Libération - 18.10.2019

(Ron) #1

«J


e suis un montagnard et la
­patience est une vertu»,
­a sobrement commenté jeudi
Michel Barnier. Fidèle à sa retenue, le
négociateur européen en chef pour le
Brexit venait de confirmer sans effet de
manche qu’un accord avait été trouvé
avec le Royaume-Uni. Mais sans doute
a-t-il sciemment choisi cette phrase. Et
pas seulement pour souligner les
deux ans et demi de négociations avec
Londres depuis le déclenchement de
l’article 50, le 29 mars 2017. Mais il
le sait, tout comme le président
de la Commission européenne, Jean-
Claude ­Juncker, celui du Conseil euro-
péen, Donald Tusk, l’ensemble
des 27 chefs d’Etat et de gouvernement
de l’UE rassemblés à Bruxelles, et
même Boris Johnson est au courant :
un accord trouvé entre l’UE et Londres
ne vaut strictement rien tant qu’il n’a
pas été adopté par le Parlement britan-
nique. Et rien, mais alors rien ne dit
que les députés, réunis exceptionnelle-
ment à la Chambre des communes ce
samedi, voteront pour cet accord.

Amendements En fait, pour le mo-
ment, tout dit qu’ils ne voteront pas
en sa faveur. L’arithmétique est impi-
toyable. Le Premier ministre, Boris
Johnson, dirige un gouvernement sans
majorité. Pour faire voter «cet excellent
accord», comme il l’a qualifié, il lui faut
les voix des dix députés d’un petit parti
nord-irlandais, le Parti unioniste
­démocrate (DUP). Mais ce dernier a
d’ores et déjà indiqué qu’il voterait
contre un accord «contraire aux inté-
rêts économiques de l’Irlande du Nord».
Il reste à Boris Johnson moins de qua-
rante-huit heures pour les convaincre
de changer d’avis. Et même s’il y arri-
vait, il lui faudrait aussi les voix
des 21 rebelles de son propre parti, qu’il
a expulsés le mois dernier parce qu’ils
s’opposaient à un Brexit sans accord.
Certains pourraient se laisser convain-
cre, mais tous? Pas sûr. Le compte
n’y sera toujours pas, puisqu’il man-
quera encore quelques voix, que Boris
Johnson ­espère cueillir au sein des lea-
vers du Labour.
Le pari est hautement risqué. Mais le
Premier ministre britannique le sait, et
pour lui, l’essentiel n’est certainement
pas que les députés votent l’accord.
L’important est qu’il puisse se présenter
devant le Parlement, et surtout les fu-
turs électeurs, avec quelque chose de
concret entre les mains. Samedi matin,

il exp­liquera donc aux députés que
«c’est cet accord ou rien», en insistant
sur le fait que l’UE est lassée – ce qui
n’est pas faux – et que le Brexit doit in-
tervenir maintenant, à savoir à la date
butoir du 31 octobre. Seulement, les élus
le connaissent bien et ont, jusqu’à pré-
sent, plutôt bien évalué sa stratégie. Ils
pourraient une fois de plus lui mettre
des bâtons dans les roues. Ils ont déjà
réussi à le contrer, jeudi après-midi, en
votant contre l’emploi du temps pré-
senté par le gouvernement concernant
le déroulement des débats de samedi.
L’exécutif a perdu avec une petite marge
de 12 votes, suffisante pour permettre
de rallonger les discussions et d’auto­-
riser le dépôt d’un certain nombre
d’amendements à la loi sur l’accord qui
sera présentée au vote. Parmi eux, le La-
bour évoquait la possibilité de deman-
der un référendum de confirmation. A
savoir de proposer d’offrir aux électeurs
britanniques le choix de valider ce nou-
vel accord de Brexit, ou de rester au sein
de l’UE. Les libéraux-démocrates et le
Parti national écossais (SNP) seraient
aussi sur cette ligne.

Dernière carte. Si l’accord est rejeté
par le Parlement, la loi Benn, votée en
septembre, oblige légalement le Pre-
mier ministre à demander une exten-
sion de l’article 50 à l’UE avant samedi
minuit. A moins de se mettre hors-la-
loi, Boris Johnson ne pourra pas se
soustraire à cette obligation. Mais il
pourrait alors sortir une dernière carte
de sa poche et déclencher une motion
de défiance contre lui-même, en de-
mandant à ses députés de voter pour.
Si celle-ci est adoptée par les deux tiers
des députés du Parlement, des élec-
tions anticipées seront alors déclen-
chées. Dans ce cas, Boris Johnson arri-
verait exactement là où il souhaite
depuis son arrivée à Downing Street
fin juillet : à des élections. Il enverrait
alors une lettre à l’UE demandant une
extension de l’article 50, avec comme
raison «l’organisation d’élections anti-
cipées» pour permettre de dégager un
Parlement britannique qui puisse enfin
se mettre d’accord sur une seule option
claire. Difficile d’imaginer que l’UE
s’oppose à cette demande.
Boris Johnson se tournera alors vers les
électeurs britanniques en se présen-
tant comme le seul et l’unique «mon-
sieur Brexit», en disant «j’ai tout essayé,
même décroché un accord, mais ce Par-
lement me met des freins dans les pat-
tes, si vous voulez le Brexit, votez pour
moi». Les électeurs pourraient – mais
c’est un autre pari – lui faire ­confiance
et lui offrir une majorité. Auquel cas, il
pourrait revenir à Bruxelles et faire
adopter à coup sûr l’accord ou même
choisir de sortir sans accord. En revan-
che, s’il perd les élections... tout reste
ouvert.
Sonia Delesalle-Stolper
Envoyée spéciale à Bruxelles

Pour Johnson,


les Communes


comme un mur


L’accord négocié avec l’UE
ne vaut rien s’il n’est pas
adopté par le Parlement
britannique, samedi. Et
tout porte à croire qu’il
sera rejeté, le Parti
unioniste démocrate
irlandais ayant déjà
annoncé qu’il était contre.

Photo Frank Augstein. AP


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