saint-Denis, où il habite,
il rejoint le sud de Paris. Ce
Sénégalais de 38 ans travaille
dans le nettoyage et son em-
ployeur ne lui a pas donné congé.
Au contraire. Sur un chantier géré
par un grand groupe de BTP, il ré-
cure bungalows, toilettes et espa-
ces de restauration au quotidien.
« Mercredi, on nous a fourni des
gants, des masques, du gel
hydroalcoolique », énumère-t-il.
Alors, il se sent « un peu protégé ».
Hamidou Sow est en cours de
régularisation. Comme de nom-
breux travailleurs étrangers, il
évolue dans des secteurs
aujourd’hui fortement sollicités,
malgré les consignes de confine-
ment. « Les travailleurs étrangers,
avec ou sans titre de séjour, sont en
première ligne dans les activités de
nettoyage, de ramassage et de tri
de déchets, d’aide à la personne,
d’agriculture ou de commerce, in-
dispensables aujourd’hui », consi-
dère Marilyne Poulain, chargée
des questions liées aux tra-
vailleurs sans papiers à la CGT.
Mahamadou Kebbe, Franco-Ma-
lien de 33 ans, est agent de sécu-
rité. Il travaille le week-end à l’ac-
cueil des urgences d’un hôpital de
Seine-Saint-Denis. « C’est très com-
pliqué, reconnaît-il. Je vois beau-
coup de monde avec des symptô-
mes du virus. Je regarde deux ou
trois fois par jour ma température
et j’ai décidé de ne plus faire de
ronde dans les services. » Malgré la
situation, l’employeur de Maha-
madou Kebbe ne lui a pas fourni
d’équipement de protection, faute
de disponibilité. « Si l’hôpital ne
nous en avait pas donné, on serait
en danger » , souligne-t-il.
Daouda (le prénom a été modi-
fié) fait, lui, sans masque. Ce
jeune Malien sans papiers tra-
vaille comme éboueur pour une
grande intercommunalité d’Ile-
de-France. « Pour le moment, per-
sonne n’est malade, se rassure-t-il.
On nous a donné des savons et on
se lave les mains avant et après le
service. » Chauffeur de poids
lourds dans la collecte des ordu-
res ménagères dans le Val-de-
Marne, Ousmane Sissoko a quant
à lui eu des masques « au début ».
« Mais là, on n’en a plus », confie ce
travailleur malien, régularisé
en 2009. Pour plus de prudence,
son équipe s’organise : « On évite
d’être trois dans la cabine du ca-
mion, il y en a un qui peut rester
derrière », explique-t-il.
« Virés »
« Les salariés les plus précaires sont
exposés et ce ne sont pas des
professionnels de la santé. Il faut
que l’employeur prenne des dispo-
sitions », rappelle Rémi Picaud, re-
présentant de la CGT-Commerce,
soucieux notamment des condi-
tions de travail dans les entrepôts
logistiques des plates-formes de
commerce en ligne. Farid (le pré-
nom a été modifié), franco-algé-
rien, travaille dans l’un d’eux, dans
les Hauts-de-Seine, comme agent
de sécurité. Il a été arrêté il y a quel-
ques jours par son médecin. « Le
collègue qui me remplace la nuit
m’avait appelé depuis l’hôpital. Sa
femme est malade et lui a un arrêt
de quinze jours », justifie-t-il. Farid
ne veut pas prendre de risque : « Je
suis diabétique et j’ai des enfants en
bas âge. » Il s’inquiète de l’absence
de précautions prises pour les
travailleurs de l’entrepôt. « C’est
catastrophique, dit-il. Ils sont envi-
ron 70. Et j’en ai vu un seul avec un
masque. Les produits arrivent en
vrac et ils les emballent avant de les
réexpédier. C’est tous des étrangers.
La plupart sont autoentrepreneurs
ou intérimaires. »
Quelques jours avant d’être ar-
rêté, Farid avait déclenché une
procédure de droit d’alerte auprès
de son employeur en raison des
risques de propagation du Co-
vid-19. « Il a envoyé quatre flacons
de gel, des gants et un masque
pour toute l’équipe », détaille
l’agent de sécurité.
Jean-Albert Guidou, de la CGT de
Seine-Saint-Denis, rapporte le cas
de deux salariés d’un commerce
alimentaire, sans papiers et at-
teints du Covid-19. « Ils ont tra-
vaillé alors qu’ils avaient des
symptômes et qu’on était dans une
situation qui pouvait faire crain-
dre une contamination plus large,
estime-t-il. L’employeur, qui ne les
avait pas déclarés, les a finalement
virés. » « Un grand nombre de tra-
vailleurs sans papiers sont indis-
pensables à l’économie du pays et
sont plus vulnérables, souligne
Mme Poulain. Nous revendiquons
plus que jamais leur régularisa-
tion. Il faut aussi garantir leur ac-
cès aux soins. Ils n’ont pas la sécu-
rité sociale alors qu’ils cotisent, et
beaucoup n’ont pas droit à l’aide
médicale d’Etat car ils dépassent le
seuil de ressources. »
A Lille,
le 18 mars.
COLLECTIF FAUX
AMIS/HANS LUCAS
POUR « LE MONDE »
« Coûte que coûte,
des mamans
se donnent
rendez-vous
pour s’échanger
des documents »
FLORENCE CLAUDEPIERRE
porte-parole de la FCPE
dans le Haut-Rhin
La responsable syndicale
s’étonne par ailleurs du maintien
de certaines activités comme la
livraison de repas via les plates-
formes comme Uber Eats ou Deli-
veroo. Plusieurs syndicats et col-
lectifs ont demandé leur « arrêt
immédiat », « avant que les livreurs
ne tombent comme des mouches »,
disent-ils dans un communiqué,
publié jeudi 26 mars. « On vou-
drait que les livreurs puissent se
protéger mais les plates-formes ne
les indemnisent que si un médecin
justifie de leur contamination, re-
late Jean-Daniel Zamor, président
du Collectif des livreurs autono-
mes parisiens. Quant aux autres,
soit ils ne gagnent plus d’argent,
soit ils continuent de travailler. »
Le gouvernement prône la li-
vraison « sans contact » mais la rè-
gle est impossible à respecter. Di-
gicodes, portes d’immeuble, bou-
tons d’ascenseur, rampes d’esca-
lier... le risque est omniprésent.p
julia pascual
« pas tout faire », même si « ça
stresse tout le monde ». Et se ré-
soudre à sortir : Ibtissem l’a en-
core fait, ce vendredi, pour aller
récupérer un sac de photocopies
mis à sa disposition, devant le
portail de l’école, pour son fils de
9 ans en CE2.
Son témoignage n’est pas isolé :
dans les centres-villes comme
dans les zones isolées, remontent
des cas de « sorties pour raisons
scolaires » que nombre de recto-
rats autorisent (un « motif fami-
lial impérieux » ) sans les encoura-
ger. « Faut-il, au nom de la conti-
nuité pédagogique, prendre de
tels risques? », s’ interroge Flo-
rence Claudepierre, porte-parole
dans le Haut-Rhin de la fédéra-
tion de parents d’élèves FCPE.
Dans ce département foyer de
l’épidémie, l’entraide entre pa-
rents d’élèves « tourne à plein ré-
gime », dit-elle. Pour le meilleur...
et pour le pire : « Coûte que coûte,
des mamans se donnent rendez-
vous pour s’échanger des docu-
ments. Des collégiens se rassem-
blent aussi, le soir, pour les de-
voirs. La pression scolaire doit-elle
faire oublier la santé? »
Partout, et en premier lieu dans
les territoires où les difficultés
sociales et scolaires se cumulent,
enseignants et chefs d’établisse-
milles sont en grande difficulté
aujourd’hui, rappelle l’inspecteur
général honoraire de l’éducation,
Jean-Paul Delahaye, et environ
100 000 mineurs isolés, enfants
du voyage, jeunes vivant dans les
squats ou hébergés par le
Samusocial. »
« Les militants de notre réseau
nous alertent sur des situations de
familles que l’enseignement à dis-
tance met à la peine, souligne
aussi Marie-Aleth Grard, vice-pré-
sidente d’ATD Quart Monde.
L’expression de continuité pédago-
gique est compliquée à compren-
dre. On fait comme si les parents
étaient des pédagogues. Or ils ne le
sont pas. »
Peur de creuser les écarts
Coralie Vieira, qui élève seule ses
deux enfants dans la périphérie
de Grenoble, ne s’en cache pas :
« Même avec l’équipement néces-
saire, je ne crois pas que j’y arrive-
rai. Je ne peux pas me substituer à
la maîtresse. » Les « schémas », les
« conversions » sur lesquels tra-
vaille son fils, en classe de 5e,
« c’est trop loin pour moi », explo-
se-t-elle : « J’ai peur pour mon fils,
peur de mal lui apprendre... »
Cette peur de creuser les écarts,
la communauté éducative la res-
sent aussi. Depuis les tout pre-
miers jours du confinement. « On
a voulu démarrer plein pot la
semaine dernière, témoigne une
principale de collège en Rhône-Al-
pes, qui a requis l’anonymat. Les
cours qui s’arrêtent, ça nous a tous
pris de court ; il fallait absolument
qu’on se débrouille pour que les en-
fants avancent. » Le numérique,
les classes à distance ont semblé
offrir une planche de salut.
« On a voulu y croire, poursuit la
chef d’établissement, avant de
comprendre qu’avec cette mé-
thode et à ce rythme, on prenait le
risque de laisser toute une frange
de gamins au bord du chemin. »
Sur les 400 élèves de son collège,
les contacts sont difficiles avec
une soixantaine, confie-t-elle.
A Bobigny, dans le collège rele-
vant de l’éducation prioritaire
dont il est le référent, Alain Pothet
a comptabilisé, au dixième jour
du confinement, un tiers des élè-
ves de 3e qui ne s’étaient pas en-
core connectés. Toutes classes
confondues, ils étaient « entre 170
et 200 aux abonnés absents », es-
time l’inspecteur pédagogique.
Les professeurs ne comptent
pas les courriels et les coups de fil.
Avec plus ou moins de succès.
« J’appelle toutes les familles deux
fois par semaine, témoigne un
professeur de CP à Lille. Il y a quel-