Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 23
quelque chose qui est subversif
pour le rendre lucratif. Bref, la «gé-
nération Symbiocène» est ouverte
aux boomers, mais je ne suis pas
particulièrement optimiste quant
au nombre de personnes qui vou-
dront la rejoindre et l’aider.
Comment mobiliser nos émo-
tions positives pour déclencher
les actions nécessaires à cette
nouvelle société?
Tout d’abord, je pense que les émo-
tions positives dont je parle sont
biologiquement construites en
nous-mêmes, car une espèce mue
par l’idée de détruire son environ-
nement ne pourrait pas survivre.
L’état du monde que nous habitons
nous fait réagir : on pourrait même
considérer, métaphoriquement,
que la Terre nous dit qu’il y a des
problèmes et que leurs impacts
nous concernent directement. Nous
avons du mal à nous y confronter
C’est ce que j’appelle l’«écoagnosie»,
l’ignorance des fondations écologi-
ques de la vie. Cela se produit lors-
que chaque génération détruit ce
que l’autre aurait pu connaître,
mais qui n’existe plus. L’antidote à
cela, c’est de ramener les jeunes à la
nature et au sauvage, à une con-
naissance que nous pensions ac-
quise, et dans un monde qui de-
vient de plus en plus hostile. Je
crois aussi au rôle de l’art pour créer
des expériences virtuelles de la ri-
chesse et de la diversité. Pour empê-
cher l’extinction de nos émotions,
nous devons les préserver créative-
ment. C’est pour cela que j’évoque
le film Avatar. C’est une tentative
artistique de décrire un monde du
Symbiocène qui est attaqué et dé-
truit par une poignée de voyous. La
douleur, aussi, est mise en jeu grâce
à l’art : des documentaires comme
Gasland (2010) sur les conséquen-
ces de l’exploitation du gaz de
schiste aux Etats-Unis, confrontent
les gens à la solastalgie.
Comment la solastalgie, qui im-
plique une familiarité avec son
environnement, fonctionne-t-
elle pour les gens qui migrent, se
déplacent?
Aujourd’hui, grâce à l’art et aux nou-
velles technologies, la réalité peut
être reproduite virtuellement de fa-
çon très puissante. Il faut accepter
que, par ce biais, des transferts émo-
tionnels aient lieu en dehors d’une
expérience effectivement vécue. Sur
la question des migrations, lorsque
les gens doivent quitter leur lieu de
vie à cause de la guerre ou du climat,
aller dans un nouveau pays est diffi-
cile à tout point de vue : langue, cul-
ture... Mais c’est peut-être l’occasion
de créer ce que l’on pourrait appeler
des «Symbiopolis», des lieux où le
Symbiocène se réalise en actes.
L’immigration, en nous confrontant
à l’altérité, est l’un des moyens d’en-
gendrer ce processus, en créant ces
espaces dans un esprit d’assimila-
tion, de réciprocité. Car ces gens ne
viennent pas pour nous envahir,
mais parce qu’ils sont réfugiés et
qu’ils veulent un endroit pour vivre.
Reconstruire les espaces avec eux,
c’est reconstruire de la diversité, de
la complexité, de l’hétérogénéité, et
aller à rebours de notre monde qui,
en s’homogénéisant en un même
système, est devenu instable et plus
enclin à l’effondrement qu’une pla-
nète où les systèmes sont diversi-
fiés.
Vous évoquez une troisième
guerre mondiale entre défen-
seurs et adversaires du Symbio-
cène, avec la création d’un
groupe de résistance : le «Muscle
vert». Il va donc falloir se battre?
Notre seule option est de mener une
résistance passive, non violente.
L’idée de Muscle vert laisse enten-
dre le contraire, mais je fonde ce
groupe, cette force spéciale sur
l’idée d’intimidation. Ici, la force est
avant tout mentale, émotionnelle,
intellectuelle. J’en avais marre
d’être intimidé par des voyous fas-
cistes! Il faut donc des muscles de
notre côté aussi, pour les intimider
à leur tour. Ainsi, nous pourrons
prendre part au conflit qui nous op-
pose à eux. L’idée que l’on peut
changer le monde avec une pensée
passive ne tient pas la route. Regar-
dez ce qu’il s’est passé dans un mo-
ment clé comme la chute du mur de
Berlin. Il a fallu des idées, mais
aussi des coups de marteau. Lors-
qu’un tel moment arrivera, certains
viendront simplement pour se bat-
tre. Et si on ne réfléchit pas au rôle
de la violence dans ces situations,
les gens comme moi se feront vite
casser la figure! Il faut donc réflé-
chir à sa juste place. Avec des armes,
vous pouvez gagner la guerre, mais
pour quel résultat? •
car il faut aussi considérer que la
commercialisation des émotions
par la publicité a détourné les gens
de l’idée que la relation émotion-
nelle est quelque chose de sérieux.
Il y a une dilution cultu-
relle de la valeur des
émotions. On le voit au
travers de déclarations
comme «la science est
objective et les émo-
tions sont subjectives».
Cette séparation des
émotions et de la ratio-
nalité est une des plus
grandes erreurs de la
culture moderne, parce
que cela nous dit qu’on
ne devrait pas engager
nos émotions quand
quelque chose nous
perturbe. Enfin, il y a à
mon sens un échec de la
pensée environnemen-
tale orthodoxe à s’engager dans
l’histoire émotionnelle qui accom-
pagne la situation actuelle. Si l’envi-
ronnement continue d’être vu
comme quelque chose d’extérieur
à nous, on ne peut saisir
la terminologie classi-
que de la durabilité, la
résilience, la conserva-
tion. Ces concepts sont
tellement usés qu’ils ont
été appropriés par le ca-
pitalisme pour décrire
son propre échec à être
durable.
Mais il est difficile
d’éprouver un senti-
ment d’attachement
aux lieux, en particu-
lier pour les jeunes qui
ont passé leur enfance
en ville et n’ont pas ex-
périmenté le lien avec
la nature.
GLENN
ALBRECHT
LES ÉMOTIONS
DE LA TERRE
Ed. Les liens qui
libèrent,
368 pp., 23 €.