Libération Mercredi 25 Mars 2020 u 21
Claude Brisseau ou de Catherine Breillat, im-
mobile intimité qui s’exhibe (à la Warhol), ou
panoptique sur cour (à la Hitchcock). Il existe
même un très grand cinéma de rêverie histo-
rico-amoureuse en robe de chambre : celui de
Sacha Guitry.
Le lit est un théâtre sans spectateur. Notre
chambre dans une demi-obscurité est cette
lanterne magique par laquelle le cinéma – ca-
mera oscura –, sait contempler comme proje-
ter nos flux de conscience, pareille à celle du
narrateur alité de Marcel Proust (qui affectait
de mépriser le cinéma, rival sans doute à son
dessein littéraire de restituer du fond de son
lit les ombres de la multitude laissée dehors
et convoquées à sa rencontre, à son style), ou
solidaire de l’abîme en soi-même de Virginia
Woolf, sa chambre à soi, tout absorbée par le
vide et sa saturation. Il y a dans le film de
chambre une qualité de silence, soit par un
solo tacite (tout le cinéma de Chantal Aker-
man, ses silences saturés de la rumeur du
monde, dehors, et ses voix off ), d’autres fois
dans une solitude à deux silencieuse, ou à de-
mi-mots, qui explose avec la brutalité blessée
d’un cri d’animal : le hurlement du vice-con-
sul (Michael Lonsdale) dans India Song et tout
le cinéma de Marguerite Duras, les films de
Catherine Breillat à l’heure du crime, d’Ing-
mar Bergman à l’heure du loup, de Robert
Bresson à l’heure du diable, d’Adolfo Arrieta
à l’heure des flammes, ou même de Philippe
Garrel (les Hautes Solitudes).
Séduction chuchotée
Au repos, tout est parole récitée, épistolaire ou
méditée, et viscéralité animale : existe, au re-
bord le plus borderline de l’expérience d’un
film, une cinémalité. Entre le lit et l’animal,
l’isolation et la régression. Avec donc cette di-
mension considérable de la parole, car l’animal
alité est doué de parole. Parole «entre quatre
murs», interminable, soliloquante, monologue
intérieur ou adresse à peine feinte au specta-
teur (Guitry et toutes ses grandes scènes «de
téléphone»), parole qui résonne dans l’espace
dont elle fait ressortir la texture et tire sa tessi-
ture feutrée, sa séduction insinuante, chucho-
tée, somme toute très proche de la voix inté-
rieure de l’écriture et des livres, d’une certaine
indolence littéraire (ou du certain désarroi) – si
l’on veut bien prêter, parfois, à l’expression
«film littéraire», la force de l’éloge plutôt que
sa dépréciation habituelle.
Des journées entières dans les arbres, sur sa
couche, dans les bras d’un(e) amant(e) dans
un lit, heures perdues pour la productivité in-
dustrieuse. Une autre production s’extrait de
voyages immobiles moins faits d’intensité
(selon l’idée à la Deleuze-Guattari) que de la
densité de «s’entretenir». Là où la société
(mise à la porte) n’entre plus naît la possibilité
d’une autre production d’entertainment, d’un
bel ennui qu’on dit «chiant» (vivent les films
chiants pleins de parole !) mais qui est ex-
trême liberté et anarchie clandestine au cœur
même de nos prisons intérieures.
«L’entretien», à tous les sens alors : celui de se
tenir entre, entre l’existence et l’inanité, entre
les quatre murs et nos sept vies félines de la
routine ; celui de se livrer au quotidien, à son
entretien domestique, éplucher les patates de
la Jeanne Dielman de Chantal Akerman, ap-
prendre à faire son lit comme Alexandre dans
la Maman et la Putain d’Eustache, ou faire le
repas ou l’amour (la Grande Bouffe de Ferreri,
Brisseau et Breillat, encore), tenir son inté-
rieur comme on tient son journal. Au sens
aussi de l’entretien à deux, du monologue de
soi à soi relancé contre les murs, ou bien au-
quel une autre parole fait écho dans la cham-
bre – et cela, c’est le grand et beau souci du ci-
néma de Duras. Comment «s’entretenir», et
de quoi? Entre monologue de demi-folle
(l’immense présence fluette de Madeleine Re-
naud chez Duras) et dialogue au conditionnel
(«Ce serait l’histoire de...») duquel «sort» une
musique, un monde et un récit : le film en
pure virtualité advenue. Ainsi l’entretien in-
fini qui s’apparente à une mélopée enfantine,
sérieuse et claquemurée, entre l’auteure-nar-
ratrice et Depardieu dans le Camion.
Solitaires solidaires
Avant de se livrer à d’innombrables fictions
en huis clos, la nature du cinéma l’avait de
toute façon défini, pratiquement et dans sa
philosophie, comme une expérience de réclu-
sion, épreuve qui se rend disponible à toute
projection fantasmatique. Par disposition à
une certaine pauvreté aussi, à l’austérité et au
calfeutrement, le goût de s’isoler et s’adonner
aux jeux imaginaires, «en intérieur», des en-
fants. Dans une salle de cinéma le spectateur
est seul, n’aime rien tant que ça, distinct des
autres et entouré, inconscient qui vagabonde,
toujours très jaloux de son quant-à-soi. Dé-
braillé, inconvenant, quasi animal donc, voilà
le cinéphile, tandis que dans une salle de
théâtre ou de concert, on sait se tenir, on se
le doit, on est d’un public qui fait société,
d’une masse populaire ou d’une élite assem-
blée et l’on fait bloc avec l’assistance, dans
une conscience collective de ce qui là sur la
scène est en train de se jouer. Multitude dra-
matique et politique, manifestement ouverte
aussi bien que diversement divertie, mais
d’abord compacte, en communion.
Le cinéma est le contraire et voilà la raison à
ce que tant de cinéphiles exècrent le théâtre.
Leur dope, c’est cette expérience et ce privi-
des lanternes obscures. Le film de chambre,
lui, est entre les deux, finalement. Natura-
lisme du quotidien et artifices du petit théâtre
de reclus. Impudeur et pudeur, extériorité
pure en visions volées d’une réalité «nue»
confinée contemplée (d’une folie ou d’un
corps livré à lui-même), et intériorité du théâ-
tre qu’on se livre à soi-même, aussi exhibé à
l’image que jalousement gardé : rester au seuil
du personnage, même en voix off, n’avoir ac-
cès à l’intérieur que par une présence sans
discours – sinon la voix off ou le récit épisto-
laire romancé –, mais une présence ouverte
dangereusement sur le vide, l’ennui, la rou-
tine, l’ébranlement radical. De cela, à force et
selon les talents, se dégage une création in-
candescente, exactement comme de mettre
le feu. L’incendiaire calme est consumé à son
propre désir, désir qu’il laisse à d’autres (au
critique par exemple) le soin de qualifier de
«révolutionnaire» : Akerman, ou Jean-Claude
Guiguet (les Belles Manières par excellence),
toujours Oliveira, Fassbinder parfois, et puis
Cocteau. Etc.
Fuite ultime
L’appartement est le lieu à la fois commun et
magique de projection, de protection et de
prospection : un monde petit et qui a la parti-
cularité de se subdiviser, on dirait, à l’infini,
où chaque pièce (chambre, cuisine, couloir)
contient plusieurs parcelles (lit, évier, pla-
card), comme une boîte qui se déboîte à l’in-
fini, du moindre mètre carré au plus petit mil-
limètre de peau. Comme si le cinéma dans ces
territoires de l’intime, de la pudeur et de l’im-
pudeur, était doué des mêmes facultés opti-
ques ou scopiques qu’un microscope. Alors
le peuple du langage qui habite entre quatre
murs fourmille : confidence, confession, au-
tofiction, méditation, délire, et le silence à
couper qui espace les paroles. Sans contem-
plation d’aucun paysage sinon celui du de-
dans. La seule contemplation est celle d’un
visage à lui-même son propre «réflecteur», de
la lumière qu’il voit émaner de lui (ainsi revoir
Je, tu, il, elle et le visage blanc phosphores-
cent au centre de la chevelure noire de Chan-
tal Akerman qui s’absorbe).
C’est une austérité consentie aux limites de
l’expérimental que le film de chambre ou
d’appartement, un arte povera qui teste
exactement tout en les repoussant, refusant
de s’y laisser enfermer précisément, les fron-
tières entre expression radicale et commer-
ciale. Entre deux. Fuyant les catégories de ce
type. Expérience de temps, connaissance par
les gouffres de la réclusion, de l’ermitage, du
confinement (où nous sommes au temps
présent), le cinéma de chambre serait
comme les cousins éloignés de ces films d’es-
cape room depuis des années en vogue, mais
dont les règles du jeu définitif, cette fois, vi-
seraient à s’en sortir sans en réchapper. Ou
comme tel mystère de la chambre jaune, à
s’absenter en condamnant toutes les issues
possibles. La fuite ultime, hors le monde,
dont on sort soit par la mort, soit par une
convalescence. Le film de chambre comme
expérience de la fin probable qui clôture le
clos, et de l’amour toujours possible auquel
tout l’être tend, se met à disposition captive.
Do not disturb.•
lège de solitude, leur introversion projetée
au-devant d’eux, non au milieu d’une foule
mais à part de toutes les autres solitudes qui
entre elles s’ignorent et se côtoient. Il s’agit
d’une tout autre solidarité, silencieuse et à
part soi – dont le cinéma d’appartement de
Manoel de Oliveira, ses apartés et ses décou-
pes par «zones», champs de vision aveugle et
parole sourde, où rien ne coïncide jamais
vraiment, est le plus beau témoignage. Aussi
faut-il ne pas concevoir cette coexistence
contrariée comme un oxymore mais comme
idée de bonne distance démocratique, indivi-
dus disséminés dans la salle, solitaires soli-
daires devant l’écran au milieu des ténèbres
réconfortantes.
Il y eut de fait et dès l’abord à l’écran deux ma-
nières de voyager. Le cinéma d’extérieur et le
cinéma d’intérieur : Lumière vs Méliès. Les
uns qui font de leurs cameramans des géomè-
tres arpentant le monde et en ramenant des
«vues», l’autre, l’illusionniste, qui ne bouge
pas de son «studio» pour voyager dans la
Lune. Les uns qui, dans l’élan naturel d’une
époque naturaliste, ont instantanément
pensé aller enregistrer ce qu’on n’avait jamais
vu, si loin si proche, au dehors (une sortie,
d’usine, ou une entrée, de train en gare). L’au-
tre qui mit tout «en boîte», sur d’étroits tré-
teaux, voulut moins enregistrer qu’impres-
sionner par le merveilleux «intérieur», le
trucage et le huis-clos, les délires magiques
et les fantasmagories des chambres noires et
Débraillé, inconvenant,
quasi animal, voilà le
cinéphile, tandis que
dans une salle de théâtre
ou de concert, on sait
se tenir, on se le doit,
on est d’un public
qui fait société.
Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles
de Chantal Akerman (1975). Rue des Archives. BCA
Cinéma/