Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


Les juges du tribunal coutumier de Tenrikyō, à Brazzaville, qui résout les conflits et traite essentiellement d’affaires de sorcellerie.

Banzuzi, danseur devenu le protagoniste du prochain film d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav après le

courtoisies, se
renvoyant la balle de l’origine de la
sape, Hadrien glisse, dans un sou-
rire : «Tous les Blancs ici, à part
nous, sont fous. Nous, on est un peu
allumés mais... Enfin pour nous,
c’est pas à moi de juger.»

Ce diagnostic revient donc à Moïse,
qui fixe la question de ses grands
yeux toujours placides, sous le front
dégarni qu’encadrent ses locks
épaisses : «Le cinéma est mort ici,
mais on en a besoin,
assène-t-il. Le
gouvernement n’a pas d’idée pour
initier, enseigner. Eux sont français,
ils sont venus, ont connecté spiri-
tuellement, comme ils ne l’avaient
pas fait là-bas chez eux, avec un
peuple sans réalisateur, sans came-
raman pour s’exprimer, raconter ses
histoires. Et du coup, ils arrivent ici,
rencontrent ces histoires et c’est
comme une mission. Il y a des gens
qui les appellent pour être filmés, ra-
contés. C’est un bon moment pour
eux, où l’Afrique veut s’exprimer.
L’Afrique a une réalité que l’Europe
n’a pas, et eux racontent cette réalité
africaine, très vaste, où beaucoup de
choses se sont mélangées, en s’adap-
tant à la colonisation notamment.
Dans cette confusion il y a une part
de vérité avec laquelle ils font leurs
films.»
A sa suite, Hadrien s’étonne
«qu’il n’y ait pas plus de réalisateurs
qui viennent raconter tout ce qui se
passe ici. C’est un territoire inouï,
hélas quasi vierge d’images. Mais on
est peut-être particulièrement illu-
minés ou croyants de s’entêter». «Il
y a pourtant eu des cinéastes d’ici
qui avaient de vraies recherches
pour raconter leur pays, sans copier
les formes, les histoires d’ailleurs,
comme Sébastien Kamba,
nuance
Corto. Mais les deux guerres civiles
des années 90 ont tout foutu en l’air.
Aujourd’hui, il y a juste ce cinéaste
que j’aime beaucoup, Ori-Huchi Ko-
zia. C’est un peu le seul. Il fait, de fa-
çon très brute, des films qu’on ne
peut pas faire nous, sur un rapport
très tropical à la chair.»


Hadrien et Corto
Hadrien La Vapeur est arrivé le pre-
mier à Brazzaville, en 2009, appelé
par un boulot de cameraman au
sein d’un festival de musique. Il
avait tourné déjà des courts expéri-
mentaux, œuvré comme assistant
sur des films de Philippe Garrel. Un
musicien l’emmène le dernier jour
dans une église ngunza, où il assiste
pour la première fois à des transes.
La vision l’accompagne jusqu’à Pa-
ris, sertie de questionnements et de
fascinations. Tous les deux ans, le
festival le rappelle à Brazza. Il pro-
longe un peu, effectue déjà des re-
pérages. En 2013, il rencontre Corto
au festival Jean-Rouch. Lui sort
d’études d’anthropologie. «On s’est
entendus tout de suite,
se sou-
vient-il, autour de la promesse
d’Afrique, de la passion pour le
documentaire, et pour le monde in-
visible aussi. Au début j’ai un peu
menti à Hadrien, qui s’en est vite
rendu compte, quand il a vu que
je ne connaissais pas grand-chose
techniquement, ni même à l’histoire
du cinéma.»
L’autre prend aussi sa
part de duperie : «J’avais plutôt
vendu le projet à Corto comme une
aventure de quelques semaines,


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peut-être deux ou trois mois de tour-
nage. Comme on a fait ce film un peu
librement, ça a pris six ans.»
Liés aussi par un vif intérêt pour
l’ouvroir psychédélique qu’est
l’ayahuasca, ils s’engagent dans un
projet encore flou autour de la gué-
rison mystique. Ils commencent à
suivre un apôtre ngunza que Ha-
drien avait rencontré, Vivien, «per-
sonnage incroyable, un peu terri-
fiant», qui dès son deuxième voyage
l’avait emmené à la rencontre d’es-
prits parmi les plus redoutés de la
culture kongo. «Les sirènes», dont
les gens d’ici ne parlent qu’à voix
basse, même quand c’est pour que
l’on s’entende relater, pour la qua-
trième fois en quelques jours, que la
femme de tel homme politique en
est une. Mais Vivien meurt entre
deux séjours. «On disait qu’il s’était
fait attaquer par la sorcellerie pour
une histoire d’héritage, il est mort en
quinze jours.»
Opérant alors comme un casting
d’églises de Brazzaville, ils arrivent
chez Médard. «Ça a tout de suite été
évident qu’il fallait que le film se
passe là, se rappelle Hadrien. Il
utilisait des techniques de guérison,
en aspirant des corps étrangers chez
les malades avec sa bouche, ou
d’écriture automatique pour faire
parler les esprits, des opérations ma-
giques qui soudain étaient plus ciné-
matographiques. L’invisible lll
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