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CORONAVIRUS
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
Le difficile décompte des morts
du Covid-19 au jour le jour
A partir de la semaine prochaine,
une estimation des décès
en Ehpad viendra s’ajouter
au bilan des hôpitaux. Les morts
à domicile échappent, eux,
aux statistiques en temps réel
L
e rituel est désormais bien ancré.
Chaque soir, quelques minutes
avant le journal télévisé de
20 heures, Jérôme Salomon
égrène les dernières statistiques
du Covid-19 : nombre de cas con-
firmés par un test, nombre de personnes
hospitalisées, nombre de cas graves en réani-
mation, nombre de patients sortis guéris de
l’hôpital et nombre de morts. Une forme de
baromètre de l’épidémie. Mais un baromètre
incomplet.
Jeudi 19 mars, le directeur général de la
santé (DGS) déplorait « 372 décès ». Vendredi
20 mars, il annonçait « 450 décès en milieu
hospitalier ». Cette dernière précision est, de-
puis, devenue systématique. Mardi 24 mars,
interrogé par la presse, Jérôme Salomon a ex-
plicité le sens de cette précision : « Il y a plu-
sieurs sources pour la mortalité : la mortalité
à l’hôpital, la mortalité dans les Ehpad et la
mortalité en ville. On sait que les décès surve-
nus à l’hôpital représentent probablement
une faible part de la mortalité. »
Les « 1 995 décès en milieu hospitalier » de-
puis le début de l’épidémie évoqués vendredi
27 mars ne sont donc que la partie émergée
de l’iceberg. « Le bilan est bien supérieur, c’est
évident, confirme David Heard, directeur de
la communication de l’Agence régionale de
santé (ARS) Ile-de-France. Le comptage en
temps réel dans les épidémies est une ques-
tion complexe, il est extrêmement difficile de
savoir de manière sûre combien de gens sont
malades et combien de gens décèdent. » Ac-
cusé à demi-mot de sous-estimer l’ampleur
de la crise, Jérôme Salomon a été contraint
de se défendre : « Tous les décès sont déclarés,
ils font l’objet d’une surveillance et seront ren-
dus publics. »
PAS DE TESTS POST-MORTEM
Pour les morts à l’hôpital, la donnée est sim-
ple à obtenir et relativement fiable, grâce au
SI-VIC, le système d’information pour le
suivi des victimes d’attentats et de situa-
tions sanitaires exceptionnelles, mis en
place après les attentats de 2015. Dans cha-
que hôpital, les médecins renseignent tous
les jours cette base de données sécurisée,
transmise à Santé publique France (SPF),
avec le nombre d’hospitalisations, de cas de
réanimation et de décès liés au Covid-
survenus dans l’établissement.
Les Ehpad, eux, constituent jusqu’à ce jour
une zone grise des statistiques. Les person-
nes âgées étant particulièrement vulnéra-
bles face au Covid-19, il était à craindre que
l’épidémie ne fasse des ravages dans les
quelque 7 400 établissements du pays – plus
de 10 000 si l’on compte les autres structu-
res d’hébergement pour personnes âgées.
Les craintes ont été confirmées ces derniers
jours par les informations qu’ont fournies
plusieurs directeurs d’établissements.
Sept résidents sont morts à l’Ehpad de Sil-
lingy (Haute-Savoie), 21 à Cornimont (Vos-
ges), 16 à Saint-Dizier (Haute-Marne), 3 à Vil-
leneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), 15 à
Thise (Doubs), 5 à Mauguio (Hérault), 16 à la
fondation Rothschild à Paris, etc. Dans la
plupart des cas, la cause du décès est proba-
blement le Covid-19, mais on n’en a pas la
certitude puisqu’il n’est pas réalisé de test
post-mortem. Dans les Ehpad, seuls les
deux premiers cas graves sont testés, après
quoi tous les résidents présentant les symp-
tômes sont considérés comme atteints du
Covid-19. Les chiffres des établissements –
annoncés au fil de la semaine passée et sans
doute déjà périmés – ne comptent pas dans
les statistiques de la mortalité du Covid-
annoncées jour après jour.
Cela ne signifie pas que les décès en Ehpad
liés à l’épidémie ne sont pas recensés. C’est
juste qu’ils ne le sont pas au quotidien.
Santé publique France (SPF) surveille en
permanence les cas groupés d’infection res-
piratoire dans les établissements d’héber-
gement pour personnes âgées. Dès lors que
trois résidents présentent les mêmes symp-
tômes, l’Ehpad effectue un premier signale-
ment. Puis un second à la fin de l’épisode,
c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus de nouveaux
cas, quelques jours ou semaines plus tard. Il
est alors possible de dresser un bilan statis-
tique de l’épisode et de le transmettre à SPF.
SCIENCE INEXACTE
Ce dispositif de moyen terme fournit cha-
que hiver le bilan des épidémies de grippe,
et aurait fourni en temps normal celui du
Covid-19, une fois l’épidémie achevée. Mais
la demande de l’opinion de données en
temps réel est forte. Alors les autorités sani-
taires ont planché sur un système de signa-
lement quotidien des cas d’infections respi-
ratoires et de décès constatés dans ces éta-
blissements. Une sorte de SI-VIC pour les
Ehpad. Sans certitude virologique à 100 %,
puisqu’il n’y aura pas de tests au-delà des
deux premiers cas, mais puisqu’il n’y a plus
de grippe en ce moment, les infections res-
piratoires porteront à coup quasi sûr la si-
gnature du Covid-19.
« Le dispositif va être testé au cours du
week-end , a fait savoir Jérôme Salomon,
vendredi 27 mars. L’idée est qu’à partir de
lundi, nous rajoutions au bilan en hôpital
que je vous donne quotidiennement les décès
survenus en institution, pour avoir ainsi les
deux lieux principaux d’observation des dé-
cès. » Il faut donc s’attendre à ce que le nom-
bre de morts annoncés quotidiennement
par la DGS bondisse la semaine prochaine.
Il manquera encore les décès à domicile,
angle mort des bilans « en direct » du Co-
vid-19. « Les gens qui décèdent chez eux, on
n’en a aucune idée, on ne les voit pas » , ré-
sume David Heard, de l’ARS Île-de-France.
Selon SPF, les morts à domicile représen-
tent une faible part du total, « parce qu’on
ne meurt pas du Covid-19 brutalement, que
c’est une maladie qui évolue en plusieurs
jours et que les hôpitaux sont encore en me-
sure d’accueillir les cas graves ».
Le comptage des morts d’une épidémie au
jour le jour est une science inexacte, qui l’est
beaucoup moins dès lors qu’on fait preuve
de patience. Le meilleur indicateur des
morts liés au coronavirus, c’est l’état civil de
chaque mairie, qui reçoit les certificats de
décès et sait donc combien de personnes
sont mortes chaque jour, et à quel endroit.
Ces décès enregistrés sont ensuite trans-
mis à l’Insee et à SPF pour les analyses épidé-
miologiques. « Nous avons demandé aux ser-
vices de l’état civil de nous déclarer de façon
hebdomadaire les décès par communes, dé-
partements et régions, pour qu’on ait une idée
très précise de l’impact de l’épidémie sur la
mortalité » , explique Jérôme Salomon.
DÉCALAGE D’UNE SEMAINE
En se basant sur ces données, la DGS a pu an-
noncer cette semaine une importante sur-
mortalité dans certaines régions, notam-
ment le Grand Est, au cours de la semaine du
9 au 15 mars. Ce décalage d’une semaine cor-
respond au temps nécessaire pour que le mé-
decin ayant constaté un décès envoie le certi-
ficat à l’état civil, qui ne déclare pas de décès
tant qu’il n’a pas un certificat sur papier.
Un moyen permettrait d’établir un bilan
en temps réel : la certification électronique
des causes de décès, un système créé
en 2006 par l’Inserm, après les ratés dans
l’évaluation de la canicule de 2003 par les
autorités sanitaires – qui avaient d’abord lar-
gement sous-estimé le nombre de morts.
« Dans le meilleur des mondes, il y aurait
100 % de certifications électroniques, ce serait
la seule source utilisée et il n’y aurait pas de
problème , imagine Grégoire Rey, directeur
du Centre d’épidémiologie sur les causes
médicales de décès (CépiDc) de l’Inserm.
Mais on est aujourd’hui à 18 % de décès décla-
rés par la certification électronique, donc ce
n’est pas utilisable seul, SPF ne peut s’en servir
qu’en complément d’autres données. Il fau-
drait déployer amplement la certification
électronique. Une crise sanitaire comme celle
que nous vivons peut permettre à tout le
monde, et notamment aux médecins, de com-
prendre l’intérêt d’adopter ce système. » p
henri seckel
« La sous-information sur les décès est totale, pas seulement en France »
Le démographe Jean-Marie Robine veut accentuer la coopération internationale pour obtenir des statistiques sur la mortalité due au Covid-
aujourd’hui, pour demain. Or,
nous constatons que, dans le
champ de la mortalité, la sous-in-
formation est totale actuelle-
ment, pas seulement en France.
Une quinzaine de chercheurs et
de personnels de l’INED se sont
donc mis à travailler dans l’ur-
gence sur ces questions.
Qui sont les personnes qui dé-
cèdent à cause du Covid-19? Quel
âge ont-elles? Combien et où
sont-elles? Est-ce que ce sont des
hommes, des femmes? On
l’ignore. Seuls les décès à l’hôpi-
tal sont comptabilisés dans les
bilans de l’épidémie. Il en man-
que donc beaucoup. En temps
normal, les gens ne vont pas en
majorité à l’hôpital pour mourir.
Actuellement, comme le gouver-
nement leur dit de ne plus appe-
ler le 15, de rester chez eux, et
comme dans les maisons de re-
traite les visites sont suppri-
mées, les directeurs doivent se
débrouiller comme ils peuvent
avec les résidents avec ou sans
symptômes, on ne sait pas vrai-
ment ce qu’il se passe.
Pourtant, cette information
existe. Mais on apprend seule-
ment par l’Agence France-Presse
qu’il y a sept morts ici, dix là : au
total un nombre considérable de
décès non enregistrés dans les
établissements d’hébergement
pour personnes âgées dépen-
dantes. Ces Ehpad sont transfor-
més véritablement en mouroirs.
Puisque ces décès-là ne
sont pas comptabilisés,
pensez-vous que les chiffres
annoncés sont fortement
ou très fortement en dessous
de la réalité?
Ma spécialité, c’est la longé-
vité. Nous, les chercheurs, les
médecins, sommes franche-
ment inquiets pour les pension-
naires des Ehpad. En moyenne,
entre un quart et un tiers des
Français meurent chaque année
dans un de ces établissements.
Donc on pourrait dire qu’il
manque au moins un quart des
décès dans les bilans. Cepen-
dant, on sait que le virus tue
considérablement les plus âgés.
En présence du virus, il va y avoir
des noyaux de contamination.
La population des centenaires va
être décimée, puis celle des no-
nagénaires, des octogénaires...
Comment améliorer
les statistiques?
L’INED s’est mobilisé pour con-
tacter l’équivalent de Santé publi-
que France dans plusieurs pays,
en Italie, en Allemagne, afin de
collecter des données. Nous al-
lons tâcher de mettre en ligne un
mini-espace d’information dé-
mographique en lien avec le Co-
vid-19 sur le site de l’INED, dès la
semaine prochaine. Nous donne-
rons la mortalité par sexe et par
âge pour les pays dont les agences
de santé acceptent de nous répon-
dre et nous préciserons si leurs bi-
lans rapportent ou non la morta-
lité totale, comme le fait l’Italie.
La statistique des décès en
France est livrée d’une année sur
l’autre, quelquefois deux ou trois
ans après lorsqu’elle est très dé-
taillée. Elle est produite par deux
organismes : l’Insee, pour les don-
nées par âge, par sexe, par lieu de
décès, et l’Inserm , qui est chargé
de préciser les causes, tandis que
nous les analysons à l’INED.
Nous avons contacté ces deux
organismes pour les convaincre
de nous fournir ces éléments le
plus vite possible. L’Insee a décidé
de donner ses informations
d’une semaine sur l’autre,
comme le Royaume-Uni. Alors
que l’Institut national de statisti-
que italien – qui se présente
comme l’un des meilleurs au
monde – le fait chaque jour, lui.
On a formulé la même demande
auprès de l’Inserm.
Cela nécessite un travail impor-
tant en urgence, aussi nous leur
avons dit que nous pouvions
nous débrouiller pour leur four-
nir des renforts. On doit pouvoir
trouver les moyens financiers de
compter chaque jour le nombre
de morts du Covid-19!
En France, l’une des difficultés
tient au fait qu’on ne teste pas les
gens malades chez eux. S’ils meu-
rent, alors qu’ils étaient atteints
en même temps d’une grippe ou
d’une pneumonie, ils seront au
mieux classés par le médecin sur
le bulletin de décès comme « sus-
picion de Covid-19 ». Les épidé-
mies de grippe procèdent
d’ailleurs de la même incertitude.
La personne en est-elle morte ou
bien est-ce que la grippe a accé-
léré d’autres pathologies chez
elle? Parfois, le malade s’éteint
trois semaines après le pic. Nous
faisons donc des calculs d’excès
de mortalité a posteriori. Mais le
coronavirus est bien plus fulgu-
rant que la grippe.
Les comparaisons internatio-
nales ont-elles un sens si
elles ne reposent pas sur
les mêmes bases?
Oui et non. Tout le monde a le
nez collé sur les courbes des
autres, en particulier de la Chine.
Car chaque pays espère suivre sa
trajectoire : une progression forte
durant les vingt premiers jours,
puis un ralentissement du nom-
bre de cas supplémentaires, suivi
d’un plateau, puis une diminu-
tion... Mais l’Europe n’est pas la
Chine : elle n’a pas pris de mesu-
res aussi sévères.p
propos recueillis par
martine valo
« EN MOYENNE,
ENTRE UN QUART
ET UN TIERS DES
FRANÇAIS MEURENT
CHAQUE ANNÉE
DANS UN EHPAD »
« LES GENS QUI
DÉCÈDENT CHEZ EUX,
ON N’EN A AUCUNE
IDÉE, ON NE
LES VOIT PAS »
DAVID HEARD
directeur de la communication
de l’Agence régionale
de santé d’Ile-de-France
« ON DOIT POUVOIR
TROUVER LES MOYENS
FINANCIERS DE COMPTER
CHAQUE JOUR
LE NOMBRE DE MORTS
DU CORONAVIRUS! »
ENTRETIEN
D
émographe, Jean-Marie
Robine est directeur de
recherche à l’Institut na-
tional de la santé et de la recher-
che médicale (Inserm) et con-
seiller auprès de la direction de
l’Institut national d’études démo-
graphiques (INED) chargé des
questions de vieillissement. Il es-
time qu’il faut combattre la
« sous-information totale » sur la
mortalité, en France et dans les
autres pays.
Comment travaillez-vous
face à une pandémie qui
se développe si vite?
Nous, les démographes, som-
mes confinés comme tout un
chacun. La période pourrait sem-
bler propice pour prendre le
temps d’avancer ses recherches
dans sa tour d’ivoire... mais à
l’INED [Institut national d’études
démographiques] , ce n’est pas
comme ça que nous avons réagi.
En tant que chercheurs et ci-
toyens, nous nous sommes de-
mandé comme beaucoup
d’autres comment contribuer à la
mobilisation contre le Covid-19.
Nous avons réfléchi avec la direc-
trice, Magda Tomasini, à ce que
nous pouvions faire d’utile pour