Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

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SAMEDI 28 MARS 2020 coronavirus| 11


huit demandes ont été rejetées sur tout le
territoire, et ce « de façon justifiée ». Pour
M. Le Maire, ce dispositif est « le plus géné­
reux et le plus efficace en Europe ».
En Espagne, les entreprises se sont ruées
sur cette aide exceptionnelle, intitulée « sus­
pension temporaire de l’emploi » (ERTE) pour
cas de « force majeure ». Selon les chiffres
provisoires du ministère de l’économie, plus
de 200 000 entreprises y ont eu recours, ce
qui correspond à près de 1,5 million de tra­
vailleurs mis au chômage partiel.
Ces mesures suffiront­elles à limiter la
casse? Pour l’instant, leur mise en place
s’avère périlleuse. « On a tous entendu Rishi
Sunak [chancelier de l’Echiquier britanni­
que] annoncer la compensation de 80 % des
salaires, mais personne ne sait où la deman­
der ni comment cela fonctionnera », témoi­
gne le dirigeant d’une entreprise de commu­
nication au Royaume­Uni.

UN AFFLUX DE DEMANDES
Tim Martin, le très médiatique patron des
pubs Wetherspoon, qui possède quelque
900 établissements à travers le Royaume­
Uni, a provoqué le scandale en annonçant à
ses employés qu’il refusait de leur avancer
leurs salaires pendant la période de confine­
ment : il leur faudra attendre que l’Etat verse
les allocations promises. « Si je suis honnête,
je pourrais vous dire d’attendre le paiement et
de rester à la maison, mais si on vous offre un
emploi dans un supermarché (...) , je pense que
c’est une bonne idée de l’accepter » , a­t­il bru­
talement expliqué dans un message vidéo à
sa main­d’œuvre. Signe de la tension, près
d’un demi­million de Britanniques se sont
inscrits au « crédit universel » en neuf jours,
l’allocation sociale de base, environ six fois
plus que d’habitude.
En Allemagne, le directeur de l’agence pour
l’emploi, Detlef Scheele, a reconnu un afflux
massif de demandes d’indemnisation de
chômage partiel ces derniers jours. Il estime
que la crise du Covid­19 est plus dangereuse
pour l’emploi que celles de 2008­2009.
« Nous vivons actuellement une combinaison
de facteurs : le virus, une crise structurelle et
une crise conjoncturelle, a­t­il expliqué au
quotidien Handelsblatt. Contrairement à la
crise financière, nous ne pouvons pas con­
sommer davantage : les cafés et les magasins
sont fermés, les compagnies aériennes sont à
l’arrêt et le tourisme est à genoux. »
L’industrie touristique est bien évidem­
ment touchée de plein fouet. Selon le Pôle
emploi autrichien, un tiers des nouveaux

inscrits proviennent de ce secteur, alors que
les stations de ski, activité économique cru­
ciale dans cette nation alpine, ont dû fermer
de manière anticipée. En Espagne, où le tou­
risme représente 13 % des emplois, les hôtels
ont été obligés de fermer leurs portes jeudi
26 mars. En Suède, dans l’hôtellerie et la res­
tauration, 8 558 emplois ont été supprimés.
L’automobile est également à l’arrêt. En
Europe de l’Est, la plupart des usines du sec­
teur sont fermées, plongeant au chômage
technique des dizaines de milliers
d’ouvriers. En Hongrie, le gouvernement a
déjà prévenu qu’il s’attendait à « des centai­
nes de milliers » de chômeurs supplémentai­
res alors que des sous­traitants automobiles
ont annoncé leurs premiers plans sociaux.
Même chose en Espagne, où Renault, Ford,
Volkswagen, Nissan ou Seat ont annoncé
des ERTE affectant près de 50 000 salariés
au total. Certaines complètent les indemni­
tés des salariés.

LE POIDS DES INDÉPENDANTS
Si, pour les entreprises qui ont recours aux
ERTE, le maintien de l’emploi est en principe
garanti, combien feront faillite, incapables
de supporter la baisse d’activité malgré la
suspension des impôts décrétée par le gou­
vernement? La Confédération espagnole des
petites et moyennes entreprises (Cepyme) a
déjà fait ses calculs : 300 000 emplois de­
vraient être perdus si le confinement dure
un mois. Impossible de savoir combien, s’il
dure davantage... En Belgique, la ministre de
l’emploi et de l’économie, Nathalie Muylle,
estime que quelque 20 % de la main­d’œuvre
pourraient être contraints de recourir au
chômage temporaire.
De plus, ces aides au chômage partiel cou­
vrent mal les emplois précaires ou les per­
sonnes qui sont à leur compte. En Italie, où
l’épidémie est la plus violente et où les mesu­
res de confinement sont les plus strictes, le
salariat mensualisé n’est pas une réalité
aussi généralisée qu’ailleurs. Avec près de
cinq millions d’entreprises, dont l’écrasante
majorité de très petite taille, le poids des tra­
vailleurs indépendants est énorme. Le gou­
vernement a annoncé pour mars un bonus
sans condition de 600 euros par personne,
afin de couvrir la perte d’activité. De toute
évidence, la mesure devra être reconduite en
avril. Lundi 23 mars, le ministre pour le Sud
et de la cohésion territoriale, Giuseppe Pro­
venzano, a même évoqué le besoin de mesu­
res universelles permettant de soutenir
aussi les populations travaillant au noir, qui
échappent massivement aux statistiques of­
ficielles, « pour aider aussi les catégories so­
ciales les plus vulnérables ».
L’Allemagne, avec quatre millions de tra­
vailleurs indépendants et trois millions d’en­
treprises de moins de dix salariés, a débloqué
une enveloppe de 50 milliards d’euros
d’aides directes. Au Royaume­Uni, un plan
d’aide aux autoentrepreneurs a aussi été dé­
voilé. Ce violent coup d’arrêt de l’emploi a
aussi des effets secondaires qui peuvent pa­
radoxalement accélérer l’épidémie. En Autri­
che, de nombreux employés venus des pays
de l’Est se sont brutalement retrouvés au
chômage. Par centaines, Roumains, Bulgares
ou Moldaves tentent ces derniers jours de re­
gagner leurs pays en évitant les fermetures
de frontière. Sur l’autoroute entre Vienne et
Budapest, on peut ainsi tomber sur des ca­
mionnettes immatriculées en France et rem­
plies de maçons roumains.
Derrière cette conjoncture noire, quelques
rares secteurs se retrouvent, inversement, en
demande urgente de main­d’œuvre. Au
Royaume­Uni, les supermarchés Tesco em­
bauchent 20 000 personnes pour « au moins
douze semaines ». Aldi, Lidl font de même. Le
personnel dans les entrepôts et les livreurs
sont aussi très demandés.
Ailleurs, des salariés sont reconvertis : des
ouvriers de Scania ont été envoyés chez le fa­
bricant de matériel médical Getinge pour
produire des masques, tandis que le person­
nel de cabine de SAS s’est vu proposer une
formation accélérée pour assister le person­
nel soignant dans les hôpitaux si besoin. Un
peu d’espoir, pour une situation qui ne peut
cependant tenir que quelques mois. Au­delà,
le chômage de masse sera inévitable.
éric albert, raphaëlle besse
desmoulières, cécile boutelet,
jean­baptiste chastand, jérôme
gautheret, anne­françoise hivert,
sandrine morel
et jean­pierre stroobants

Etats­Unis : la paralysie de


l’économie fait sentir ses effets


Les inscriptions hebdomadaires au chômage sont à un niveau record


new york ­ correspondant

L’


envolée est inédite.
3,283 millions d’Améri­
cains se sont inscrits au
chômage en une semaine. Jamais
ce chiffre n’avait dépassé les
700 000. Il pulvérise de loin le
nombre des demandes d’alloca­
tion­chômage qui avait suivi la
grande crise financière de 2008,
alors que l’économie est à l’arrêt,
en particulier les services, pre­
miers pourvoyeurs d’emplois :
restaurants, commerces, écoles,
transports, salons de coiffure,
musées, dentistes. Ce chiffre a été
révélé jeudi à 8 h 30, heure de New
York, par le ministère fédéral du
travail. Il porte sur la semaine
s’étant achevée le 21 mars, lorsque
la crise causée par le coronavirus
a paralysé économiquement les
Etats­Unis. Il marque une hausse
de 3 millions d’inscriptions au
chômage supplémentaires par
rapport à la semaine précédente,
qui avait enregistré 282 000 nou­
velles demandes, selon les chif­
fres du bureau du travail.
Cette crise met fin à une hausse
ininterrompue de l’emploi depuis
cent treize mois, ayant conduit à
la création de 22 millions d’em­
plois (sur une population active
de 165 millions d’Américains). En
février, le taux de chômage était à
3,5 %, niveau historique jamais at­
teint depuis la fin des années


  1. La participation à l’emploi
    réaugmentait de manière satisfai­
    sante, eu égard au vieillissement
    de la population. Le taux de chô­
    mage pourrait rapidement dépas­
    ser les 10,8 % atteints en 1982, à la
    sortie de la récession provoquée
    par la révolution iranienne de
    1979 et le combat de la Réserve fé­
    dérale contre l’inflation. Le chô­
    mage avait atteint 9,9 % en 2009,
    au pire de la crise financière.


La carte du chômage connaît des
disparités fortes. La Pennsylvanie,
Etat désindustrialisé décisif pour
la réélection de Donald Trump, a
connu de loin les plus fortes ins­
criptions au chômage (379 000),
soit un bond de 5,8 points. Le petit
Nevada est frappé dans des pro­
portions encore supérieures
(6 points) en raison de la ferme­
ture des casinos de Las Vegas. Les
décisions de confinement n’ont
pas un effet manifeste, le Texas,
peu confiné, étant quasi aussi tou­
ché que la Californie, dont les ha­
bitants sont priés de rester à do­
micile. La Floride est l’un des Etats
les moins frappés. Le marché du
travail est contrasté, avec des en­
treprises à l’arrêt, comme General
Electric, qui va se séparer de
2 500 personnes, ou Ford. Mais les
géants de la distribution (à dis­
tance ou non) ou de la pharmacie
comme Amazon, Walmart ou CVS
veulent embaucher 500 000 per­
sonnes. Il n’empêche, le chômage
va continuer de s’envoler au cours
des prochaines semaines.

Des « incitations négatives »
Devant l’afflux des inscriptions au
chômage, les administrations lo­
cales cherchent à recruter, par
exemple dans l’Illinois, la Loui­
siane ou le Massachusetts. Leurs
serveurs informatiques ont par­
fois buggé en raison de l’afflux des
demandes. L’inscription est indis­
pensable pour que les Américains
puissent toucher leur assurance­
chômage. Celle­ci va jouer un rôle
inédit dans cette crise. Le Sénat a
voté, dans la nuit de mercredi à
jeudi, un paquet de 2 000 mil­
liards d’aides à l’économie, dont
250 milliards de dollars à une nou­
velle assurance­chômage fédérale.
« Si vous avez été licencié, vous al­
lez recevoir 600 dollars de plus par
semaine » pendant quatre mois, a

précisé le sénateur progressiste du
Vermont, Bernie Sanders. Pour la
première fois, les travailleurs
ayant le statut d’indépendants,
comme les chauffeurs Uber, y
auront droit. Cette somme vien­
dra en complément des 200 à
550 dollars payés chaque semaine
par les Etats fédérés pour une pé­
riode de trois à sept mois. En
moyenne, fin 2019, cette couver­
ture était de 368 dollars par se­
maine, soit 45 % du dernier salaire.
Cette mesure a longtemps fait
débat, mercredi 25 mars au soir,
quatre sénateurs républicains
contestant un système qui per­
mettrait à certains de gagner plus
au chômage qu’en travaillant, en­
courageant les Américains à quit­
ter leur travail. « Je ne crois pas que
cela va créer des incitations néga­
tives » , a déclaré Steven Mnuchin,
le secrétaire au Trésor. « Ce que la
plupart des Américains veulent,
c’est garder leur emploi. »
S’y ajoute une intervention di­
recte de 500 milliards de dollars
du Trésor américain. Les ménages
vont recevoir un chèque de
1 200 dollars par personne, à con­
dition de gagner moins de
75 000 dollars par an pour une
personne, et 150 000 dollars pour
un couple, ainsi que 500 dollars
par enfant. La mesure, dégressive
au­delà, permet de donner du
pouvoir d’achat immédiat aux
ménages, dont beaucoup sont
privés de leur travail du jour au
lendemain. Elle doit être versée
d’ici à trois semaines, selon
M. Mnuchin. Cette réaction des
pouvoirs publics fait que la
Bourse américaine n’a pas dévissé
avec l’annonce des chiffres qui
étaient attendus : l’indice Dow Jo­
nes a même bondi de 6,38 % jeudi
26 mars. Depuis le plus bas touché
lundi, le rebond atteint 23,8 %.
arnaud leparmentier

Un chèque de 2 000 dollars


pour les travailleurs canadiens


La moitié du plan d’urgence sera consacrée à des aides directes


montréal ­ correspondance

L’


aide s’en vient », a promis
le premier ministre du
Canada, Justin Trudeau,
après l’adoption, mercredi
25 mars, par la Chambre des com­
munes réunie en formation res­
treinte, d’un plan d’intervention
économique de 82 milliards de
dollars canadiens. Une aide d’ur­
gence pour contribuer à stabiliser
l’économie, dont près de 40 mil­
liards seront distribués sous
forme d’aides directes aux tra­
vailleurs en difficulté en raison de
la pandémie du Covid­19.
A compter du 6 avril, les Cana­
diens qui n’ont pas accès à l’assu­
rance­emploi, en raison de leur
statut (profession libérale, tra­
vailleur autonome, saisonnier)
ou d’un nombre trop faible d’heu­
res travaillées, pourront deman­
der sur un portail en ligne cette
prestation canadienne d’urgence,
soit 2 000 dollars par mois pen­
dant quatre mois au maximum,
sous réserve qu’ils aient gagné au
moins 5 000 dollars dans les
douze derniers mois.
Sont concernés par cette aide
exceptionnelle ceux qui ont
perdu leur emploi en raison de
l’épidémie ou que leur entreprise
ne peut plus payer faute d’acti­
vité, même si elle n’a pas procédé
à leur licenciement, ceux qui sont

atteints par le virus ou en quaran­
taine et ceux qui restent à la mai­
son pour aider leurs enfants ou
des personnes âgées. « Il faudra
dix jours pour que l’argent soit
acheminé, a précisé le premier mi­
nistre. Mais les Canadiens ne doi­
vent pas avoir à se demander s’ils
pourront payer leur loyer, ou leur
hypothèque, ou encore faire leur
épicerie à cause de la crise du Co­
vid­19 », a­t­il ajouté.

Du jamais-vu
Selon les dernières statistiques
disponibles, 87 % des Canadiens
avaient accès en 2018 au service
de l’assurance­emploi, une com­
pétence strictement fédérale, qui
indemnise les chômeurs à hau­
teur de 55 % de leur rémunération
moyenne pour une durée maxi­
male de quarante­cinq semaines.
Mais la mise à l’arrêt de l’écono­
mie depuis le début de l’épidémie
a provoqué en quelques jours
l’engorgement du système.
En décembre 2019, 448 000 de­
mandeurs d’emploi touchaient
une prestation ; sur les 7 derniers
jours, un million de travailleurs
supplémentaires ont fait une de­
mande d’inscription. Du ja­
mais­vu dans ce pays qui s’enor­
gueillissait il y a quelques semai­
nes encore d’un taux de chô­
mage à 5,6 %. Cette nouvelle
prestation d’urgence bénéficiera

donc également à ces nouveaux
inscrits que la Caisse de l’assu­
rance­emploi ne parvient pas à
indemniser dans un délai raison­
nable, faute de fonctionnaires en
nombre suffisant pour répondre
aux demandes et en raison d’un
système informatique qui n’a pas
été conçu pour traiter une telle
masse de requêtes.
D’autant que l’hécatombe de
ceux qui perdent leur emploi du
jour au lendemain va sans doute
se poursuivre. Les annonces de
mises à pied dans les plus grandes
entreprises du pays se multi­
plient : Air Canada et Air Transat
ont remercié 7 000 agents navi­
gants au moins jusqu’au 30 avril ;
la principale industrie manufac­
turière du Québec, l’aéronauti­
que, a quasiment cessé sa produc­
tion, Bombardier procédant à
9 100 mises à pied (sur 12 400 em­
ployés) et Airbus, à 1 380.
Certaines provinces comme le
Québec ou l’Ontario ont par
ailleurs choisi une stratégie of­
fensive pour tenter de maximi­
ser la « distanciation sociale » et
de ralentir la propagation du vi­
rus, en mettant leur économie
sur « pause ». Le premier minis­
tre québécois, François Legault, a
ordonné mardi la fermeture de
« toutes les entreprises non essen­
tielles ». 
hélène jouan
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