22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020
N
otre maison brûle et nous
regardons les cendres avec
effroi. L’effondrement de la
biodiversité et les gigantesques in-
cendies qui ont ravagé l’Australie
sont des étendards brandis par les
militants écologistes pour appeler
à une action urgente. Ces cris
d’alarme, aux accents collapsologis-
tes, sont souvent critiqués : pour-
quoi susciter la peur qui n’a jamais
été bonne conseillère? Depuis deux
décennies, le philosophe australien
Glenn Albrecht étudie les liens en-
tre écosystème et émotions, dont il
propose la synthèse dans son livre
les Emotions de la Terre. Sa réponse
est claire : non, la panique ne provo-
que pas l’inaction... à condition
d’accorder à nos émotions la place
qu’elles méritent dans nos interro-
gations existentielles et politiques.
A travers un lexique qu’il affine sans
cesse (comme en témoigne son site
internet), il s’efforce de mettre des
mots sur ce que nous ressentons. Si
certains néologismes sont parfois
durs à appréhender («soliphilie»,
«endémophilie», «eutierrie»...), l’un
d’eux l’a fait connaître mondiale-
ment et est de plus en plus utilisé :
la «solastalgie», c’est-à-dire la déso-
lation et le stress que nous ressen-
tons lorsqu’un paysage familier a
été détruit. Ce nouveau champ lexi-
cal est sa «contribution à un avenir
meilleur», un futur où l’Anthropo-
cène destructeur aura été remplacé
par le Symbiocène, «l’ère caractéri-
sée par des émotions positives envers
la Terre».
Pour parler des incendies aus-
traliens, on se dit que le mot «so-
lastalgie» vise juste, mais est
presque trop faible face à l’am-
pleur des destructions. Qu’en
pensez-vous?
Vous avez sans doute raison. Peut-
être faut-il créer encore d’autres
mots pour décrire les nouveaux
changements globaux que nous vi-
vons. J’ai forgé la notion de «solas-
talgie» en 2003 pour décrire l’expé-
rience émotionnelle des gens qui
subissent des changements envi-
ronnementaux. A présent, l’aiguille
de notre boussole émotionnelle in-
dique une détresse chronique.
Ce n’est pas le feu qui produit de la
solastalgie, mais les conséquences
de l’incendie, quand les gens re-
viennent dans un paysage dévasté,
noir, et qu’ils doivent vivre dans ce
lieu qui ne redeviendra jamais
comme avant. Pour saisir d’autres
émotions, et peut-être prendre en
compte une approche plus globale,
j’ai aussi créé le concept de «tierra-
trauma». Il décrit le traumatisme
existentiel que vous ressentez à
cause de la gravité de l’état de la
Terre. C’est une bonne façon de sai-
sir la particularité des feux en Aus-
tralie , car si les incendies y sont fré-
quents l’été, leur échelle et leur
impact sont inédits.
La solastalgie est-elle différente
selon qu’elle est causée par des
éléments «naturels», comme un
incendie, ou par des activités
humaines, comme l’exploitation
minière?
Non. En revanche, une forme de
culpabilité s’ajoute parfois à la so-
lastalgie, car on ressent une respon-
sabilité dure à porter en prenant
conscience que son propre mode de
vie est une cause du problème. Le
nouveau monde demande d’élabo-
rer des réponses émotionnelles, in-
tellectuelles, conceptuelles que les
humains n’ont pas encore fournies.
S’intéresser aux émotions est un
premier pas pour conceptualiser les
Le philosophe australien a forgé la notion de
«solastalgie» pour définir la désolation
que nous éprouvons en voyant un espace
familier dévasté. Il propose des concepts
pour nommer nos sentiments et mieux
nous investir dans la lutte contre
le dérèglement climatique...
jusqu’à l’avènement du «Symbiocène»,
une nouvelle ère où prédomineront
DR les émotions positives envers la Terre.
IDÉES/
Glenn Albrecht
«Face aux
changements
environnementaux,
notre boussole
émotionnelle
indique une détresse
chronique»
Recueilli par
NICOLAS CELNIK
et THIBAUT SARDIER
Dessin
SIMON BAILLY
éléments négatifs et les éléments
positifs qui constituent nos vies, et
qui se trouvent dans un rapport dia-
lectique constant. Il est aujourd’hui
fréquent qu’il fasse 45 degrés en
Australie : on ne peut même plus al-
ler dehors, les lieux deviennent
hostiles. Mais tout d’un coup, vous
réalisez aussi que vous vivez avec
une nature que le monde entier
vous envie, des koalas aux paysages
de l’outback. La notion de solastal-
gie, comme tout le vocabulaire que
je produis, permet aux gens de par-
tager le désarroi qu’ils ressentent en
voyant leur maison réduite en fu-
mée, et donc de fonder une politi-
que des émotions. Car une fois que
vous l’avez partagée, l’émotion n’est
plus égocentrique.
Votre approche émotionnelle
vous conduit à critiquer la
notion d’Anthropocène. Pour
quelles raisons?
L’Anthropocène, tel qu’il est com-
pris par les sciences du système
terrestre, est un paradigme scienti-
fiquement valide. Mais en insis-
tant sur la domination humaine
dans les processus biophysiques
planétaires, il tend à provoquer un
sentiment de désolation. Le pro-
blème, c’est qu’il n’a pas été déve-
loppé comme une source d’enga-
gement émotionnel avec les autres
et avec la Terre ; j’ai donc créé le
mot de Symbiocène, qui désigne
une ère caractérisée par la domi-
nation des émotions positives en-
vers la Terre, une période où l’em-
preinte des humains sur la Terre
sera minimale. Il s’agit de dessiner
un avenir vers lequel les gens vou-
draient arriver, pour leur donner
une raison de travailler avec opti-
misme à sa réalisation.
Vous appelez dans votre livre à
la formation d’une «génération
Symbiocène». Quelle place lais-
sera-t-elle aux «boomers», ces
enfants du baby-boom qui sont
souvent vus comme responsa-
bles des problèmes actuels?
En tant que boomer , je tiens à rap-
peler que certains aspects méritent
d’être célébrés : nous avons protesté
de manière radicale dans les an-
nées 1960 et 1970 partout à travers
le monde, ce qui a donné naissance
à la contre-culture. Ce qui arrive
maintenant, ce n’est pas un événe-
ment parfaitement nouveau, mais
la continuation de ce qui a eu lieu à
Paris en mai 1968, ou que j’ai vécu à
la même période à Perth où j’ai
grandi. Je pense que la contre-cul-
ture est toujours vivante chez cer-
tains boomers, même si d’autres se
sont reconvertis en gourous de l’in-
dustrie. Il ne faut pas oublier que les
forces du capitalisme sont tout à fait
capables d’acheter et de convertir