Coup de Pouce - (09)September 2020

(Comicgek) #1

J


e me dis que quand l’amour cesse, par-
fois il continue. Que souvent, trop sou-
vent et trop longtemps, on est forcé de
vivre avec un fantôme, avec le spectre de cet
amour passé qui s’amuse à nous chuchoter, au
fond de l’oreille: «Tu vois, tu penses encore à
moi! Tu n’auras jamais fini de m’aimer!»
Quand j’atterris de son côté de l’Atlantique,
c’est toujours l’été. Octobre en Provence, deux
mois après notre première rencontre, fulgu-
rante. J’arrive chez elle, je suis convaincue de
l’aimer, je ne ressens aucun doute, rien pour
me retenir en arrière, rien pour m’empêcher
d’y aller, rien de ce que j’attrape parfois dans
le regard inquiet des gens qui m’entourent et
à qui je raconte cette histoire: c’est allé si vite,
vous ne vous connaissez pas, dans quoi est-ce
que tu t’embarques? Je ne viens pas la retrou-
ver pour prendre la mesure de ce qui nous lie.
Je ne viens pas vérifier. Je la rejoins pour l’ai-
mer encore plus, toujours plus, jusqu’à la fin
de la vie. C’est ma folie.
Dans mon souvenir, l’aéroport Marseille-
Provence est un immeuble aux murs de verre
derrière lesquels une rangée de pins parasols
font la prière. Dans la lumière vive, flam-
boyante du sud, je l’attends. Je surveille les
mouvements autour de moi, sursaute à chaque
ouverture des portes, espérant, de tout mon
corps, son apparition. Attendre l’amour, c’est
l’éternité. Je tremble, mon estomac vert de ner-
vosité. Je la vois enfin arriver. Deux pas vers
moi en retirant ses verres fumés. Mon amour,
dépêche-toi, je suis dans l’illégalité! Elle se
penche vers moi, frôle mes lèvres, attrape la
valise d’un coup. J’ai les mains froides, le cœur
qui bat la chamade, une envie comme celle

qu’on sent quand on vient de retrouver sa li-
berté. Mais il faut attendre. Quitter d’abord les
arrivées, rouler jusqu’à Marseille dans la vieille
Citroën. Attendre encore un peu avant de se
retrouver seules à la Cité radieuse.
La Cité radieuse est une unité d’habitation,
un village vertical imaginé par Le Corbusier en
réponse à la demande du gouvernement fran-
çais, au lendemain de la Seconde Guerre mon-
diale: soit pallier le manque de logements so-
ciaux. Bâti sur pilotis, l’immeuble est décoré de
loggias extérieures peintes de couleurs vives,
bleu, vert, jaune, rouge et terre de Sienne. Une
terrasse a été installée sur le toit. Au moment
de sa construction, le complexe comprenait
une école maternelle, une pataugeoire, un
gymnase et une piste d’athlétisme. Au centre,
une rue avec des commerces. Besoin de per-
sonne. Un monde en soi.
Trente minutes plus tard, la Citroën s’arrête
derrière l’immeuble. Frein à main enclenché,
fenêtres remontées, je la regarde attraper les
sacs, faire claquer le coffre, prendre les de-
vants. Je marche derrière elle à travers les
autres voitures, j’aspire dans mes poumons l’air
chaud et humide, lourd de parfums que je n’ai
jamais sentis avant. Le temps s’est gâté depuis
notre départ de l’aéroport. On dirait mainte-
nant que la pluie menace, le tonnerre gronde
au loin, le soleil s’est caché. Récupérer la clé à la
réception, monter au troisième, ouvrir la porte
sur une petite chambre avec un petit lit sur
lequel on se jette immédiatement, affamées.
Les semaines ont été longues, douloureuses
de manque. Le désir a grandi jusqu’à prendre
toute la place, je ne peux plus penser, j’ai oublié
qui je suis, il n’y a qu’elle qui compte, elle et moi

La Cité


radieuse


Par Martine Delvaux

54 |
SEPTEMBRE 2020
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