Libération - 25.03.2020

(Steven Felgate) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi^25 Mars 2020


«M


a-ma-ko-ma-ma-sa-
m a - m a - m a k o s a ».
C’est avec ce gimmick
que Manu Dibango est entré dans la
légende de la musique, définitive-
ment. Un breakbeat ajusté, un riff
de sax, une ligne de basse qui bon-
dit, un parler chanter qui vire au
suinté, ce refrain dégoté à l’impro-
viste d’une répétition au Cameroun
sera bientôt repris par toute la pla-
nète musique. «Ce titre, c’est toute
une aventure ambiguë, la mienne.
Un artiste doit avoir une histoire
pour qu’on l’identifie. Ray Charles,
c’est Georgia on my Mind, moi, c’est
ce conte de fées.» Ou plutôt un coup
du sort, puisque ce titre, un simple
refrain appuyé par un breakbeat
atomique et un sax éruptif, n’était
au départ que la face B de l’hymne
enregistré par Emmanuel N’Djoké
Dibango pour la huitième Coupe
d’Afrique des nations, qui se jouait
au Cameroun en 1972. Les futurs
lions indomptables se faisant man-
ger par le Congo en demi, le 45-
tours passera direct à la trappe...
Jusqu’à ce que des Américains
branchés Black is Beautiful vien-
nent faire leurs emplettes à Paris, la
porte de l’Afrique.
Outre-Atlantique, le 45-tours change
de mains et de destin : sitôt débarqué
à New York, David Mancuso le si-
gnale à Frankie Crocker. Le DJ nu-
méro 1 de la radio WBLS, la bande-
son du proto-disco, s’en empare,
dès 1972. Succès immédiat. «On
­n’arrêtait pas de le réclamer !» se sou-
venait Manu Dibango, jamais avare

de vannes, toujours friand d’ajouter
une anecdote pour épicer l’histoire.
«A Paris, quand ils ont reçu le
­CashBox [magazine spécialisé dans
la publication de hit-parades divers
et variés, ndlr] et ont lu “The record
is bad”, ils ont cru que le disque était
mauvais, alors que ça voulait juste
dire l’inverse. Sauf qu’un mec s’est
cette fois bougé : Jean-Marc Bell est
allé dealer avec les Etats-Unis pour
Decca. Heureusement car il y avait
déjà tellement de reprises que le mor-
ceau a failli devenir américain.»
Ni une ni deux, Ertegun, le boss
­d’Atlantic himself traverse l’océan
pour rencontrer Manu Dibango.
«Dix jours plus tard, j’étais à l’Apollo
aux côtés des Temptations! J’étais
arrivé, j’avais la limousine comme
tous les autres.» Le Camerounais
sera le premier Africain sur la fa-
meuse scène de Harlem. Le même
qui, près d’un demi-siècle plus tard,
devait fouler celle du non moins
­célèbre Carnegie Hall le 14 mars
2020 pour fêter les 60 ans de sa pe-
tite sœur, la Béninoise Angélique
Kidjo. Annulé, car le coronavirus
était déjà là : Manu Dibango est dé-
cédé ce mardi à l’âge de 86 ans, des
suites du Covid-19.

«Une belle fleur qui pousse
dans le fumier»
Soul Makossa n’était pourtant que
le baobab qui cachait la forêt de
beaux hybrides surgis de ce fertile
sillon : entre autres New Bell, Hibis-
cus, Nights in Zeralda parus sur le
même 33-tours. En 1972, le musi-
cien né à Douala en 1933 a bientôt
40 ans et déjà pas mal bourlingué.
Ses premières années, il les raconte

dans Trois Kilos de café, une bio-
graphie à la première personne.
Parents protestants, enfance dans
la petite bourgeoisie, musique au
temple où «on chantait du Bach et
Haendel en douala», éducation à la
française... Trois Kilos de café, c’est
ce qu’il a dans son sac lorsqu’il dé-
barque en 1949 à Marseille. «Je ve-
nais pour les études, et je suis tombé
dans le jazz.» Après un tour obligé
dans un lycée dans la Sarthe, il en
passe par Paris, joue aux Trois
Mailletz, au Chat qui pêche, au Ca-
méléon, y croise quelques pairs du
swing... «Le jazz, c’est une belle
fleur qui pousse dans le fumier. Et
le fumier, ce sont les quatre siècles
d’esclavage», analysera-t-il en 2007
sur RFI lors de la sortie d’un album
en hommage à Sidney Bechet, qu’il
a croisé un demi-siècle plus tôt. Le
jazz des années bop, il va surtout le
pratiquer en version belge, au Ta-
bou de Bruxelles, au Moulin rouge
d’Ostende, au Scotch d’Anvers, au
Chat noir de Charleroi... Mais c’est
dans une autre boîte, les Anges
noirs, qu’en janvier 1961, il croise le
père de la rumba congolaise, Jo-
seph Kabaselé, à la tête de l’African
Jazz, alors que se mènent les trac-
tations pour l’indépendance du
Congo... «Après les négociations,
tous les grands politiciens venaient
nous écouter et nous payer des ver-
res. C’est comme ça que j’ai connu
Patrice Lumumba, et même Mo-
butu qui était alors journaliste.
Sans doute assermenté par la CIA,
mais personne ne le savait! Et c’est
comme ça que je me suis retrouvé
sur les sessions avec Kabaselé, en
remplacement de son saxophoniste

resté au pays.» De ces séances en-
trées dans l’histoire, sortira l’un
des hymnes africains : Indépen-
dance cha-cha. Les disques font un
tabac au C ongo, où il re ste
deux ans, le temps de plonger dans
le bain des plus remuants de la
rumba locale et de monter un club,
le Tam-Tam. «Le jour, les mecs al-
laient bombarder le Katanga, où
c’était déjà la guerre, et le soir, les
mêmes venaient boire un verre chez
moi.» Après un interlude au Came-
roun, soumis au couvre-feu, le
saxophoniste décide d’en repasser
par Paris.
«Je l’avais quitté comme musicien
amateur. J’y reviens comme un il-
lustre inconnu», s’était-il confié
en 2013, ponctuant chaque bon mot
de son légendaire éclat de rire. A Pa-
ris, il fait le métier, notamment les
bals du week-end, fréquente la nuit,
à commencer par la Bohème, le club
tenu par Buttercup, la femme de
Bud Powell. Il y remplace le sax de
l’orchestre maison et découvre dans
le juke-box James Brown, Booker
T & The MG’s, Otis Redding. «C’était
la révolution : on passait du ternaire
au binaire.» Dès lors, la soul et le
funk demeureront une constante
chez ce dingue de jazz. Il va s’y
éprouver directement chez Nino
Ferrer, en qualité d’organiste et di-
recteur d’orchestre. «Je venais de
faire six mois chez Dick Rivers,
comme pianiste. J’ai embrayé avec
Nino, quatre ans.» Dibango y dé-
montre l’étendue de ses talents,
multi-instrumentiste inspiré
(piano, orgue, marimba, mando-
line, vibraphone...) comme sur le
terrible Saxy Party, qui regroupe ses

écrits et certains classiques, comme
sa reprise non sans humour de Je
veux être noir.

Une musique «afro somethin»
C’est à cette époque, en 1967, que
l’oncle de Pascal Legitimus, Gésip,
lui propose de monter le big band
dans son émission mensuelle : Pul-
sations. «La télévision française se
mettait au noir et blanc !» Tout en
enregistrant des 45-tours destinés au
marché africain, il pratique les pistes
des musiques au kilomètre. Pour les
radios, la pub, des documentaires,
où il s’adonne à ce qu’il nomme «des
bons délires»... Des perles redécou-
vertes par les diggers : Pepe Soup, un
psyché groove en transe, Hot Chi-
cken, gros sax, énorme ligne de
basse... «Il fallait avoir une couleur
afro, sans devoir jouer à l’Africain de
service. On te demandait juste d’enre-
gistrer des “trucs colorés”. Libre à moi
de faire ce qui me passait par la tête!

Par
Jacques Denis

MANU DIBANGO

Groove général


Le musicien camerounais, mort mardi à 86 ans, aura déployé


son talent – au saxophone mais pas seulement – lors d’une carrière


foisonnante menée à travers trois continents.


Manu Dibango
en 2013.
Photo Denis
Rouvre. modds
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