Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019

0123


RÉCIT


L


e coup de fil a été décisif.
Mardi 15 octobre, vers
20 heures, Bruno Le
Maire profite d’une sus­
pension de séance lors de l’exa­
men du projet de budget 2020 à
l’Assemblée nationale pour appe­
ler le PDG de General Electric (GE),
Larry Culp. Le ministre de l’écono­
mie veut lui arracher un feu vert
pour l’accord informel qu’il a éla­
boré à Bercy, quelques heures
plus tôt, avec l’intersyndicale
(CGT, CFE­CGC, SUD) et les diri­
geants français du conglomérat
américain : sauver 307 emplois
sur les 792 postes que GE entend
supprimer dans l’activité des tur­
bines de centrales au gaz fabri­
quées à Belfort et Bourogne (Ter­
ritoire de Belfort).
Le « boss » donne son assenti­
ment, à condition que les salariés
acceptent un plan d’économies
de 12 millions d’euros par an. Son
contenu reste à négocier, mais
il rognera forcément certains

acquis (salaires, RTT, primes, heu­
res supplémentaires...). Les sala­
riés seront consultés, lundi 21 oc­
tobre, et, s’ils acceptent de négo­
cier sur la base de l’accord, des dis­
cussions formelles s’engageront
jusqu’à la fin du mois. L’horizon
se dégage enfin, quelques jours
avant la date d’expiration de la
procédure légale de consulta­
tion sur le plan de sauvegarde de
l’emploi (PSE), justement fixée
ce jour­là. En cas de rejet, la direc­
tion déposera sa proposition
initiale à la direction régionale
du travail, avec 111 postes sauve­
gardés sur 792.
Il a fallu quatre mois de ten­
sions et de manifestations de­
puis l’annonce, le 28 mai, de la
suppression de 792 emplois dans
le Territoire de Belfort et de 252
postes en région parisienne.
Quatre mois de politique de la
chaise vide de la part des syndi­
cats, mais de tractations infor­
melles avec l’équipe de M. Le
Maire. Quatre mois de mobilisa­
tion des élus de droite et de gau­
che. Et, pour finir, quelques jours
de discussions­marathons sur
fond de blocage du site, qui se
poursuivait samedi matin.

L’industrie à la peine Les « GE
Belfort » ne sont qu’à moitié sur­
pris, fin mai, par un plan dont
l’annonce a été repoussée au len­
demain des élections européen­
nes. GE vend quatre fois moins de
turbines qu’il y a dix ans, et la me­
nace d’un millier de suppressions
d’emplois plane depuis des mois.
Guère surpris, mais indignés. Car
on est loin des 1 000 embauches
promises lors du rachat d’Alstom
Power par le géant de Boston,
même si les postes supprimés
concernent une activité rachetée
à Alstom en 1999, et non en 2015.
L’annonce de GE tombe dans un
climat où le sentiment général
peut se résumer ainsi : « France,
ton industrie fout le camp! » Un
mois plus tôt, au sortir de la crise
des « gilets jaunes », Emmanuel
Macron a annoncé « un pacte pro­
ductif pour atteindre le plein­em­

ploi en 2025 ». Mais plusieurs sites
sont frappés par une menace – ou
une décision – de fermeture :
l’aciérie Ascoval (Nord), Ford
Blanquefort (Gironde), le papetier
Arjowiggins (Sarthe), l’usi­
ne d’électroménager Whirlpool
d’Amiens (Somme)... La décision
de GE, qui a annoncé la suppres­
sion de 12 500 postes (dont 5 000
en Europe) dans sa branche
« Power », est du pire effet.
D’autant que ses salariés français
ne sont plus protégés par les clau­
ses de l’accord de 2015 sur la re­
prise d’Alstom.
L’intersyndicale CGT, CFE­CGC,
SUD va déclencher une guerre
tous azimuts. Nommé patron de
GE France en avril, Hugh Bailey a
bien affirmé qu’après le plan,
« Belfort [resterait] le premier site
industriel de GE Power en Eu­
rope », rien n’y fait. Et il n’y a
pas grand­chose à négocier.
« Aujourd’hui, on n’a pas de plan
B », prévient Patrick Mafféïs, le vi­
ce­président des opérations in­
dustrielles de GE Power Europe.
Du siège du groupe jusqu’à Bel­
fort, les dirigeants ne manquent
pas de rappeler que cette activité
perd « trois millions de dollars par
jour » dans le monde.

Les élus des territoires mobili­
sés Au cœur de cet été brûlant, la
tension monte. Au début de cha­
que réunion sur le PSE, les repré­
sentants syndicaux lèvent le
camp. Ils défendent leur turbine
50 hertz quand la direction com­
mence à envisager, avec l’appui
du gouvernement, une reconver­

sion du site, notamment dans les
moteurs d’avion, domaine d’ex­
cellence de GE. Et quand trois sa­
lariés meurent brutalement à
leur domicile à trois semaines
d’intervalle, les syndicats en im­
putent en partie la responsabilité
au stress créé par le PSE, poussant
la direction à dénoncer « une ins­
trumentalisation indécente ».
Sans attendre l’annonce du
plan, les élus locaux s’étaient mo­
bilisés avec d’autant plus de dé­
termination qu’ils n’appartien­
nent pas à la majorité macro­
niste : la ville et le département
sont dirigés par deux élus Les Ré­
publicains, Damien Meslot et Flo­
rian Bouquet, la région Bourgo­
gne­Franche­Comté par la socia­
liste Marie­Guite Dufay. Aucun
n’est disposé à lâcher prise dans
une région à forte tradition in­
dustrielle (métallurgie, nu­
cléaire, ferroviaire...), et où GE a
une empreinte très forte.
En 1999, il a racheté des turbines
qu’Alstom produisait sous li­
cence GE ; puis, quinze ans plus
tard, toutes les activités énergéti­
ques d’un conglomérat français
incapable de rivaliser avec GE ou
l’allemand Siemens.
Pour les élus et les syndicats,
l’enjeu porte autant sur la fabrica­
tion que sur le maintien de cen­
tres de décision sur le site belfor­
tain, un engagement du géant
américain inscrit dans les accords
de 2015. Or, ils assurent que des
directions importantes ont été
délocalisées, notamment en
Suisse. « Belfort, dénoncent­ils,
est passé d’un centre de décision à
un centre d’exécution. » Soutenus
par la ville, le département et la
région, la CFE­CGC et SUD saisis­
sent le tribunal administratif de
Paris, le 7 octobre. Une mise en
demeure de l’Etat, accusé de
n’avoir pas fait respecter les clau­
ses de la vente d’Alstom, qui pré­
voyait le maintien et le dévelop­
pement de l’activité industrielle.

Une affaire politique nationale
Dès le printemps 2019, Bercy as­
sure que « le dossier GE est sur le

haut de la pile ». Et M. Macron
prend l’engagement d’« assurer
l’avenir industriel de Belfort ». Ce­
lui­ci ne passe pas uniquement
par la production de turbines à
gaz, prévient le gouvernement,
convaincu, comme la direction de
GE, que le marché de ces gros
équipements ne se redressera
pas. « Je vais me battre pour cha­
que emploi », promet M. Le Maire,
qui installe rapidement un co­
mité de pilotage chargé de répar­
tir les 50 millions d’euros
d’amende que GE a dû verser
pour n’avoir pas créé les 1 000
emplois promis en 2015.
A Paris, les oppositions ont
trouvé là un symbole de plus de la
désindustrialisation du pays. Et
une arme anti­Macron. Alors mi­
nistre de l’économie, n’avait­il pas
défendu, sur le site même, « l’ave­
nir industriel » de la cité au lion?
En juillet, des élus de tous bords
descendent de Paris pour faire
cause commune avec les salariés
dans un joyeux brassage de res­
ponsables politiques : Olivier
Marleix (Les Républicains), Bas­
tien Lachaud (La France insou­
mise) et le secrétaire national du
PCF, Fabien Roussel.
La droite n’a pas oublié que
M. Macron était à la manœuvre
lors de la vente d’Alstom à GE,
comme secrétaire général adjoint
de l’Elysée en 2014, puis ministre
de l’économie en 2015. Il a sou­
tenu le choix du géant américain,
et elle va chercher par tous les
moyens à lui faire porter le cha­
peau du plan social. En jan­
vier 2019, M. Marleix avait déjà
saisi la justice. Parmi ses dona­
teurs ou ceux qui l’ont aidé à lever
des fonds, le candidat à la prési­
dentielle avait « des personnes qui
auraient été intéressées aux ven­
tes » d’Alstom, mais aussi de Tech­
nip ou d’Alcatel, à des groupes
étrangers, écrit­il au procureur de
Paris. N’y a­t­il pas là matière à en­
quêter sur « un pacte de corrup­
tion? », s’interroge l’élu.
Les syndicats s’en prennent
aussi au nouveau patron de GE
France. Le « délit » de M. Bailey?

Des employés du
géant américain
General Electric
bloquent l’entrée
principale de
l’usine de Belfort,
le 10 octobre.
SÉBASTIEN BOZON/AFP

Pour élus et
syndicats, l’enjeu
porte autant sur
la fabrication que
sur le maintien
de centres
de décision
sur le site

Avoir été conseiller pour l’indus­
trie du futur président, qui avait
octroyé des crédits à l’exportation
à des produits « made in France »
de GE. Le parquet de Paris a
ouvert une enquête préliminaire,
confiée à la police judiciaire, pour
« prise illégale d’intérêts ». Il n’est
pas sûr que l’opposition de droite
gagne sur le terrain judiciaire. Ni
du crédit dans l’opinion. Dans
cette affaire, le gouvernement a
joué un rôle actif. Et c’est peu dire
que les Américains restent aussi
étonnés qu’agacés par ce nouvel
exemple de « l’exception fran­
çaise », note­t­on à Bercy.
A l’heure de la transition éner­
gétique, l’intersyndicale mène­t­
elle un combat d’arrière­garde en
défendant des équipements pour
les énergies fossiles, le gaz en
l’occurrence? Sans sous­estimer
l’avenir des renouvelables, elle
conteste la réduction annoncée
de la filière gaz. Et elle a obtenu de
la direction la mise en place, à la
fin du premier semestre 2020,
d’un projet industriel avec des ac­
tivités commerciales, de produc­
tion, d’ingénierie et de gestion de
projets. « Belfort va redevenir le
centre d’excellence des turbines à
gaz 50 Hz » au niveau mondial, as­
sure­t­elle, comme le site de
Greenville (Caroline du Sud) l’est
pour les turbines 60 Hz.
L’analyse des dirigeants de GE
est différente. La production
d’électricité à partir du gaz ne dis­
paraîtra pas du jour au lende­
main, mais le monde est entré
dans une phase de transition
énergétique irréversible qui fera
la part toujours plus belle aux
énergies renouvelables, prévient
Jérôme Pécresse, patron de l’acti­
vité mondiale de GE dans les re­
nouvelables. Si GE Power perd
des emplois, sa division GE Re­
newable Energy, elle, en crée, no­
tamment dans les usines d’éo­
liennes de Saint­Nazaire (Loire­
Atlantique) et de Cherbourg
(Manche), où une filière des éner­
gies vertes est en train de naître.
Loin de Belfort.
jean­michel bezat

Le combat tous azimuts des « GE Belfort »


Après quatre mois de conflit, les salariés de General Electric ont obtenu des avancées, avec l’appui de l’Etat


LES  CHIFFRES


265 
C’est le nombre de salariés que
General Electric (GE) emploie
dans le monde. Seize mille
d’entre eux travaillent en France
(dans les énergies, le secteur
médical, l’aéronautique...),
dont 4 300 à Belfort.

19 MILLIARDS
C’est, en euros, le montant
des pertes essuyées par GE
en 2018, pour un chiffre
d’affaires de 100 milliards.

79 MILLIARDS
C’est, en euros, la capitalisation
boursière de GE, très loin der-
rière les valeurs technologiques
(Apple, Google, Amazon...).
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