0123
DIMANCHE 23 LUNDI 24 FÉVRIER 2020 international| 3
En Petite Kabylie,
bastion du Hirak,
la lutte continue
Des milliers d’Algériens ont célébré
la première année du mouvement
O
n n’est pas venus célé
brer, on est venus
pour que vous par
tiez! » Le slogan, mar
telé tout le long du cortège, n’a
pu empêcher l’apparition de
quelques « Joyeux anniversaire »
crayonnés sur des pancartes. A
Béjaïa, comme ailleurs en Algé
rie, tout l’enjeu de ce vendredi
21 février se résumait à l’ampleur
de la mobilisation du Hirak, le
mouvement populaire qui s’est
imposé le 22 février 2019 à Alger,
alors que les autorités disent
avoir satisfait la plupart des re
vendications de la rue.
Défi relevé dans la capitale de la
petite Kabylie. Une longue pro
cession s’est élancée de la Maison
de la culture pour rallier les
abords de la « haute ville », cinq
kilomètres plus loin. Au rythme
des tambours, cymbales et sonos,
et sous une forêt de drapeaux
berbères et algériens, un Hirak bi
garré a rassemblé une foule nom
breuse cinq heures durant.
« Quand même! Qui aurait parié
il y a un an qu’on en serait là? »,
s’exclame Hassane, un fonction
naire territorial, en désignant la
pancarte d’un voisin : « Nous
sommes encore là et on le sera
pour toujours. » Hassan, qui ne
veut entendre parler ni d’essouf
flement et encore moins de dé
faite, fait les comptes : « Sur 57 ans
de privations, 53 vendredis, ce n’est
pas grandchose quand il faut ar
racher jusqu’aux racines de ce ré
gime. On va dire qu’on en est à
40 % de victoire. » Les soixante
restants? « Qu’ils s’en aillent et
qu’on entame la transition. »
Travaillant dans le secteur para
médical, Mahdia y croit aussi : « A
fond même. Sinon je ne serais pas
là. Il y va de notre avenir, parce
que c’est notre pays. Il faut qu’on
tienne le coup, parce qu’en face ils
n’ont pas l’intention de lâcher
prise. Mais ils sont fragilisés, ce
sont eux qui ont peur mainte
nant. » Le ton est au diapason de
l’histoire récente locale.
La région de Béjaïa demeure
un bastion du Hirak. Une grève
générale a paralysé la ville pen
dant la semaine de l’élection pré
sidentielle en décembre 2019. Et
selon les chiffres officiels, seuls
0,12 % du demimillion d’inscrits
que compte la wilaya ont parti
cipé au vote.
« On voit des gens s’engager »
Les militants que Le Monde avait
rencontrés au printemps 2019
partagent aujourd’hui le même
constat : « Il faut voir d’où on par
tait et le chemin parcouru depuis
un an. Même si, ici, on n’a jamais
été déçus », explique Khaled Zi
rem, l’un des animateurs du café
littéraire de Béjaïa, un espace de
débats où se rencontrent public
et auteurs. « En une année, la rue
algérienne a fait plus que ce que le
pays n’a pas pu réaliser en 57 ans
d’indépendance », ajouteil, en
égrenant la cascade d’événe
ments qui ont marqué l’Algérie
cette année, du début des mani
festations en passant par la chute
d’Abdelaziz Bouteflika, jusqu’au
boycott actif du dernier scrutin
présidentiel. « En face, les médias
audiovisuels sont tous du côté du
régime. Le haut commandement
de l’armée a à sa disposition une
cinquantaine de chaînes qui ma
traquent quotidiennement la po
pulation, ignorent et insultent le
Hirak », rappelle l’animateur.
« Quelle que soit l’issue, on voit
des gens s’engager. Des jeunes. Et
les femmes, dont la présence s’est
banalisée dans les manifesta
tions. C’est le principal acquis du
22 février. Le mouvement se cons
truit petit à petit. Ici comme dans
d’autres régions », observe Abde
nour Ziani. Ce militant de gauche
anime un forum public de débats
politiques hebdomadaires au
cœur de la « cité des 1 000loge
ments », vaste ensemble d’im
meubles résidentiels situé dans
l’est de la ville, et il aimerait voir
se multiplier ce type de réunions
citoyennes.
« L’un des plus grands acquis ré
side dans le fait que la contesta
tion ne se cantonne plus au centre
du pays comme avant, ajoute
Khaled Zirem, l’animateur du
café littéraire. Je ne parle pas que
d’ici, même s’il est vrai que le
mouvement est fort. Prétendre
que seule la Kabylie a lutté jus
quelà serait faire injure aux
autres régions, c’est justement
l’idée que le pouvoir aimerait dé
fendre pour monter en épingle un
particularisme kabyle et jouer la
division dans le pays. Mais ça ne
marche pas. »
C’est à Kherrata, à 60 kilomè
tres de là, que le premier grand
rassemblement contre un nou
veau mandat d’Abdelaziz
Bouteflika, le 16 février 2019, al
lait allumer une des étincelles du
soulèvement qui devait gagner
toute l’Algérie une semaine plus
tard. Il y a quelques jours, le 16 fé
vrier, plusieurs milliers de per
sonnes y ont défilé pour célébrer
cet anniversaire, dont des figures
du Hirak national, comme l’acti
viste Samir Belarbi ou le vétéran
de la guerre d’indépendance
Lakhdar Bouregaâ, tout juste sor
tis de prison. Depuis le début du
Hirak, la ville envoie chaque se
maine une délégation manifes
ter à Béjaïa. Elle n’est pas la seule.
Près de la Maison de la culture,
où un couscous est offert, Hajar
AlHadi explique fièrement la si
gnification de la banderole qu’il
porte en famille – « Akfadou, cœur
de la révolution » –, du nom d’un
massif montagneux situé à 60 ki
lomètres de Béjaïa. « Nous som
mes une commune révolution
naire. Depuis la guerre d’Algérie.
C’est une zone rouge! » Rouge
comme les bannières de la gau
che radicale, qui défile dans un
cortège à l’avant de la manifesta
tion. A l’inverse de la capitale, on
n’hésite pas ici à afficher son ap
partenance politique.
Si les indépendantistes du
Mouvement pour l’autodétermi
nation de la Kabylie en porteà
faux face à un soulèvement
d’ampleur nationale, sont invisi
bles dans les manifestations, la
puissance du Hirak local attire de
nouveaux curieux. Le 7 février,
des membres du mouvement Ra
chad, fondé par d’excadres du
Front islamique du salut, ont
tenté de déployer une banderole
le long du parcours. Bien que non
signée, elle a été repérée par des
militants locaux, qui l’ont preste
ment enlevée.
« Ici, on réhabilite la politique »
« Ils ont aussi tenté de s’infiltrer
dans les forums populaires orga
nisés dans les quartiers. On a re
péré leur manège, qui consiste à
promouvoir l’idée du “tous pour
ris”. Sauf qu’ici, au contraire, on
réhabilite la politique. S’ils veu
lent s’exprimer, pourquoi pas?
Mais dans ce cas, tu dis qui tu es,
et tu dis bien aux gens que tu es là
pour défendre ton califat! Depuis,
on n’a plus eu de nouvelles », ra
conte Abdennour Ziani. Cet
homme ne sousestime pas pour
autant la menace. « Ils ne sont pas
nombreux, mais ils sont organi
sés. » Et l’organisation de la mobi
lisation reste un travail haras
sant, souligne M. Ziani, en citant
l’exemple d’un nouveau forum
lancé dans un quartier voisin : il
faut tout apprendre aux initia
teurs, comment préparer et tenir
un débat, distribuer les tours de
parole, écrire un compte rendu...
Les partis de l’opposition, timo
rés et usés par les années de tra
vail de sape du régime, ont sou
vent déserté, selon ce militant.
« On les a invités, mais ils hésitent
à venir. Comme s’ils avaient peur
de se confronter à une assistance
populaire. C’est dommage. Ils
sont en partie des forces d’initia
tive. On a besoin de réponses iné
dites pour répondre à ces nouvel
les exigences, aux nouvelles géné
rations. Je suis sûr que de nou
veaux partis vont naître, et des
anciens vont s’adapter. »
« Je me dis des fois que la rue
algérienne est même allée au
delà de ce qu’on pouvait attendre
d’elle, ajoute Khaled Zirem. Ce qu’il
manque, c’est la construction poli
tique d’une alternative. L’opposi
tion traditionnelle ne peut plus la
porter, quand certains, proches
d’elle, ne jouent pas les rabatjoie.
L’objectif principal de la révolution
est d’acculer le commandement mi
litaire à se retirer de la vie politique.
Le reste n’est que littérature. »
madjid zerrouky
Manifestation à Kherrata, en Petite Kabylie (Algérie), le 16 février. SOFIANE BAKOURI/HANS LUCAS
La Turquie veut poursuivre les juges ayant acquitté l’opposant Kavala
Le mécène turc et huit autres intellectuels étaient accusés d’avoir voulu renverser le gouvernement lors du « mouvement de Gezi », en 2013
istanbul correspondante
L
es trois juges qui ont pro
noncé l’acquittement de
neuf intellectuels turcs,
dont l’homme d’affaires et mé
cène emprisonné Osman Kavala,
vont être poursuivis en justice.
Les trois magistrats, Galip Meh
met Perk, Ahmet Tarik Çiftçioglu
et Talip Ergen, vont devoir s’expli
quer devant des enquêteurs du
Conseil des juges et des procu
reurs (HSK), un organisme chargé
de destituer et de nommer le per
sonnel judiciaire, aton appris
mercredi 19 février.
Il s’agit d’examiner les raisons
qui ont conduit à acquitter Osman
Kavala et huit autres prévenus, ac
cusés d’avoir cherché à renverser
le gouvernement turc lors des ma
nifestations antigouvernementa
les de 2013, connues sous le nom
de « mouvement de Gezi ». La mise
en cause des juges, un affront à
leur indépendance, souligne à
quel point l’institution judiciaire
est un jouet entre les mains du pré
sident turc Recep Tayyip Erdogan.
Depuis les révisions constitu
tionnelles entrées en vigueur en
juin 2018, c’est lui qui nomme six
des treize membres du HSK. En
janvier, l’instance a annoncé
avoir limogé 3 926 juges et procu
reurs depuis la tentative de coup
d’Etat du 15 juillet 2016. Attribué
par Ankara au prédicateur reli
gieux Fethullah Gülen, qui fut ja
dis le meilleur allié de M. Erdogan
avant de devenir son plus farou
che ennemi, le putsch raté a servi
de prétexte à des purges drasti
ques de la société civile.
L’acquittement des neuf intel
lectuels a déplu au président. Il
l’a fait savoir mercredi devant les
députés de son parti à Ankara,
comparant une nouvelle fois
M. Kavala au milliardaire améri
cain d’origine hongroise George
Soros. « Des individus comme So
ros s’activent en coulisses pour se
mer le désordre en provoquant
des révoltes dans certains pays.
Leur bras droit en Turquie était
emprisonné, mais ils ont osé l’ac
quitter en ayant recours à des
manœuvres », atil déclaré.
Imbroglio judiciaire
Les zélotes islamoconservateurs
ont applaudi, prompts à voir dans
l’acquittement un possible com
plot. Selon l’agence de presse offi
cielle Anadolu, des « défauts » ont
pu entacher la procédure. Les ju
ges étaient sûrement des adeptes
du prédicateur honni Fethullah
Gülen, insinue la presse progou
vernementale.
Le « mouvement de Gezi », la
première protestation contre
l’autoritarisme de M. Erdogan au
printemps 2013, est interprété,
selon la doxa officielle, comme
une « attaque terroriste » compa
rable à la tentative de putsch de
- Toujours selon la version
officielle, son instigateur était
Osman Kavala, un philanthrope
de 63 ans, respecté des cercles in
tellectuels en Turquie et en Eu
rope, qui, on ne sait trop pour
quoi, est devenu la bête noire
de M. Erdogan.
Accusé d’avoir cherché à renver
ser le gouvernement et son chef,
le mécène a passé deux ans et
trois mois en prison – dont dix
neuf mois sans avoir pu prendre
connaissance des charges qui pe
saient contre lui. En décem
bre 2019, la Cour européenne des
droits de l’homme a réclamé sa li
bération immédiate. L’acte d’ac
cusation est vide de « faits, infor
mations et preuves », ont constaté
les juges de Strasbourg.
Pour la plupart des observa
teurs, cette affaire judiciaire,
ponctuée de faux témoignages,
d’approximations, de manque
ments à la procédure, était em
blématique du naufrage de la jus
tice turque. Tout dans ce procès
était exagéré, irréel, absurde, de
puis la salle d’audience du tribu
nal de Silivri, grande comme un
terrain de football, jusqu’aux pei
nes encourues, soit 47 520 années
de prison requises au total contre
les seize prévenus.
Mardi, les trois juges ont mis fin
à cet imbroglio judiciaire en pro
nonçant l’acquittement de neuf
prévenus dont M. Kavala, « faute
de preuves suffisantes ». La libéra
tion du mécène, le seul empri
sonné, n’était plus qu’une ques
tion d’heures. Attendue de pied
ferme à l’étranger, notamment
par le Conseil de l’Europe dont la
Turquie est membre, la décision a
suscité une vague d’espoir, de
courte durée. Loin d’être libéré,
M. Kavala a aussitôt été placé en
garde à vue dans le cadre d’une
autre enquête, portant cellelà sur
la tentative de coup d’Etat du
15 juillet 2016.
Les charges retenues contre lui
sont aussi approximatives que
les précédentes. Au soir du
putsch manqué, il a été vu dans
un restaurant d’Istanbul en
train d’échanger quelques mots
avec un chercheur américain,
Henri Barkey, soupçonné indû
ment par les autorités turques
d’avoir trempé dans l’organisa
tion du putsch.
marie jégo
250 km
ESPAGNE
TUNISIE
MAROC
LIBYE
ALGÉRIE
Mer
Méditerranée
Alger
Kherrata
Béjaïa
« L’un des plus
grands acquis
réside dans
le fait que la
contestation ne se
cantonne plus au
centre du pays »
KHALED ZIREM
animateur d’un café littéraire
Fortes mobilisations dans tout le pays
Plusieurs milliers de manifestants ont une nouvelle fois investi,
vendredi 21 février, le centre d’Alger, afin de réclamer le « départ
du système », un an après le début du Hirak, né d’une révolte
contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième
mandat présidentiel. D’autres villes – Oran, Constantine, Béjaïa,
Annaba... – ont également été le théâtre de marches imposantes.
Le regain de mobilisation du Hirak, qui avait semblé montrer
des signes d’essoufflement en début d’année, survient alors que
le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, élu le 12 décem-
bre 2019, s’efforce de reprendre l’initiative politique. Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus