Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
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VENDREDI 13 MARS 2020 planète | 9

« Ce n’est pas le moment d’économiser »


L’économiste Jean Pisani­Ferry presse l’Europe de « mutualiser autant que possible la réponse au choc »


ENTRETIEN
bruxelles ­ bureau européen

J


ean Pisani­Ferry, ancien con­
seiller d’Emmanuel Macron,
détaille les risques que la
crise du Covid­19 fait courir à
nos économies et presse l’Eu­
rope de se montrer à la hauteur
des enjeux. Le professeur d’écono­
mie à Sciences Po et chercheur au
think tank Bruegel vient par
ailleurs de signer, avec cinq autres
économistes – Agnès Bénassy­
Quéré, Ramon Marimon, Lucrezia
Reichlin, Dirk Schoenmaker, Bea­
trice Weder di Mauro –, un article
que publie le centre de réflexion
Centre for Economic Policy Re­
search (CEPR), dans lequel ils ap­
pellent l’Europe à agir en urgence.

Christine Lagarde, la prési­
dente de la Banque centrale
européenne (BCE), prévient
que la crise actuelle, sans me­
sures appropriées, pouvait être
aussi déflagratoire que celle de


  1. Qu’en pensez­vous?
    La crise de 2008 venait du sec­
    teur financier, elle a ensuite con­
    taminé l’économie réelle. Celle
    d’aujourd’hui vient d’un pro­
    blème sanitaire qui bloque le
    fonctionnement de l’économie et
    va éventuellement se transmet­
    tre au secteur financier. C’est
    exactement l’inverse.
    Il est vrai, cependant, que, dans
    l’instant, la déflagration peut être
    aussi importante qu’en 2008,
    voire plus. On l’a vu en Chine, où
    l’activité s’est littéralement effon­
    drée en janvier et en février. Cela
    dit, normalement, quand la cause
    de cette crise – c’est­à­dire, le virus



  • aura disparu, l’économie rebon­
    dira, et on espère – sans certitudes

  • que ce rebond sera aussi vif que
    la chute aura été brutale.


Concrètement, que faut­il faire
dans l’immédiat?
Il faut empêcher que les entre­
prises meurent par accident et
que leurs salariés se retrouvent au
chômage. Jusqu’ici, le gouverne­
ment français a fait ce qu’il fallait,
avec des mesures de soutien ci­
blées, notamment des délais de
paiement et des plans de chô­
mage partiel.
Pour l’instant, les secteurs en
crise – l’événementiel, le tou­
risme, l’aérien... – sont peu nom­
breux. Mais les mesures horizon­
tales, destinées à ralentir la conta­

gion, touchent de plus en plus de
domaines. Si, demain, les plans de
contingentement à l’italienne se
multiplient, si on ferme les écoles
ou les métros, le choc sera général
et il faudra étendre ces mesures
de soutien. Ce sera coûteux : au
total, entre la réponse sanitaire et
les mesures de soutien, en cas de
confinement généralisé, on pour­
rait vite parler d’une trentaine de
milliards d’euros en France,
comme dans les pays analogues.
Mais ce n’est pas le moment
d’économiser.
Il y a aussi un risque de trans­
mission de la crise par le secteur
bancaire. S’ils craignent de se re­
trouver surchargés de créances
incertaines, les établissements fi­
nanciers baisseront l’offre de cré­
dit et, par là même, ils accélére­
ront les faillites. Il faut l’éviter, en
fournissant de la liquidité aux
banques, en garantissant des cré­
dits aux PME et en relâchant tem­
porairement certaines obliga­
tions réglementaires.
Au total, dans la phase actuelle,
la prescription est simple : tout
faire pour limiter les dommages.
Pas seulement pour aujourd’hui,
mais aussi pour demain. Une
chute profonde de l’activité pen­
dant quelques semaines peut lais­
ser des blessures non cicatrisées,
qui entameront le potentiel de
l’économie et freineront le re­
bond. C’est à cela qu’il faut faire
très attention. Rappelez­vous, la
crise de 2008 a laissé des traces
persistantes en Europe. Surtout
qu’on a enlevé les béquilles trop
vite, alors que la reprise était fra­
gile. Les politiques d’ajustement
budgétaire ont contribué à la
crise de la zone euro qui a suivi.

Il faudra donc faire très atten­
tion à la sortie de crise?
Oui. Aujourd’hui, il faut des
coussins de sécurité pour éviter
que la crise ne laisse des traces. On
est dans une phase de soins à l’éco­
nomie et en particulier de soutien
aux entreprises. Quand l’heure du
rebond sera venue, à l’été sans
doute, il faudra lui fournir des vita­
mines – et tout de suite. Pas en jan­
vier 2021. Il faudra des mesures de
soutien à la demande, du pouvoir
d’achat pour les ménages.

La Commission s’est engagée
à faire preuve de flexibilité
sur l’application des règles
budgétaires. Est­ce la bonne
démarche?
Oui. Mais cette flexibilité doit
être inconditionnelle. Elle ne doit
pas être négociée au cas par cas.
Tous les pays doivent être certains
que les dépenses qu’ils engage­
ront pour répondre à la crise sani­
taire seront exonérées des règles
du pacte de stabilité. Il faut que
lundi [16 mars], les ministres des
finances de l’Eurogroupe soient
sans ambiguïté. Ce n’est pas le mo­
ment des « si » et des « mais ».

Est­ce que ce niveau de réponse
est, pour l’instant, suffisant?
Cela ne peut suffire. Il faut aussi
mutualiser autant que possible la
réponse à ce choc. D’abord, parce

qu’il frappe tous les pays de ma­
nière plus ou moins indistincte.
Ensuite, parce qu’il ne faut pas
prendre le risque d’ajouter une
crise financière à la crise sanitaire.
Regardez les marchés : depuis
une semaine, les taux italiens ont
brutalement monté. Si les mar­
chés prennent encore une fois
l’Europe en défaut de solidarité,
ils risquent de se mettre en mode
panique. Certains Etats pour­
raient alors avoir des difficultés à
emprunter, et donc à financer
leurs mesures de soutien. C’est
pourquoi l’Europe doit assumer
une partie de la réponse à la crise.
De ce point de vue, le Covid­
constitue aussi un test politique.

Concrètement, que peut faire
Bruxelles?
Si on considère que les mesures
de soutien au niveau de l’Union
européenne [UE] vont représenter
un point de produit intérieur brut
[PIB], soit 140 milliards d’euros, ce
serait un bon signal que la Com­
mission en finance 10 % à 20 %,
soit une vingtaine de milliards. Le
problème est que le budget de l’UE


  • qui est décidé sur sept ans et ne
    peut être en déficit – n’est pas fait
    pour répondre aux urgences.


La Commission a annoncé
qu’elle aiderait les Vingt­Sept à
financer leurs mesures de sou­
tien, à hauteur de 25 milliards

d’euros. Saluez­vous cette ini­
tiative?
Oui, sur le principe, mais je re­
doute les opérations de passe­
passe. Si j’ai bien compris, il ne
s’agit pas, pour l’essentiel, d’ar­
gent frais. Mais de fonds structu­
rels d’ores et déjà budgétés, qui ne
seront pas alloués aux Etats mem­
bres en fonction de leurs besoins
pour répondre aux ravages du Co­
vid­19. Ils ne seront pas mutuali­
sés. Si c’est cela, ce n’est pas de la
solidarité, et cela ne répondra pas
à l’urgence. C’est faire semblant.
Ce qu’il faut faire, c’est réallouer
certains crédits budgétaires vers
un fonds de soutien mutualisé. Et
organiser, en 2021, ou en 2022, la

restitution des crédits gelés à leurs
bénéficiaires initiaux.

Les taux d’intérêt sont très bas.
Conséquence, la Banque cen­
trale européenne ne dispose
pas de cet instrument. Faut­il
le regretter?
La politique monétaire met dix­
huit mois à faire sentir ses effets.
On est dans l’urgence. Mais, face à
la panique financière qui menace,
la BCE doit dire qu’elle fera usage
de tous les leviers d’action pour
que les banques continuent à faire
crédit et que les Etats continuent à
pouvoir se financer.
propos recueillis par
virginie malingre

« IL FAUT QUE, LUNDI 


[16 MARS], LES MINISTRES 


DES FINANCES DE 


L’EUROGROUPE SOIENT 


SANS AMBIGUÏTÉ. 


CE  N’EST PAS LE MOMENT 


DES “SI” ET DES “MAIS” »


LE  PROFIL


Jean Pisani-Ferry

Né en 1951, ingénieur et écono-
miste, Jean Pisani-Ferry a été
commissaire général de France
Stratégie, le commissariat géné-
ral à la stratégie et à la prospec-
tive, du 1er mai 2013 au 11 jan-
vier 2017. Il démissionnera de
cette fonction pour conseiller
Emmanuel Macron durant la
campagne présidentielle. Mais,
en 2018, M. Pisani Ferry cosignera
une note avec d’autres écono-
mistes appelant le gouvernement
français à revoir sa politique « dé-
séquilibrée » et indifférente à la
question sociale. Jean Pisani-
Ferry est actuellement professeur
d’économie à Sciences Po.
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