Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

10 |planète VENDREDI 13 MARS 2020


0123


A Wuhan,


l’impossible


deuil


Le chaos provoqué par le virus et les


mesures de quarantaine empêche


l’organisation des rites funéraires


shanghaï ­ correspondance,
taipei ­ envoyé spécial

D


es médecins, un célè­
bre inventeur, des
policiers, un cinéaste,
un directeur d’hôpi­
tal : la longue liste des morts de
Wuhan et du Hubei a fait de la
province aux mille lacs une terre
de larmes. Au total, 3 046 person­
nes sont officiellement décédées
du Covid­19 à la date du 11 mars
dans le Hubei – dont la moitié à
Wuhan, un chiffre sans doute
inférieur à la réalité puisque de
nombreux décès initiaux attri­
bués à une « pneumonie virale »
ou à d’autres pathologies n’ont
pas été comptabilisés.
L’un des cas qui ont le plus ému
l’opinion, après la mort le 7 février
du docteur Li Wenliang, qui avait
été réprimandé pour avoir sonné
l’alerte, fut celle de Chang Kai, un
réalisateur de cinéma des Studios
du Hubei, âgé de 55 ans, le 14 fé­
vrier. Dans un message sur son lit
de mort ensuite relayé par des
amis, Chang Kai avait raconté
comment, après que le « décret »
de la quarantaine fut tombé le
23 janvier, il avait annulé le repas
de banquet réservé pour sa fa­
mille dans un grand hôtel de Wu­
han à l’occasion du Nouvel An lu­
naire. « Je m’étais résigné à cuisiner
à la maison, et nous avions dîné
avec ma femme et mes parents, en
nous amusant bien finalement.
Mais je ne savais rien du cauche­
mar qui allait venir », écrit­il.
Le lendemain, son père présente
des symptômes. La famille fait le
tour des hôpitaux, mais aucun n’a
de lit. La mère de Chang Kai est in­
fectée à son tour. Chacun se relaie
au chevet des parents en quaran­
taine à domicile, qui meurent l’un
après l’autre. Chang Kai, sa
femme et sa sœur se sentent eux
aussi « dévorés » par le virus, ex­
plique­t­il. Il meurt le 14 février,

suivi par sa sœur, laissant sa
femme dans un état grave.
Dans les premières semaines de
la quarantaine de Wuhan, les or­
dres contradictoires, la foire d’em­
poigne pour accéder à un hôpital
et l’incertitude sur les effets de la
maladie traumatisent les fa­
milles. Des patients dont la situa­
tion se détériore à domicile se
voient refuser l’accès aux hôpi­
taux pour d’autres pathologies du
fait justement qu’ils ont de la fiè­
vre. Pour y être admis, il faut
transmettre le test positif du virus


  • si toutefois on réussit à se faire
    dépister – au comité de quartier,
    seul habilité à trouver un hôpital.


Des corps désinfectés
Or, c’est l’engorgement. Beau­
coup meurent à domicile – où les
proches sont présents, et peu­
vent être infectés. Ceux qui meu­
rent dans les hôpitaux sont
seuls : « Le moment où l’on em­
mène un proche à l’hôpital est de­
venu celui des adieux : souvent, on
ne le reverra plus jamais », écrit
l’écrivaine de Wuhan, Fang Fang,
dans ses chroniques du malheur
qui a frappé sa ville : « Le désastre,
c’est quand les cahiers des regis­
tres des décès se remplissent en
quelques jours, au lieu de plu­
sieurs mois. Le désastre, c’est
quand les corbillards transportent
plusieurs morts à la fois dans des
sacs, entassés les uns sur les
autres. Le désastre, ce n’est pas une
personne qui meurt, mais, en quel­
ques jours, une famille entière. »
Dans les jours qui suivent la
déclaration de la quarantaine,
Wuhan et les autres villes du
Hubei émettent des circulaires
très strictes : les personnes dont
on soupçonne qu’elles sont mor­
tes des suites de la maladie due au
virus doivent être désinfectées,
les corps emballés dans des sacs
spéciaux que seul le personnel
des crématoriums est autorisé à

transporter. « Aucune activité de
condoléances, de funérailles, de re­
pas collectif n’est autorisée », pré­
cise l’ordre émis le 29 janvier à
Suizhou, une ville du nord­est du
Hubei. Les rares témoignages qui
ont fait surface montrent des em­
ployés de crématoriums débor­
dés, obligés d’obéir aux ordres de
brûler les corps dans les quatre­
vingt­dix minutes de leur arrivée.
Les proches de monsieur Tan,
un documentaliste tout juste re­
traité décédé le 4 mars à Wuhan et
dont ils ne souhaitent donner que
le patronyme, peinent encore à se
confronter à la violence de sa
mort. Quand des radios montrent
des symptômes de la maladie
dans ses poumons, le sexagénaire
est obligé de se soigner chez lui.
Mais sa température atteint
40 degrés. Son beau­frère achète
alors un système d’oxygénation
artificielle, que personne ne par­
vient à faire fonctionner. Puis un
membre de la famille obtient un
lit d’hôpital grâce à ses relations.
Transféré dans un autre établisse­
ment deux semaines plus tard,
M. Tan tombe dans un coma dont
il ne se réveillera pas. Seule la
docteure qui s’occupe de lui,
venue de Canton, les a informés
au téléphone de son état. Le

4 mars, un autre docteur leur an­
nonce sa mort, au téléphone.
Si l’incinération est depuis
plusieurs années obligatoire en
Chine – pour réduire l’espace
consacré aux cimetières dans un
contexte d’urbanisation et de ter­
res arables limitées –, c’est la rapi­
dité de la procédure, le manque
d’information et le déni de céré­
moniel qui a accentué le désarroi
de beaucoup de familles. Ainsi le
frère de M. Tan se désole­t­il de
n’avoir pu récupérer que son télé­
phone portable. Ils ont été infor­
més qu’ils ne recevraient les
cendres qu’après la levée des me­
sures régionales de confinement


  • sans aucune certitude sur la
    date. « C’est complètement irréel...


On n’a pas pu lui rendre visite
après qu’il a été interné à l’hôpital,
donc on n’a pas pu lui dire au
revoir, ni le voir après sa mort »,
confie Olivia, la nièce du défunt
qui vit à Shanghai.

« C’est une tragédie »
Le deuil au temps du coronavirus
est suspendu, lancinant. « Ma
mère, qui était sa petite sœur, dit
qu’on aurait peut­être pu faire plus
pour le sauver. Elle prend des som­
nifères pour dormir. La femme de
mon oncle a passé quatorze jours à
l’isolement dans un hôtel courant
février, mais elle n’a pas contracté
le virus. Elle nous a demandé de lui
envoyer des somnifères, sauf qu’à
cause des restrictions on n’a pas
réussi. Sa fille n’avait pas pu rentrer
à Wuhan pour les fêtes et, avec la
quarantaine, elle est restée à
Shanghaï avec son mari. Elle
n’avait pas vu son père depuis des
mois », raconte Olivia. Elle a donc
érigé chez elle à Shanghaï un autel
devant lequel elle place des of­
frandes pendant sept jours, le
temps pour l’âme du défunt de lui
rendre une dernière visite.
Souvent, le deuil est compliqué
par la contamination d’autres
membres de la famille. Wan Du,
70 ans et opéré du cœur il y a quel­

ques années, n’a résisté que quel­
ques jours au virus. Il est mort fin
janvier, dans l’ambulance qui
l’emmenait à l’hôpital. Ses pro­
ches ont développé des symptô­
mes trois jours plus tard. Y com­
pris sa sœur, handicapée mentale
dont il s’occupait. « Elle aussi a
commencé à tousser quelques
jours après la mort de Wan Du. Elle
a été mise à l’isolement dans un
hôtel. Mais, sans Wan ou les gens
qu’elle connaissait pour s’occuper
d’elle, elle a refusé de s’alimenter et
est morte au bout de quatre
jours », nous dit Xie Hanlin, la bel­
le­sœur de Wan Du.
Le fils de M. Wan, âgé de 42 ans,
lui aussi contaminé, est encore à
l’isolement. « Nous ne lui avons pas
dit que sa tante était morte aussi, ce
serait trop dur. Il était proche d’elle.
On lui annoncera quand il sortira.
C’est une tragédie », poursuit­elle.
La Chine doit en principe com­
mémorer, le 5 avril, Qingming, le
jour du « nettoyage des tombes ».
Mais la ville de Nankin, dans l’est
de la Chine, a déjà annoncé que les
commémorations collectives se­
raient interdites – et propose à la
place une application pour rendre
hommage en ligne aux morts.
simon leplâtre
et brice pedroletti

Un mort du Covid­19 est évacué d’un hôpital de Wuhan, dans la province du Hubei, le 16 février. AP

« LE MOMENT OÙ L’ON 


EMMÈNE UN PROCHE 


À L’HÔPITAL EST DEVENU 


CELUI DES ADIEUX : 


SOUVENT, ON NE LE 


REVERRA PLUS JAMAIS »
FANG FANG
écrivaine de Wuhan

La recherche mobilisée contre le Covid­


Un essai clinique français va évaluer les effets de plusieurs traitements chez 800 patients


V


ingt projets de recherche
d’équipes françaises ont
été sélectionnés pour lut­
ter contre l’épidémie de Covid­19, a
annoncé la ministre de l’enseigne­
ment supérieur, de la recherche et
de l’innovation Frédérique Vidal,
mercredi 11 mars. Son ministère et
celui des solidarités et de la santé
ont débloqué une enveloppe de
8 millions d’euros afin de financer
un travail spécifique sur le nou­
veau coronavirus, à laquelle
s’ajoutent 4,6 millions d’euros
provenant de l’Union européenne.
Impliquant l’ensemble des dis­
ciplines, y compris les sciences
humaines et sociales et les scien­
ces politiques, les vingt projets
ont été choisis par le comité scien­
tifique du consortium REACTing,
présidé par le Pr Jean­François
Delfraissy. Piloté par l’Institut na­
tional de la santé et de la recher­
che médicale (Inserm), celui­ci
coordonne l’ensemble des équi­
pes de recherche afin de faire face
aux crises sanitaires liées aux ma­
ladies infectieuses émergentes.
Les projets sont organisés autour

de quatre thématiques : la recher­
che à visée diagnostique, clinique
et thérapeutique, l’épidémiolo­
gie, la recherche fondamentale et
les sciences humaines et sociales.
L’un des projets les plus signifi­
catifs est un essai clinique, déjà
mis en route, destiné à évaluer de
manière comparative plusieurs
stratégies de traitement des for­
mes sévères chez des patients
hospitalisés. Huit cents patients
seront inclus à terme en France et
un objectif total de 3 200 patients
devrait être atteint, avec la parti­
cipation d’équipes médicales
d’autres pays européens.

Essai « adaptatif »
Les malades volontaires seront ré­
partis de manière aléatoire dans
quatre groupes, a détaillé le Pr Ya­
zdan Yazdanpanah, directeur du
consortium REACTing. Dans le
premier, ils recevront des soins de
réanimation optimaux sans mé­
dicament antiviral ; ceux du
groupe 2 se verront administrer
l’antiviral remdesivir ; dans le
groupe 3, les patients absorberont

une association lopinavir­ritona­
vir, déjà utilisée contre le VIH ; la
même association sera adminis­
trée dans le quatrième groupe en
combinaison avec un autre médi­
cament, l’interféron bêta, tout cela
en plus des soins de réanimation.
L’investigatrice principale de
cette étude est la professeure Flo­
rence Ader (Inserm, CNRS, univer­
sité Lyon­I). Le Pr Yazdanpanah a
précisé que l’essai serait « adapta­
tif » : « Si un traitement ne marche
pas, nous l’arrêterons, mais si un
traitement efficace apparaît, nous
l’ajouterons. » Le Pr Yazdanpanah a
indiqué que la chloroquine n’avait
pas été retenue dans les médica­
ments testés dans cet essai, en
soulignant deux difficultés : les in­
teractions médicamenteuses avec
d’autres traitements chez des pa­
tients en réanimation, et l’exis­
tence d’effets secondaires de la
chloroquine, qui rendent prudent
quant à son utilisation.
L’infectiologue Didier Raoult
avait fait état fin février d’une
« excellente nouvelle » sur le front
de la lutte contre le SARS­CoV­2,

en affirmant que cet antipalu­
déen ancien et peu onéreux ap­
portait des « améliorations spec­
taculaires » chez des patients
infectés. Cette annonce avait ce­
pendant été accueillie avec pru­
dence, vu le faible nombre de pa­
tients concernés par les essais cli­
niques menés, l’absence de préci­
sions sur le traitement de
référence ayant servi de point de
comparaison, et l’absence d’élé­
ments chiffrés et de détails sur
l’état clinique initial des patients.
Les autres projets retenus vont
de la modélisation de l’épidémie,
projet porté par Vittoria Colizza
(Inserm, université Panthéon­
Sorbonne), à l’analyse de l’effet de
la mise en circulation des don­
nées scientifiques sur Internet,
portée par Guillaume Lachenal
(Médialab de Science Po) et Daniel
Benamouzig (CNRS, Sciences Po),
en passant par l’évolution du
SARS­CoV­2 chez l’hôte humain et
de la réponse immunitaire, que
dirige la Pr Sylvie van Der Werf
(Institut Pasteur, CNRS).
paul benkimoun

P A N D É M I E D E C O V I D ­ 1 9


du lundi
au vendredi

11H –11H


Florian


Delorme


L’esprit
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