Libération Lundi 25 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u VII
«L’existence
d’une
pensée
matérielle»
H
éphaïstos, le dieu grec des artisans,
avait de l’or dans les mains : orfèvre de
formation, forgeron de son état, il lui
arrivait aussi d’être charron, chaus-
seur ou cuirassier. Mais Héphaïstos était né si laid
que sa mère l’avait jeté de l’Olympe. Depuis cette
chute, il boitait sur des jambes grêles, ce qui ajoutait
encore à sa laideur. On avait beau s’arracher le fruit
de son travail, nous dit le mythe, personne ne vou-
lait souffrir l’image de l’affreux ouvrier. Ce cloison-
nement a longtemps perduré dans les sociétés euro-
péennes : à l’exact opposé de l’artiste, individu
créatif que l’on encensait à satiété, la personnalité
de l’artisan besogneusement appliqué à soigner son
travail ne faisait pas franchement rêver. Et c’est une
particularité hexagonale que d’avoir dénigré à ce
point les ouvriers tout en se pressant, à chaque oc-
casion venue, pour faire l’éloge du savoir-faire
«français». Depuis quelque temps, toutefois, les mé-
tiers de la matière connaissent un regain de popula-
rité : on commence à s’intéresser à la richesse du
travail sur le concret, à reconnaître l’existence d’une
pensée matérielle, à admirer les ouvriers pour la
complexité de leur savoir-faire. Non plus seulement
les grands sportifs et les chirurgiens, mais toutes
celles et tous ceux qui travaillent avec le corps et les
mains et dont les gestes sans perte revêtent eux
aussi la beauté de l’évidence. Et l’on commence à re-
garder les chantiers, les usines et les ateliers comme
autant de scènes où se déploie le génie de la matière.
Mais quelle que soit son élégance, le beau geste pro-
fessionnel est usant. «Un ouvrier du bâtiment
vivant à l’âge de la retraite, c’est un fainéant», dit-on
aujourd’hui sur les chantiers pour décrire l’exigence
physique de ces métiers. Cela s’appelle pénibilité,
et ce n’est pas qu’un «sentiment» : cela fait partie du
travail tout autant que le plaisir que l’on peut y pren-
dre ou le sens que l’on peut y trouver. Et sans doute
cette perspective assez dissuasive explique-t-elle en
partie pourquoi on peine encore tant à recruter dans
ces métiers pourtant redevenus attirants.
Au lendemain de l’incendie de Notre-Dame, tout en
pleurant la disparition d’un chef-d’œuvre ouvrier,
on constatait le manque de charpentiers et cou-
vreurs pour achever la reconstruction dans les très
brefs délais impartis. Valoriser ces métiers impose
de reconnaître qu’ils harassent les corps et affectent
l’espérance de vie en bonne santé. Susciter des voca-
tions, aussi. Permettre de les vivre dignement, aussi.
C’est pourquoi le débat sur les retraites devra être
l’occasion d’affirmer la notion de pénibilité, d’en re-
connaître les formes et d’en tirer les conséquences
pour celles et ceux qui en subissent les effets tout au
long de leur vie. Après tout, Héphaïstos, aussi laid et
ouvrier fût-il, était un dieu parmi les dieux, et avait
lui aussi droit à sa retraite sur l’Olympe.•
Arthur Lochmann
écrivain et charpentier
mardi 26 novembre
17 h 30-19 heures
L’industrie, une vision
du monde? L’industrie a-t-
elle encore une place dans
nos sociétés? Nous en
discuterons avec Jacques
Treiner, physicien, qui
interroge notre rapport
collectif à la science, Pierre
Musso, philosophe,
qui s’intéresse à l’industrie
en tant que conception
du monde et croyance
partagée, Carole Delga,
présidente de la région
Occitanie/Pyrénées-
Méditerranée, et Sophie
Gaugain, première vice-
présidente de la région
Normandie.
19 heures-20 h 30
Réindustrialiser? Quelle
place pour l’industrie dans
nos territoires? Pour en
débattre, nous avons invité
François Bost, professeur
de géographie économique
et industrielle, Marie-Claire
Cailletaud, responsable
confédérale pour l’industrie
de la CGT, et Vincent
Charlet, délégué général de
la Fabrique de l’industrie.
A leurs côtés, trois
industriels : Matthieu Hède,
président de FMH, Antoine
Meffre, PDG d’Eco-Tech
Ceram, et Vincent Lemaire,
président de Safra.
20 h 30-21 h 30
L’éthique du faire.
Redécouvrir l’intelligence
du geste que nos sociétés
ont tendance à dévaloriser.
Avec Arthur Lochmann,
écrivain et charpentier,
Stéphane Lembré,
spécialiste de l’histoire de
l’enseignement technique,
Laurence Decréau,
écrivaine – elle a mené
l’enquête sur ces
intellectuels devenus
artisans –, et Thierry
Moysset, gérant de la Forge
de Laguiole.
Où?
Hôtel de région Occitanie,
22, boulevard du Maréchal-
Juin, 31 400 Toulouse.
Débats et contributions
à retrouver et à suivre
sur Libé.fr.
Programme
Le rôle clé
de la ruralité
D
ans un monde obsédé
par l’instantanéité, le court
terme, le changement,
le «vieux» monde indus-
triel semble un modèle suranné. Il est
indéniable que les réseaux sociaux sont
plus glamour que les chaînes de mon-
tage, mais peu d’entre nous finiront you-
tubeurs ou footballeurs. A 20 ans, quand
on ne souhaite pas quitter son village
(pour un monde qui parfois effraie),
l’avenir s’écrit alors dans les usines les
plus proches. Nous sommes souvent les
plus gros pourvoyeurs d’emplois : une
usine, cela peut facilement fermer, mais
pas déménager. Nos usines mettent des
années à sortir de terre, nos chaînes de
fabrication des dizaines d’années à être
amorties. Nos collaborateurs cherchent
de la sécurité, nous attendons de la sta-
bilité pour avoir le temps de les former,
devenir les plus performants dans nos
métiers d’expertise dont il n’existe plus
de formation. Tout nous rapproche dans
la mesure où nous savons vivre et tra-
vailler ensemble. Loin du vacarme et du
stress des villes, notre avenir industriel
au sein de nos villages est une vraie
chance. Plus que la poste ou le bar-ta-
bac, ce sont nos usines qui font vivre
et survivre notre belle et heureuse
campagne française.•
A lire en intégralité sur Libération.fr.
Matthieu Hède
président du groupe FMH
Collins Aerospace-Ratier, le 14 novembre. photo Marc Chaumeil