Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

10 |coronavirus SAMEDI 28 MARS 2020


0123


En Europe,


le cauchemar


du chômage


de masse


La pandémie due à la propagation du coronavirus


a conduit les Etats européens à déployer


dans l’urgence une série de mesures destinées


à assurer aux citoyens un minimum de ressources


berlin, bruxelles, londres, madrid,
malmö (suède), rome, vienne ­
correspondants

E

n Norvège, le taux de chômage
est passé de 2,3 % de la popula­
tion active à 10,4 % en un mois,
un record depuis la seconde
guerre mondiale. En Autriche,
163 000 nouveaux inscrits sont
venus pointer aux services de l’emploi en
dix jours, soit un bond de 40 %. En Suède,
sur la seule semaine du 16 au 22 mars,
14 000 salariés ont reçu un préavis de licen­
ciement, contre une moyenne habituelle de
3 000... par mois.
Ailleurs, en Europe, les statistiques ne sont
généralement pas encore disponibles, mais
la même histoire se répète à grande échelle.
Les hôtels suédois Scandic ont licencié
2 000 personnes, près de la moitié de leur
personnel. En Hongrie, l’aéroport de Buda­
pest a supprimé 15 % de ses effectifs. Au
Royaume­Uni, raconte la BBC, Tom Danou­
sias, 23 ans, a reçu une lettre de licenciement
de son employeur, une entreprise qui vend
des produits pour le secteur hôtelier. « Je vous
écris pour vous confirmer que nous mettons
fin à votre emploi le 18 mars à cause (...) de
l’épidémie de coronavirus. » Il n’avait été em­
bauché qu’un mois plus tôt et l’entreprise a
utilisé la période d’essai pour se séparer im­
médiatement de lui. Alors que la pandémie
due au coronavirus se répand, forçant l’arrêt

brutal de l’économie, le spectre du chômage
de masse réapparaît. L’Organisation interna­
tionale du travail (OIT) pense qu’il pourrait y
avoir entre 5 et 25 millions de chômeurs sup­
plémentaires à travers le monde, suivant les
scénarios économiques, dont la moitié dans
les pays les plus développés.
Partout, en Europe, les gouvernements
ont réagi de la même façon : il faut empê­
cher au maximum les licenciements secs et
les faillites des entreprises. Leur espoir est
que le confinement ne dure qu’un ou deux
mois. En mettant sous perfusion l’économie
et en limitant les dommages de long terme,
la reprise pourrait ensuite être rapide. Il faut
préserver le « tissu productif » afin de « sau­
vegarder les emplois » et « rebondir » quand
« la pandémie sera terminée », explique
Pedro Sanchez, le premier ministre espa­
gnol. « Le chômage partiel est meilleur que le
chômage », confirme le chancelier autri­
chien, Sebastian Kurz.

PRÉSERVER LES TRÉSORERIES
Dans ce contexte, les gouvernements font
tomber un à un les habituels tabous écono­
miques. Des premières nationalisations ont
eu lieu, notamment, en Italie, celle de la
compagnie aérienne Alitalia, ainsi que de
l’ensemble du système ferroviaire britanni­
que, où l’Etat accepte d’assumer l’ensemble
des pertes du secteur pour six mois. Tous les
gouvernements ont aussi permis aux entre­
prises de reporter leurs dépenses de cotisa­

tions sociales, de TVA ou d’impôts, pour pré­
server au maximum les trésoreries. Ils ac­
ceptent de garantir, quasiment sans limite,
des prêts aux entreprises, pour éviter les cri­
ses de liquidité.
Pour protéger les emplois, ils ont recours
massivement à des aides au chômage partiel.
Le Royaume­Uni, dont le filet d’aide sociale
pour les sans­emploi est d’ordinaire limité,
a annoncé que l’Etat paierait 80 % des salai­
res si les entreprises touchées par la pandé­
mie acceptaient de ne pas licencier leurs em­
ployés. Aux Pays­Bas, l’Etat garantit 90 % du
salaire ; en Belgique, c’est 70 %, augmenté
d’une indemnité de 6 euros par jour ; en Es­
pagne, 70 % du salaire également ; au Dane­
mark, 75 %, dans une limite de 23 000 cou­
ronnes (3 000 euros) ; en Allemagne, le dis­
positif, déjà testé avec succès lors de la crise
de 2008, plafonne l’aide entre 60 % et 67 %
du salaire ; en Autriche, entre 80 % et 90 % se­
ront couverts, avec paiement dès le premier
jour, a promis le gouvernement.

En France, ce sont près de 150 000 entre­
prises qui ont fait une demande d’activité
partielle et 1,6 million de salariés qui sont
concernés selon le dernier bilan fourni,
jeudi, par la ministre du travail, Muriel Pé­
nicaud. Un chiffre en hausse de 50 % pour
les entreprises et de 30 % pour les salariés
en vingt­quatre heures, a­t­elle précisé. Le
gouvernement a budgeté 8,5 milliards
d’euros mais le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, a déjà indiqué que ce ne se­
rait pas suffisant. Le mécanisme, assoupli
par le projet de loi « d’urgence pour faire
face à l’épidémie de Covid­19 » adopté le
22 mars par le Parlement, est destiné aux
entreprises qui rencontrent une baisse d’ac­
tivité du fait de la crise sanitaire.
Concrètement, le salarié reçoit 84 % de son
salaire net et l’employeur est indemnisé à
100 % dans la limite de 4,5 smic. Le patronat a
cependant alerté sur l’augmentation des cas
de refus de chômage partiel mais Mme Péni­
caud a assuré mercredi que seules vingt­

PARTOUT,


LES GOUVERNEMENTS 


ONT RÉAGI 


DE LA MÊME FAÇON : 


IL FAUT EMPÊCHER 


AU MAXIMUM 


LES LICENCIEMENTS 


SECS ET LES 


FAILLITES 


DES ENTREPRISES


Devant l’usine Fiat­Mirafiori, à Turin (Italie), le 11 mars. NICOLA CAMPO / LIGHTROCKET VIA GETTY IMAGES

Au Conseil européen, les Vingt­Sept préparent la suite


Des propositions sont attendues d’ici quinze jours. Allemagne et Pays­Bas seraient prêts à étudier l’activation du mécanisme de solidarité


bruxelles ­ bureau européen

I


ls pensaient qu’il n’était pas
possible de négocier durant
une vidéoconférence comme
cela pouvait se faire avant le Co­
vid­19, quand ils se rencontraient
autour d’une table à Bruxelles. Les
chefs d’Etat et de gouvernement
de l’Union européenne, qui se
sont une nouvelle fois réunis à dis­
tance jeudi 26 mars, ont finale­
ment trouvé le moyen, plus de six
heures durant, de discuter âpre­
ment, comme ils l’ont toujours fait
en temps de crise.
Il n’y a pas eu de suspension de
séance, mais le premier ministre
italien, Giuseppe Conte, a tout de
même réussi, durant la réunion, à
publier un communiqué de presse
pour signifier son désaccord avec
ses partenaires. Avant de se raviser
et de se joindre à la déclaration
commune que les Vingt­Sept ont
publiée à l’issue du Conseil.

Le débat a porté sur la manière
dont l’Europe peut répondre à la
situation sans précédent que la
pandémie, en mettant la quasi­to­
talité du continent en confine­
ment, a créée. Et ce, au­delà de ce
qui a déjà été fait : suspension du
pacte de stabilité et des contrain­
tes budgétaires qui pèsent sur la
zone euro, assouplissement du
régime des aides d’Etat afin de
permettre aux gouvernements
de voler au secours de leurs entre­
prises sans contrevenir aux règles
du marché intérieur, mise à dis­
position par la Commission de
37 milliards d’euros pour aider les
pays à financer les ravages du vi­
rus, engagement de la Banque
centrale européenne (BCE) à in­
jecter plus de 1 000 milliards
d’euros dans l’économie, mise à
contribution de la Banque euro­
péenne d’investissement.
D’un côté, l’Italie, qui, en plus
d’être surendettée, est aussi à ce

jour le pays européen le plus tou­
ché par le virus. Dans ce contexte,
Rome réclame une solidarité fi­
nancière accrue de la part de ses
partenaires, qui pourrait prendre
la forme de ce que M. Conte ap­
pelle les « coronabonds », c’est­à­
dire l’émission d’obligations euro­
péennes pour financer les ravages
économiques du coronavirus. Ce
qui permettrait de mutualiser le
risque et d’alléger le coût de l’em­
prunt pour son pays. A ses côtés,
notamment, l’Espagne, dont le
premier ministre, Pedro Sanchez,
a donné de la voix jeudi soir.

Casus belli
La France d’Emmanuel Macron,
qui jusqu’ici s’était montrée favo­
rable à une telle initiative, est « peu
intervenue dans le débat » , selon
un proche des négociations.
Même si Paris avait signé avec
Rome, Madrid, Athènes, Lisbonne,
Ljubljana, Bruxelles, Luxembourg

et Dublin, mercredi 25 mars, une
lettre adressée à Charles Michel, le
président du Conseil, pour récla­
mer la création d’un « instrument
commun de dette ».
Dans l’autre camp, les Pays­Bas,
soutenus par l’Allemagne, pour
lesquels la simple évocation
d’euro­obligations constitue un
casus belli. « C’est un non catégori­
que » , ont martelé ces derniers
jours des représentants des deux
pays. Pour La Haye et Berlin, la pa­
noplie d’instruments déployés
est, pour l’instant, largement à la
hauteur des enjeux. Le premier
ministre néerlandais, Mark Rutte,
et la chancelière allemande, An­
gela Merkel, seraient éventuelle­
ment prêts à étudier la possibilité
d’activer le Mécanisme européen
de solidarité (MES), un fonds de
sauvetage de la zone euro créé
en 2012. Ce qui est déjà une avan­
cée, alors qu’il y a encore deux
jours ils y étaient plutôt opposés.

Doté d’une force de frappe de
410 milliards d’euros, le MES
pourrait mettre des lignes de cré­
dit à disposition des pays en diffi­
culté, ce qui aurait pour principal
effet de rassurer les marchés fi­
nanciers et d’alléger le coût de
leurs emprunts. Rome juge pour
sa part cette option largement in­
suffisante, et refuse de réduire ses
ambitions à cette bataille.
Finalement, la déclaration fi­
nale des Vingt­Sept n’évoque ni le
MES ni les eurobonds. Mais des
« propositions » que devra leur
faire l’Eurogroupe − qui rassem­
ble les ministres des finances de
la zone euro − « dans les deux se­
maines ». En sachant que l’Euro­
groupe a déjà travaillé sur le MES.
Il faudra, précise le communiqué,
tenir compte des spécificités de
cette crise qui « touche tous les
pays » − comprendre, dans le jar­
gon bruxellois, quel que soit l’état
de leurs finances publiques − et

dans un « esprit de solidarité ».
Autre gage accordé à Rome et à
Madrid, la demande faite à la
Commission et au Conseil euro­
péens d’élaborer un plan de sortie
de la crise, « en consultation avec
la BCE », dont la présidente, Chris­
tine Lagarde, s’est à plusieurs re­
prises prononcée en faveur des
euro­obligations...
Quelques heures avant d’assister
à la réunion virtuelle des Vingt­
Sept, Ursula von der Leyen, la pré­
sidente de la Commission, s’était
exprimée devant un Parlement
européen presque vide, pour
cause de télétravail. Toute la ques­
tion est désormais de savoir si
l’Union européenne sortira « en­
core plus unie » de cette épreuve,
avait­elle lancé. Avant d’exhorter
les dirigeants européens à être à la
hauteur de l’enjeu, en agissant
« avec un cœur débordant, et non
pas avec 27 petits cœurs » .
virginie malingre
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