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INTERNATIONAL
MERCREDI 11 MARS 2020
0123
Sur la route des damnés
d’Idlib, pourchassés par Assad
Nos reporters Benjamin Barthe et Lorenzo Meloni ont pu se rendre, le 6 mars,
dans la dernière enclave tenue par l’opposition armée syrienne
REPORTAGE
idlib (syrie) envoyés spéciaux
I
l faut imaginer un razdemarée
humain. Une vague gigantesque,
faite de centaines de milliers d’hom
mes, de femmes et d’enfants, qui
s’abat sur un territoire étroit et sur
peuplé. La vague inonde les champs,
recouvre les collines, envahit les villes. Elle
pénètre dans les écoles et les magasins,
s’infiltre dans les bâtiments inachevés, s’in
sinue dans les moindres recoins, au premier
étage d’une mosquée, comme dans les sous
sols d’un stade de football.
C’est ce qui se passe depuis trois mois dans
la province d’Idlib, dernier réduit de la rébel
lion antiAssad, situé dans le coin nordouest
de la Syrie, en lisière de la Turquie. Un flot de
déracinés, chassés de leur terre par les bom
bardements du pouvoir syrien et de son allié
russe, a submergé le paysage. Les Nations
unies évaluent leur nombre à 1 million. On les
reconnaît à plusieurs kilomètres de distance,
à la bâche de plastique bleu qui leur sert sou
vent de toit, petite tache de couleur dans un
univers de béton, de pierre et de poussière.
Vendredi 6 mars, avec l’assentiment des
autorités turques, Le Monde a pu accéder à
cette enclave, peuplée de 3 millions d’habi
tants, coincée entre les forces prorégime, qui
espèrent la reconquérir, et la police d’Ankara,
qui ne laisse plus personne franchir la fron
tière. Cette incursion de dix heures, dans ce
lieu coupé du monde, a été aussi permise par
le Gouvernement de salut, l’entité en charge
des services dans la zone rebelle, lié au
groupe salafiste Hayat Tahrir AlCham (HTS),
la force dominante à Idlib. Le déplacement a
coïncidé avec le premier jour du cessezle
feu, négocié la veille, à Moscou, par le prési
dent turc, Recep Tayyip Erdogan, et son ho
mologue russe, Vladimir Poutine.
Assise en tailleur dans un camp de dépla
cés des environs de Sarmada, la première
localité après le postefrontière de Bab Al
Hawa, une vieille femme au visage cuivré
épluche des pommes de terre. On l’appelle
Hajja Fatma. Elle vit dans une tente de 15 m^2
avec sept de ses petitsenfants. Des gamins à
la tignasse échevelée et aux frusques sales,
dont les cris se mêlent au bêlement d’une
chèvre, apportée dans sa fuite par l’occupant
de la tente voisine. « La nuit, quand les tempé
ratures chutent et que l’on n’a plus rien à faire
brûler dans le poêle, on enroule les petits dans
les couvertures et on se serre contre eux, pour
qu’ils restent au chaud », raconte Hajja Fatma,
qui sait que plusieurs enfants sont morts de
froid ces dernières semaines.
Le site, établi sur le bascôté d’une route,
composé d’une cinquantaine de tentes, res
semble à un camp de migrants qui seraient
venus de l’autre bout du monde. Des habits
sèchent sur une corde à linge tiré entre
deux bâtons de bois. Des coqs courent au
milieu d’une demidizaine de citernes d’eau
qui attendent d’être remplies. Aucun chemin
n’est bitumé. La seule installation en dur est
un bloctoilettes en préfabriqué. Lorsque de
violentes pluies se sont abattues sur la ré
gion en février, tout le camp s’est retrouvé à
patauger. « C’était comme vivre dans les
égouts », lâche Hajja Fatma, en triturant ses
grosses mains calleuses.
« NOTRE FUTUR, C’EST LA TURQUIE »
Pour leur subsistance, les habitants dépen
dent entièrement des distributions d’aide
des Nations unies. Du riz, de la farine, de
l’huile, des lentilles et du sucre. Quand ces
vivres sont terminés, il faut se serrer la
ceinture. Il arrive aussi que les déplacés
vendent leur panier alimentaire, pour
payer, par exemple, l’emplacement de leur
tente, un loyer au montant souvent élevé.
« La viande, je n’en ai pas mangé depuis des
mois, confie Fatma. Et quant aux fruits, n’en
parlons même pas, ajoutetelle dans un
grand éclat de rire. C’est votre présence qui
me met de bonne humeur. J’espère que, grâce
à vous, notre voix sera entendue. »
Son fils, Mohamed Aboud, quadragénaire
sanglé dans un blouson de cuir et une
galabeya verte, précise le message. L’accord
PoutineErdogan ayant consolidé les avan
cées des troupes loyalistes dans le sud de la
province d’Idlib et dans la campagne de
l’ouest d’Alep, dont la famille est originaire,
tout retour en arrière est exclu. « Bachar est
un porc et un menteur, nous ne lui faisons pas
confiance, vitupèretil. Des gens qui sont
retournés vivre chez eux après avoir fui les
combats ont été arrêtés au bout de quelques
semaines. Notre futur, c’est la Turquie,
ajoutetil, en évoquant l’hypothèse d’une
traversée clandestine de la frontière, avec un
passeur. On n’a que ça et Allah. »
Khaled Mourad, trentenaire aux yeux clairs
et à la voix douce, originaire du Djebel
Zawiya, une zone récemment conquise par
les prorégime, invite sous sa tente, couverte
de tapis et de matelas. Cet ancien rebelle, qui a
rendu les armes en 2015, de rage de passer
plus de temps à combattre des factions riva
les que les forces de Damas, anticipe déjà la re
prise des bombardements. « Le cessezlefeu
ne tiendra pas car le régime nous considère
tous comme des terroristes, préditil. Sans un
miracle, nous ne reverrons jamais notre terre. »
En ce vendredi, congé hebdomadaire, la
route de Sarmada à Idlib, la capitale provin
ciale, est totalement fluide. Il y a quelques
semaines encore, l’axe était saturé de véhicu
les : d’un côté les pickup des rebelles et les
blindés de l’armée turque, déployés en sou
tien, qui montaient au front ; et de l’autre, les
familles, entassées dans des voitures ou des
camions remplis à ras bord de couvertures et
de matelas, qui fuyaient les combats.
Aujourd’hui, le paysage défile à toute vitesse,
jalonné de ces taches bleues, qui signalent la
présence d’un camp de déplacés. On les dis
tingue au sommet des collines, dans les oli
veraies et les champs d’herbes rases, sur les
cultures en terrasse et en bordure des villa
ges. Au loin, on voit aussi les façades grêlées
de balles de Foua et de Kefraya : deux villages
chiites, longtemps assiégés par les rebelles,
dont la population a été évacuée en plusieurs
vagues, entre 2015 et 2018, contre la levée de
l’encerclement de Zabadani et de Madaya,
deux localités antiAssad, à l’ouest de Damas.
LES SALAFISTES FONT PROFIL BAS
Sur la route, les nombreux barrages militai
res ont disparu, de peur probablement d’être
pris pour cible par les aviations russe et
syrienne. Aux rares checkpoints toujours en
place, des hommes armés écoulent le trafic
d’un geste machinal. L’entrée dans Idlib, le
fief de Hayat Tahrir AlCham, se fait sans le
moindre contrôle. Un grand panneau appe
lant à la mobilisation générale, sur fond de
photo de combattants, est certes dressé sur
la place centrale. « Il n’y a pas d’alternative à
la confrontation », clame l’affiche, avec en
dessous de ce slogan martial les numéros de
téléphone à composer pour rejoindre les
rangs de la résistance armée.
Mais, à l’intérieur de la ville, l’organisation
n’est guère visible. Le seul homme en treillis
sur la place est le gardien du musée des
antiquités. Un établissement célèbre pour
sa collection de tablettes cunéiformes, qui a
souffert aussi bien des bombardements de
l’armée syrienne que du pillage des groupes
rebelles et qui est aujourd’hui fermé. Sous la
pression du régime mais aussi de l’armée
turque et des milices syriennes proAnkara,
arrivées en masse ces derniers mois, les
salafistes font profil bas.
La ville porte les stigmates de neuf années
de guerre. Elle est grise, triste, semée de
bâtiments éventrés et d’amas de gravats,
témoins des bombes qui lui tombent des
sus à intervalles réguliers. Mais, contraire
ment à d’autres cités de la région, rasée et
dépeuplée de force, Idlib est encore vivante.
Le jardin public est rempli de familles
venues savourer les premières heures du
cessezlefeu. C’est l’un des premiers jours
depuis décembre 2019 où les sirènes qui
avertissent la population de l’arrivée d’un
avion restent muettes.
Le Disneyland en profite aussi. Ce restau
rant doté d’une aire de jeux, qui a ouvert
six mois plus tôt, lors d’une précédente
pause dans les combats, accueille une ving
taine de clients. Des adolescentes s’exercent
à tirer au ballon de basket, dans une odeur de
friture et de viande grillée. Deux jeunes gar
çons se relaient sur un cheval à bascule élec
tronique. « Le bonheur des enfants est notre
bonheur », s’exclame le manageur des lieux,
alors qu’un colosse barbu, en tenue mili
taire, s’assied à une table, un nourrisson
dans les bras. Avant de pénétrer dans le res
taurant, l’homme a confié sa kalachnikov au
gardien, comme on donnerait son manteau
au vestiaire d’une salle de spectacle.
Mais il suffit de pousser une porte, de grim
per un escalier, pour retrouver le drame des
déplacés. Le premier étage de la grande mos
quée de la ville, la salle traditionnellement
réservée aux femmes, est empli de cris d’en
fants. Une centaine de jeunes rescapés de
Saraqeb, une ville plus à l’est, récemment
conquise par les proAssad, vivent là avec
leur mère, harassées de fatigue. Wissal AlJa
mal, une fillette de 10 ans, montre sa main
droite, réduite à l’état de moignon. « On était
en train de célébrer l’anniversaire de mon frère
chez nos voisins, racontetelle sur un ton
monocorde, avec la gravité de l’enfant qui a
grandi trop vite. Je suis partie faire une sieste.
C’est ça qui m’a sauvé. La bombe est tombée
sur ma mère et mon frère qui sont morts. Moi,
« LE RÉGIME
NE VEUT PAS DE
NOUS. IL N’Y AURA
PAS DE RETOUR,
ON LE SAIT BIEN »
HASNA MUSTAFA
Syrienne déplacée à Idlib
Des familles de déplacés
ont trouvé refuge dans une
mosquée d’Idlib (ici le 6 mars).
LORENZO MELONI/MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
L A G U E R R E E N S Y R I E
Forces en présence
au 10 mars
Régime syrien
et ses alliés
Dernier bastion rebelle
contrôlé majoritairement
par les djihadistes
d’Hayat Tahrir Al-Cham
Forces turques
et leurs supplétifs syriens
Forces arabo-kurdes
Postes d’observation
turcs
Mer
Méditerranée
TURQUIE
SYRIE
SYRIE
Maarat
Al-Nouman
Maarat
Al-Nouman
Jisr Al-
Choghour
Lattaquié
SaraqebSaraqeb
Idlib
Hama
Afrin
Antakya Sarmada Alep
20 km Source : Syria Liveuamap